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Ariane de Massenet

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UNE CONVERSATION AVEC MASSENET — LE SCÉNARIO ET LA MUSIQUE D’« ARIANE »

À propos de la Répétition générale. — Comment le Maître a composé son Œuvre. Les Magnificences de la Mise en scène.

Rue de Vaugirard, 48, en face du musée du Luxembourg, au premier étage, c’est là que demeure M. Massenet, l’illustre auteur de Manon, de Werther, de Thaïs, du Cid et de cette Ariane dont l’Académie nationale de musique a donné hier la répétition générale.

Il est neuf heures à peine quand je sonne à la porte, mais à cette heure matinale le maître, habitué à travailler quinze ou seize heures par jour, est depuis longtemps à l’ouvrage.

Le domestique qui me reçoit sourit en regardant la carte que je lui tends et me dit avec un ton d’aimable protection :

« Le Petit Parisien ! c’est notre journal depuis quinze ans ! Monsieur vous attend. »

Et il m’introduit dans le salon, dont les deux grandes fenêtres donnent sur les arbres du Luxembourg et dont les murs disparaissent sous les cadres précieux, où des estampes merveilleuses du dix-huitième siècle voisinent avec un croquis de Detaille, dessiné pendant une séance de l’Institut et représentant le Frère de Manon.

M. Massenet vient à moi, la main cordialement tendue : il est vêtu de sa longue robe de laine rouge qui lui donne des aspects d’Éminence, et il est coiffé d’une petite calotte noire d’où s’échappent les longues mèches de cheveux auxquelles le temps a donné des reflets d’argent.

— Je suis depuis de longues années, me dit-il, un lecteur fidèle du Petit Parisien. Que puis-je faire pour lui ?

La Genèse d’un Opéra

— Mais, cher maître, il voudrait recevoir vos confidences sur votre œuvre, savoir comment elle est née, comment elle a été écrite…

— Simplement ! Hé bien, j’ai fait comme pour tous mes autres opéras. Je commence par collaborer très sérieusement avec le librettiste, je discute minutieusement le plan, les développements, les moindres détails de chaque scène. Avec Catulle Mendès, je n’ai pas eu la moindre difficulté, car il a un tel sentiment lyrique que je n’ai pas eu la plus petite modification à lui demander. Mais vous sentez bien qu’il n’en est pas souvent ainsi, plus d’une fois j’ai eu sujet de discuter et vous savez comme on s’énerve en pareil cas, parfois il me serait arrivé de me mettre en colère si je ne m’étais rappelé le mot charmant de mon éditeur : « Vous ne pouvez donc pas vous mettre en colère tranquillement ? »

Une fois le scénario bien établi, je ne demande plus aucun changement à mon collaborateur, plus de béquets, plus de corrections, il n’a plus qu’à se reposer et je commence ma besogne.

Je compose toute ma musique dans ma tête, je ne me sers jamais de piano, j’entends mon œuvre intérieurement et, cependant, il me serait impossible de la jouer, puisque je la compose d’abord pour l’orchestre. C’est seulement lorsqu’elle est entièrement conçue que je me mets à l’écrire.

— Et vous vous souvenez de toute l’œuvre ainsi ?

— Mais certainement : bien des poètes à commencer par Racine, et de nos jours Coppée, ont composé leurs œuvres dans leur tête avant de les jeter sur le papier ; il n’est pas étonnant que j’en fasse autant.

C’est ainsi qu’est née Ariane : j’y ai travaillé sans répit pendant trois ans et demi de 1901 à 1904, mais je l’ai écrite tout entière pendant les quatorze derniers mois de cette période.

Quatorze mois pour orchestrer un opéra, c’est peut-être beaucoup, mais aussi je ne fais pas une rature. Voyez.

Et le maître me conduit à la petite bibliothèque où sont réunis les manuscrits originaux de toutes ses œuvres : il ouvre les grands volumes au hasard ; voici le Cid, voici Manon, voici le deuxième acte de Werther où je lis cette note : « Commencé le 28 avril 1887, achevé le 26 mai 1887 » et un peu au-dessous : « J’ai terminé cet acte la nuit même de l’incendie de l’Opéra-Comique ».

Et, partout, c’est la même écriture d’une admirable régularité, où toutes les notes, tous les mouvements, toutes les indications de scène sont calligraphiés sans une hésitation, sans une correction, comme une copie faite par un employé soigneux.

Concours dévoués

Mais nous revenons à Ariane ; et maintenant le compositeur s’exprime avec une tendre émotion, comme un père qui parlerait d’un enfant longtemps choyé qui s’apprêterait à le quitter pour faire son entrée dans le monde.

