Théâtres. La Fille de Madame Angot
THÉÂTRES.
[...] Folies-Dramatiques : La Fille de Madame Angot, trois actes de MM. Clairville, Siraudin et Victor Koning, musique. de M. Charles Lecocq. [...]
Trois auteurs et un compositeur viennent de donner, sur une scène du boulevard, une suite à Madame Angot au sérail de Constantinople, du citoyen Aude. Cette madame Angot (le nom était heureux et il s’est perpétué comme le vivant souvenir d’une époque dramatique) cette héroïne de la halle, devenue la sultane favorite du grand Turc, a passionné tout Paris dans l’avant-dernière année du Directoire. Un acteur fort aimé du public, du nom de Corse, y vit grandir sa réputation dans ce rôle, baptisé au théâtre les Travestis. Madame Angot, jouée à l’Ambigu, dont elle releva la fortune chancelante, atteignit ou peut-être dépassa une série non interrompue de deux cents représentations. Mis en regard de nos grands succès contemporains, cela peut compter pour mille soirées. Quel était cet auteur heureux, fécond, original dans son genre, en un mot la providence des petits théâtres et qui, après la farce de Rico, second triomphe dramatique obtenu par lui comme un pendant au premier, se surpassa lui-même en popularisant à la scène un type d’une gaieté toute française, celui de Cadet Roussel ? Je vous ai dit son nom et ce nom ne vous apprend rien ; l’obscurité l’enveloppe aussi profondément que le dernier des spectateurs qui accourait en ce temps-là applaudir ses chefs d’œuvre. L’oubli l’a dévoré avec une sorte de cruauté ironique ; car faire vivre, comme une statue debout dans toutes les mémoires, le grand nom du grand Cadet Roussel et biffer sur le socle de la statue le créateur de ce héros de la bêtise légendaire, c’était oublier deux fois le citoyen Aude. Ce fut pourtant un homme de beaucoup d’esprit, lettré plus qu’il n’est besoin de l’être pour réussir au théâtre, et qui, si le trop plein d’une imagination, d’une facilité inépuisable ne l’eût entraîné à se dépenser en orgies d’improvisation de toutes les sortes, aurait pu, en réussissant beaucoup moins, s’illustrer davantage, laisser dans les lettres dont il n’a connu que le gaspillage une trace marquée et peut-être durable ! Dans sa jeunesse Aude avait été le secrétaire du ministre Caraccioli à Naples ; de retour en France, il devint celui de notre grand naturaliste Buffon. Paresseux avec délice comme Figaro, épicurien comme Chapelle et pauvre comme Job, le père de Cadet Roussel choisit une profession qui lui permît de travailler sans quitter le cabaret, le théâtre, de bien dîner, de beaucoup écrire, et de faire les deux choses en même temps. Il lui arrivait, en se mettant à table, de soutenir la gageure d’y parler en vers, le repas durant (et avec lui les repas duraient toujours !), de gagner son pari, et de faire des vers tournés avec beaucoup de grâce. Aude appartenait à cette école de libres rimeurs et de libres buveurs qui, née avec les coupletiers avinés de la dernière moitié du dix-huitième siècle, était entrée en conquérante dans les mauvaises mœurs et les mauvaises lettres du Directoire. Cette école du débraillement culinaire et poétique mit de l’eau dans son vin sous l’Empire, et, comptant parmi ses plus illustres Armand Gouffé et Désaugiers, ferma le cabaret pour agrandir le caveau. Béranger, l’un des derniers venus, s’y grisa avec de l’eau rougie. Celui-là, comme les amis de Cassius, était un de ces visages pâles dont César se défiait à juste raison, et qui, laissant les fous de la bande casser des verres, préfèrent briser des gouvernements. Avec, Théaulon, le prédécesseur et un moment le maître, puis le rival de M. Scribe, s’est éteinte la famille littéraire du citoyen Aude, que les bohêmes chantées par Mürger n’ont pu ressusciter. Pour se soustraire à l’importunité et au visage d’un huissier parlant à sa personne, et lui disputant jusqu’à la tablé sur laquelle il écrivait, Théaulon avait pris parti de griffonner ses comédies, ses opéras et ses vaudevilles sur le coin d’une table d’estaminet ; ayant de l’ordre à sa manière, pour économiser un temps précieux et ne point manquer l’heure des répétitions. Il choisissait le café le plus rapproché du théâtre pour lequel il travaillait. Le talent et le genre de vie de Théaulon apprirent deux choses très importantes à M. Scribe qui l’aimait beaucoup : à travailler et s’enrichir. C’est à l’auteur du Petit Chaperon rouge que l’auteur des Chaperons blancs doit d’être mort millionnaire.
