Gaîté. Le Voyage dans la Lune
Gaîté : Le Voyage dans la lune, opéra-bouffe en trois actes et en vingt-trois tableaux, de MM. Leterrier, Vanloo et Arnold Mortier, musique de M. Jacques Offenbach.
C’est toujours un événement dramatique important à Paris que la première représentation d’une de ces grandes pièces lyriques et féeriques qui font travailler tant de gens, de corps d’état et d’artistes de toutes sortes, qui mettent en mouvement tant de capitaux et de cervelles, tant d’intérêts et de vanités. Mais la pièce donnée avant-hier à la Gaîté avait pour les habitués de nos théâtres un intérêt encore plus grand que toutes celles qu’où a jouées depuis longtemps sur nos grandes scènes.
Dans le Voyage dans la lune, en effet, il y avait plus que le succès ou l’insuccès d’une œuvre théâtrale, il y avait pour un jeune et sympathique compositeur, M. Albert Vizentini, que tous ceux qui le connaissent aiment bien et qui a pris la lourde succession de M. Offenbach, une question de vie ou de mort, d’être ou de ne pas être comme directeur de la Gaîté, et la conclusion de la bataille suprême qu’il livrait au public était celle-ci : Vaincre ou périr !
Il a vaincu. Et cela à la grande joie de ses amis et à la grande confusion de la routine qui doit gronder dans l’ombre, car M. Vizentini nous a donné du nouveau, une féerie dans laquelle on ne voit ni la bonne fée, ni la fée malfaisante, ni un grand dadais de prince, aimé de quelque princesse idiote.
Tous ces personnages à dormir debout ont été mis au rancart, renvoyés comme étant hors de service, et nous avons eu affaire à des types sinon entièrement nouveaux, du moins amusants.
Voici dans quelle action les auteurs les font agir.
Le prince Caprice, fils du roi Vlan, après force voyages dans les parties les plus attrayantes de la terre, s’ennuie, et, comme un petit Néron, il aspire à l’impossible. Il veut à toute force aller faire un voyage dans la lune, et ordonne à Microscope, le grand ingénieur de la cour du roi son père, de trouver, ou plutôt de créer un moyen de locomotion qui permette d’aller visiter cette planète.
On ne plaisante pas avec les désirs de l’impétueux jeune homme, surtout quand, ainsi qu’il le fait savoir à Microscope, il y va de la tête pour ceux qui y résistent. Microscope, après s’être bien creusé la cervelle, trouve quelque chose. Il forge un canon de vingt lieues de long, il le charge avec deux cent mille kilogrammes de poudre et un fort obus pouvant contenir des voyageurs et des provisions.
Microscope braque ce canon contre la lune. Le monstre de bronze fait entendre une détonation formidable et l’obus troue l’astre des nuits.
Ceux qui résident dans la planète de Phœbé, leur roi Cosmos en tête et sa fille Fantasia, se montrent tout d’abord surpris et contrariés de cette visite trop peu annoncée ; mais Vlan, qui a quitté la terre avec son fils, ainsi que Microscope, dont la présence était pour Caprice une garantie de l’excellence de son canon, finissent par devenir avec Cosmos et sa fille les meilleurs amis du monde.
Bien plus, le prince Caprice devient tellement amoureux de la princesse Fantasia, que Cosmos se fâche et transgresse toutes les lois de l’hospitalité, forcée il est vrai, qu’il a donnée aux trois habitants de la terre.
Il fait arrêter les voyageurs arrivés dans la lune, les juge et les condamne lui-même à cinq ans de séjour au fond d’un volcan éteint, avec privation de nourriture, ce qui n’est pas absolument gai.
Mais, comme Fantasia paye de retour la « flamme » de Caprice, elle contrecarre tous les projets scélérats du barbare auteur de ses jours, délivre les captifs de leur cinq années de volcan forcé et finit par épouser Caprice au milieu des plus splendides décors et du plus poétique clair de terre (ils ont quitté la lune) qui ait jamais éclairé des fiançailles princières.
