Carmen de Bizet
Ils sont à Paris cinq ou six jeunes et téméraires compositeurs qui devraient se cotiser pour mettre leurs rares idées mélodiques en commun. La société qu’ils formeraient ainsi adopterait, comme raison sociale, un nom quelconque, qui parviendrait peut-être à une certaine notoriété.
Chacun des actionnaires fournirait son apport ; celui-ci donnerait les huit mesures de romance qu’il aurait trouvées après une année de méditation ; celui – là une bribe d’air de ballet ; cet autre un fragment de récitatif. Et puis il y aurait un rabouteur-juré qui serait chargé de recoller ces morceaux épars pour en former un tout présentable.
Ce que nous en disons est très sérieux. Nous éprouvons, en effet, du chagrin à voir une demi-douzaine de musiciens ayant fait de bonnes études, couronnés par le Conservatoire, par l’Institut qui plus est, et dont l’imagination glacée ne produit aucun des fruits qu’on pouvait espérer comme résultat d’une si belle culture.
Et notez que si la muse leur tient rigueur, ils n’ont point trop à se plaindre de l’ingratitude des hommes. Toutes les portes leur sont ouvertes ; d’aucuns sont organistes dans les églises les mieux hantées ; d’autres disposent du feuilleton dans les journaux les plus accrédités ; les entreprises de concert sont à leur dévotion ; leur musique est gravée et répandue dans le public ; les théâtres ont pour eux des bontés exceptionnelles, et montent leurs opéras avec magnificence.... Et, au bout du compte, les voilà avec de grandes réputations avant d’avoir conquis le succès.
Ainsi voilà Carmen ; à quel point nous souhaitions que Carmen nous plût, c’est ce qu’on ne voudra pas croire. On nous disait : c’est nouveau, ça vous séduira ! Le fait est que, quel que soit notre goût passionné pour La Dame blanche, Zampa et Le Domino noir, nous serions ravi qu’on réveillât un peu notre appétit par quelque chose d’inédit et de saisissant.
Mais, avant tout, il faudrait qu’une telle musique, conçue en dehors de nos habitudes d’oreille, fût saisissable pour nous. Eh bien, nous nous y sommes repris à deux fois. Soyons sincère, c’est une fois et demi qu’il faut dire ; car nous n’avons poussé la seconde audition que jusqu’à la fin de l’acte de la posada. Et nous sommes sorti aussi peu converti que si on nous avait fait une conférence en allemand du moyen âge.
Ce n’est pas que, par-ci et même par-là, au milieu de cette partition embroussaillée, nous n’ayons découvert quelque bout de phrase qui nous fût accessible. Il est évident que nous serions le dernier des infirmes si nous n’avions pas vu clair dans le morceau rythmé que chante le toréador Bouhy au second acte de Carmen ou dans l’air que dit Mlle Chapuy au troisième.
Peut-être encore aurions-nous fait d’autres trouvailles ; mais c’est l’orchestre qui nous en a empêché ; l’orchestre qui bavarde tout le temps, et dit une infinité de choses qu’on ne lui demande pas ; l’orchestre révolté et trop fier pour accompagner le chant ; enfin l’orchestre de la prétendue jeune école qui veut être piquant, ingénieux et spirituel, sans trêve.
Non, pas un repos durant quatre notes. Alors, sollicitée par un incessant rébus à deviner, l’oreille finit par abandonner la partie, et l’ennui vient tout de suite.
C’est qu’on se doute bien que quand nous disons que dans Carmen, ou autre opéra de même procédé, l’orchestre est traité d’une façon trop curieuse, nous ne voulons pas parler seulement des accouplements de timbres hétéroclites qui s’y rencontrent. L’harmonie aussi, qui y vise à l’originalité, pour n’atteindre qu’à la singularité, ne semble faite qu’avec l’exception à la règle, et non jamais avec la règle elle même.
Or, il n’est pas démontré jusqu’à ce jour qu’une mélodie bien nette, bien vocale surtout et se développant normalement, puisse jaillir de ces successions d’accords par tolérance.