— J’ai trouvé, à l’Opéra, non pas seulement des chanteurs, des comédiens, mais des âmes d’artistes qui ont dépensé toute leur ardeur à comprendre et à exprimer ma pensée. Et j’ai été si bien secondé par M. Gailhard ! Vous savez combien il est difficile de monter une œuvre sur cette vaste scène, avec cet immense proscenium qui s’avance dans la salle comme un promontoire et où les auteurs sont encadrés par les avant-scènes comme au temps de Louis XIV les comédiens de Molière étaient encadrés par les petits marquis assis sur les côtés du théâtre. M. Gailhard a surmonté toutes les difficultés.

Au second acte vous verrez la trirème de Thésée voguant vers 1’île de Naxos ; c’est une merveille d’ingéniosité : au premier plan, la mer, au fond, le ciel chargé de nuages, entre les deux, le navire avec ses trois rangs de rameurs et portant 80 personnes sur le pont et dans ses flancs. Les flots se dirigent vers la gauche tandis que les nuages volent vers la droite, et le vaisseau semble lui-même voguer, s’enfoncer sous les vagues pendant la tempête et entrer enfin dans le port de Naxos.

Le troisième acte est celui où il y a le plus de passion, de mouvement dramatique, mais je ne peux dissimuler ma préférence intime pour les deux derniers actes où je crois avoir trouvé des effets nouveaux. Le quatrième acte se passe dans l’Hadès, l’enfer grec, où Ariane envoyée par Cypris vient demander à la Perséphone (Proserpine) de lui rendre sa sœur Phèdre. C’est là que Mendès a mis le meilleur de son cœur de poète.

La Perséphone inconsolable de ne régner que sur le mort et de ne connaître d’autre fleur que le lys noir, voit arriver vers elle Ariane qui descend lentement l’immense escalier qui, de la terre, conduit aux enfers. Elle la touche et s’écrie avec transport : « Une vivante ! que veux-tu ? — Je veux que tu me rendes ma sœur Phèdre. —  Tu sais bien que c’est impossible. — Tu me la rendras quand tu sauras ce que je t’apporte. » Devant la sombre déesse elle répand des roses. Et pour avoir connu cette joie de respirer des roses, la Perséphone exauce la prière d’Ariane.

J’ai essayé là un effet musical que je crois nouveau. Au moment le plus poétique des lamentations de la Perséphone, j’ai interrompu le chant pour laisser parler la poésie ; c’est pourquoi Mlle Arbell nous disait si joliment : « Je suis heureuse de chanter la musique de M. Massenet et je suis fière de dire les vers de M. Mendès ».

Le cinquième Acte

Le cinquième acte c’est la fuite de Thésée qui, sur sa trirème, emporte Phèdre vers Athènes et les dernières plaintes d’Ariane, que les sirènes entraînent doucement vers la mer. Je me suis permis là un emprunt à une de mes premières œuvres, la musique de scène que j’ai composée jadis pour le Phèdre de Racine. La Phèdre que Mendès et moi nous avons essayé de peindre, est une toute jeune fille qui, pour la première fois, connaît les orages de la passion, mais au dernier moment, lorsqu’elle s’enfuit avec Thésée, j’ai voulu rappeler au spectateur la destinée future de la fille de Minos et de Pasiphaë, — et c’est ce que j’ai essayé d’exprimer en reprenant à l’orchestre le motif de l’ouverture de Phèdre.

Vous voyez que dans ces deux derniers actes, il y a plus de lyrisme, de symphonie musicale que de passion dramatique ; et c’est pour cela que je les préfère. Car, chose singulière, moi qui ai si souvent eu à écrire de la musique passionnée, j’ai surtout le goût de la musique calme, profonde et majestueuse.

Et maintenant je n’ai plus qu’à livrer Ariane au jugement du public. La période enchanteresse du travail est passée. Ariane ne m’appartient plus, elle sera à tous excepté à moi, je vais connaître l’amertume des critiques et aussi celle des éloges qui ne sont pas toujours ceux qu’on désirerait. Tous les artistes me comprendront. Mais il ne faut pas se plaindre. « Tout de même, ce sont encore des éloges » me disait mélancoliquement un vieil acteur que le public ne voulait plus applaudir.

En quittant M. Massenet, je lui rappelle la première soirée où j’eus l’honneur de lui être présenté. C’était à une grande fête artistique, il y a plus de vingt ans ; les compositeurs les plus connus avaient imaginé de composer un orchestre fantaisiste qui parodia spirituellement les tziganes en jouant le Beau Danube bleu sous la direction de M. Lamoureux.

— Je m’en souviens bien, dit aussitôt M. Massenet, il y avait là Audran, Serpette, Planquette, je tenais le triangle à côté d’Emmanuel Chabrier qui battait la grosse caisse et, comme nous jouions très faux, nous clamions à tue-tête : « Ah ! que ce Lamoureux est un mauvais chef d’orchestre ! »

… J’étais encore jeune alors, j’étais gai…

— Vous êtes plus jeune et plus alerte que vous ne l’avez jamais été, cher maître, et nous attendons avec confiance vos futurs chefs-d’œuvre.

La Herse

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Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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