On devine sans peine qu’à l’abri des franchises d’un pareil sujet les auteurs ne se soient pas fait faute de se livrer à bien des allusions et à force traits satiriques sur les hommes et les choses du jour ; on comprend même qu’ils se soient offert la facile satisfaction de lancer contre les avocats de ces plaisanteries auxquelles leur âge respectable devait assurer un repos inviolable ; mais tout cela ne tire pas à conséquence ; on ne demandait aux auteurs du Voyage dans la lune qu’un thème assez agréable pour justifier la multitude des décors et des tableaux, la pompe des ballets et les merveilles du spectacle qui allaient passer sous l’œil des spectateurs, et quand on s’est aperçu qu’ils avaient trouvé — que ce soit dans un livre de M. Jules Verne ou non — la fable favorable à ces exhibitions, le succès de leur pièce n’a pas été douteux un seul instant. Il n’a fait que croître de tableau en tableau, et à la chute du rideau d’unanimes et de très-vifs applaudissements ont consacré leur victoire.
M. Albert Vizentini qui, depuis quinze jours, a travaillé comme un vrai Titan à la réglementation formidable de cette immense opéra-bouffe féerique et qui a tout ordonné, tout prévu, comme un bon général d’armée, a conduit en personne son orchestre, et cela avec une sûreté, une supériorité et une sérénité que peuvent seuls avoir les musiciens aussi complets que lui. Mais cette sérénité n’était qu’apparente, car bien que la tranquillité des muscles du visage et l’assurance de la main ne se soient pas démenties une seule fois chez le jeune maître, il devait être secrètement en proie à de rudes émotions ! Pour lui, le succès ou la chute était, comme nous le disions au commencement, affaire de vie ou de mort, et voilà pourquoi on examinait curieusement sa mimique pendant tout le cours de cette splendide représentation. Splendide n’est pas trop fort, car il est impossible de voir réunis, entassés dans une seule pièce plus de surprises et de joies pour les yeux, plus d’éclat, plus de richesses, plus d’étrangetés et plus de beautés de toutes sortes.
Les décorateurs ont été aussi loin que possible. M. Grévin a dessiné des costumes d’une grâce infinie. M. Justament a composé et réglé deux ballets, le ballet des Chimères et celui de la Neige, que l’Opéra envierait, et M. Godin, comme machiniste, a droit à tous les éloges. M. Baudu, le régisseur, a commandé, sous M. Vizentini, avec une véritable intelligence aux légions de comédiens et d’artistes placés sous ses ordres. M. Thibault, le chef d’orchestre, a bien dirigé aussi ses musiciens aux répétitions.
Quant aux autres artistes, ils se sont distingués aussi de façon éclatante.
Mlle Zulma Bouffar a déployé beaucoup d’entrain, de verve et d’esprit dans les morceaux qu’elle a chantés ; Mlle Marcus, une débutante, malgré les obstacles qu’opposaient à la franchise de son talent le rôle ingrat de Fantasia, s’est fait unanimement applaudir. On lui a fait bisser un duo qu’elle chante délicieusement avec Mlle Zulma Bouffar.
MM. Tissier, Christian et Grivot, Habay et Gravier, celui-ci dans un rôle de commissaire, ont fort diverti le public.
Parlons de la danse, maintenant : Mlle Fontabello fait un peu trop de gymnastique et pas assez de chorégraphie. Mlle Vernet danse au moins gracieusement, elle, et ne fait pas de cabrioles.
Dans le groupe charmant des femmes de luxe, Mlles Blanche Méry, Blount, Dhaucourt, aux formes et à la figure séduisantes, ont donné une haute idée des dames qui habitent la lune et attireront à la Gaîté tous ceux sur lesquels la beauté plastique a une prise réelle.
Nous avons réservé pour la bonne bouche la musique de M. Jacques Offenbach. Elle est faite d’un bout à l’autre de morceaux dont le charme le dispute à l’originalité des motifs, et c’est un flot de mélodies toujours coulant dans les sentiers les plus riants, les plus gais et les plus poétiques de la fantaisie.
Enfin, la soirée d’avant-hier a été aussi belle que possible pour la Gaîté, et pour son vaillant et intelligent directeur c’était un vrai triomphe.
VICTOR COCHINAT.
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Jacques OFFENBACH
/Albert VANLOO Eugène LETERRIER Arnold MORTIER
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publication date : 23/09/23