Après avoir chanté pendant quatre-vingts soirées à Bruxelles, au théâtre des Folies-Parisiennes, la Fille de Madame Angot, franchissant la frontière, a débuté à Paris au théâtre des Folies-Dramatiques. La Belgique va crier au voleur ! On lui prend son ancien métier et l’on fait à ses dépens de la contrefaçon française. Mais comme ce sont les voleurs qui mettent eux-mêmes la main dans leurs poches, le cas n’a été prévu par aucune législation internationale en matière de propriété littéraire. L’opéra bouffon, qui régnait en maître absolu sur le théâtre populaire dirigé par M. Quentin, a cédé pour cette fois son tour de faveur à l’opéra-comique. Il faut reconnaître que celui-ci ne s’y est pas montré par trop dépaysé, bien au contraire, la fille de la célèbre Mme Angot, outre les vertiges dont elle a hérité du chef de madame sa mère, a des fantaisies, des caprices à elle qui ne sont pas moins extravagants. Elle s’habille en mariée pour épouser le perruquier Ponponnet ; mais ne vous fiez ni à cette livrée de la pudeur expirante, ni à cet emblème de la fleur d’oranger fabriquée par les mains de la fleuriste Clairette ! Le fait est que la fiancée du Ponponnet, sous ses airs de sainte n’y touche, a mis ses visées à devenir Mme Ange Pitou. C’est une chose à peu près faite, lorsque, se ravisant au moment de dire oui, Mlle Angot dit carrément, et, troquant pour ta seconde fois de sentiment et de mari, rompt avec son chansonnier pour lequel elle venait de se brouiller avec son perruquier. La raison de ce chassé-croisé — à l’opposé de la maxime de La Rochefoucauld — « a sa raison que le cœur “connaît très bien”. » Ange Pitou, courtisant la belle Mlle Lange, est en amour un oiseau voyageur, tandis que Ponponnet, quoique délaissé et maltraité, est un oison de basse-cour. Voulant un mari à elle et pour elle, Clairette préfère l’époux qu’elle n’aime point, mais qui reste à la maison, à celui qu’elle aimerait, mais qui prend la clef des champs. « On ne s’attendait guère à voir en cette affaire » Ange Pitou, le poète chansonnier de la réaction royaliste sous le Directoire ! Quinze fois arrêté et relâché quinze fois, Louis-Ange Pitou resta dans les lacs de la police à sa seizième arrestation. Toutefois et quoique condamné à une déportation perpétuelle à la Guyane, il réussit à s’évader, au retour des Bourbons, Louis XVIII paya sa fidélité et ses chansons d’une pension sur sa cassette.
Sur cette parodie amusante des mœurs et des ridicules du Directoire, M. Charles Lecocq a écrit une musique d’une grande vivacité mélodique et rythmique ; si les inspirations du jeune compositeur ne sont pas toujours suffisamment originales, elles ont en revanche cette franchise heureuse qui semble ne rien coûter à l’imagination et à la main de l’artiste. La veine de M. Charles Lecocq se prodigue sans s’épuiser pendant trois actes. Parmi les morceaux remarqués et applaudis (je ne prends nécessairement que le dessus du panier), je citerai l’ouverture traitée en pot-pourri, l’introduction, les couplets de Clairette, la ronde des halles, et surtout la chanson politique dans laquelle sont drapés Barras, Mlle Lange et le fournisseur La Rivaudière. Le refrain : Ce n’est pas la peine d’changer d’gouvernement a provoqué dans la salle une manifestation de bravos monarchiques. Voilà, pour le premier acte, le moins bon des trois. On a applaudi, au second acte, un très joli duo pour soprano et mezzo-soprano chanté par la comédienne et la fleuriste, le chœur bouffe des conspirateurs en perruque blonde, et la valse du finale chantée et dansée par un chœur de muscadins, de muscadines et de hussards patriotes. Le troisième acte renferme le duo bouffe des deux patrons, excellent à sa conclusion près, un trio chanté par Clairette, Ponponnet et La Rivaudière… Est-ce bien tout ? Hélas ! non ; je n’ai point parlé du duo des poissardes. Que puis-je dire de cette composition qui jette son bonnet par-dessus les moulins, et qui rappelle le refrain bien connu d’une vieille chanson : À coups d’pied, à coups de poing ? Qu’on l’a applaudie avec fureur, redemandée avec frénésie, que ce sera peut-être, ô honte ! l’élément le plus attrayant du grand succès de la pièce ? Tant mieux pour les auteurs ! mais tant pis pour le public ! – Si j’en excepte Mlle Paola Marié, la piquante barbière d’Héloïse et Abélard, l’exécution réunit une collection aussi nombreuse que bien assortie de médiocrités (il faut être poli) dramatiques et chantantes. Cette amusante parodie des mœurs révolutionnaires devra à elle seule toute sa renommée. Saluez ! ceci est du Corneille… […]
B. Jouvin
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/CLAIRVILLE Victor KONING Paul SIRAUDIN
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publication date : 23/06/24