Prenez, si vous voulez, pour exemple le duo d’amour du second acte de Carmen, qui n’est qu’une succession de membres de phrase sans cohésion ni enchaînement logique. La tonalité en est aussi très vague, tant elle est mobile : ce sont modulations sur modulations et, le plus souvent, l’auteur les amène par des procédés si étranges qu’on n’a pas le temps de s’y faire.
Toutes ces belles choses ne sont pour nous que grimoire. Nous n’éprouvons à les entendre qu’une sensation douloureuse. Il nous semble que quelqu’un joue la farce de lire à haute voix un discours français qui ne serait fait que de gallicismes, et dont le sens se déroberait sous la préciosité et l’amphigouri du style.
Par malheur (qui est un bonheur), la foule est dans ces sentiments que nous essayons d’exprimer ; et c’est cette même foule, pas tant sotte, qui applaudit Le Pré aux clercs, Fra Diavolo et Lalla Roukh.
Mais nous trouverions plus à louer dans les airs de danse de Carmen ; c’est qu’ils sont mieux rythmés, en quoi il se rapprochent davantage de la musique avec laquelle nous avons été élevé, et qui aura longtemps encore nos préférences.
La pièce est très pittoresque, grâce surtout à la justesse de ses décors et de ses costumes espagnols. On croirait feuilleter un album de dessins de Fortuni ou de M. Vierge. Mais quand on y regarde de plus près et qu’on a oublié cette fantasmagorie de couleurs, on s’aperçoit que le conte de Prosper Mérimée était bien pénible à mettre à la scène. Il a même fallu la main de deux habiles auteurs pour tenter ce déplacement. Car il y a telle histoire qu’on lit volontiers au coin du feu, quand c’est un maître styliste qui vous la raconte, et dont on ne peut sans malaise voir les péripéties se dérouler sur les planches d’un théâtre.
Carmen en est là ; et il n’est guère possible de s’intéresser aux caprices furieux de cette fille d’aventure, de cette bohémienne exaltée, qui aime tour à tour le brigadier José et le toréador Escamillo. Après avoir poussé José à déserter et à se faire contrebandier, elle est tuée par lui dans un accès de jalousie. Voilà, en effet, le fond sur lequel roulent les quatre actes de la pièce, et qui sert de prétexte à une exhibition de coquins de tous genres, sous-genres, espèces et variétés.
Les choses, il est vrai, ne sont pas contées avec cette brièveté féroce ; mais l’impression que l’on rapporte de Carmen n’en est pas moins mélancolique. Ou bien il faudrait que la soirée se terminât par Les Rendez-vous bourgeois, qui seraient la compensation joyeuse de toutes ces misères.
Le rôle de Carmen, comme on peut s’en douter, est joué par Mme Galli – Marié, aussi étrange de geste, d’attitude et de physionomie que son personnage lui-même. Si le ramage de cette comédienne fantasque répondait aux autres qualités qui ont fait sa réputation, ce serait merveille. Mais, entre nous, je crois que Mme Galli-Marié est un peu paresseuse à travailler la partie musicale de ses rôles, et qu’elle compte trop, pour lui venir en aide, sur sa nature exceptionnelle et vraiment d’élite. À côté d’elle, Bouhy s’est fait applaudir pour la façon dont il a dit la chanson du toréador. Les autres rôles sont joués par Mlle Chapuy, Lhérie, Barnolt, Potel, etc.
Un dernier applaudissement à la mise en scène.
– Il n’y a pas à se le dissimuler, nous sommes dans la saison des concerts. Nous reviendrons sur ce sujet de conversation. En attendant, il nous faut signaler, parmi les soirées les plus intéressantes de ces derniers temps, celle de M. Albert Sowinski, qui nous a fait entendre plusieurs de ses compositions : une fantaisie sur La Perle du Brésil de M. Félicien David et des variations sur le vieil air du Carillon de Notre-Dame-de-Cléry. – À la salle Ventadour, a eu lieu mardi l’audition d’un oratorio remarquable de M. C. Franck, intitulé Rédemption. M. César Franck avait déjà donné des gages de son savoir et de son inspiration dans l’oratorio de Ruth, exécuté, il y a deux ans, au Grand-Hôtel.
Albert de Lasalle
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/Henri MEILHAC Ludovic HALÉVY
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publication date : 18/09/23