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Académie royale de musique. Robert le Diable

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ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de Robert-le-Diable, opéra en cinq actes, paroles de MM. Scribe et Germain Delavigne, musique de M. Meyer-Beer. 

L’Opéra est dans toute l’étendue de ses privilèges, il est vraiment sur son terrain quand il exploite le moyen-âge, les vieilles chroniques, les fabliaux, les légendes et les traditions fabuleuses de nos provinces ; ces sujets où se retrouvent la gaîté et l’esprit national, l’imagination de nos romanciers et les superstitions si naïves de nos ancêtres, sont féconds en émotions qui nous reportent involontairement à nos souvenirs d’enfance. Qui de nous, dans sa jeunesse, n’a fait ses délices de la Bibliothèque Bleue, de ce recueil de contes merveilleux, qui sont pour nous ce que les romanceros sont pour les Espagnols, et les ballades pour les Écossais. C’est là qu’un auteur d’opéras peut puiser tout à son aise, et qu’il trouve du dramatique, du naturel et de l’imagination tout faits, ce qui n’est pas à dédaigner par le temps qui court : Pierre de Provencela Belle MagueloneJean de ParisRichard Sans-PeurHuon de BordeauxFier-à-Bras, et tant d’autres héros de romans qui faisaient les délices de La Fontaine, auront toujours plus d’attrait pour nous que cette race d’Agamemnon qui ne finit jamais, et qui a fait seule, pendant si long-temps, les honneurs de notre première scène lyrique. L’Opéra est le pays du romantisme ; on n’y veut plus ni des métamorphoses d’Ovide, ni des dieux d’Hésiode, et c’est là surtout qu’on préfère le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile

Il faut féliciter d’abord MM. Scribe et Germain Delavigne d’être entrés franchement dans la route que leur avait tracée Quinault, qui avait senti lui-même que l’Olympe païen était déjà vieux de son temps, et qui, s’apercevant que la cour et la ville étaient fatiguées des Proseprine, des Phaéton, des Persée, des Cadmus et des Atys, d’après les conseils de Louis XIV, transporta à l’Opéra les prodiges de notre ancienne chevalerie et le merveilleux des enchantemens d’Armide et de Logistille. 

Nous regrettons que les auteurs de l’opéra de Robert-le-Diable aient voulu avoir plus d’imagination que nos vieux romanciers. Il y avait dans la naïve légende normande tout ce qu’il fallait pour faire un brillant poème. Les aventures si populaires du fils d’Hubert et de Mathilde suffisaient à toutes les exigences de l’Opéra ; la fable inventée par les auteurs ne vaut pas, à beaucoup près, celle de la Bibliothèque bleue. C’est toujours la donnée banale de Faust et de Méphistophélès, les passions personnifiées sous les traits du démon, qui pousse la pauvre humanité aux déportemens les plus condamnables. 

Au commencement de la pièce, Robert, duc de Normandie, chassé de ses états par ses sujets indignés de ses crimes, est arrivé en Sicile, suivi d’une troupe de bandits, complices de ses débauches ; parmi eux se trouve un chevalier Bertram, personnage mystérieux et conseiller perfide du jeune duc, dont il flatte les travers et protège l’inconduite. Robert campe sous de riches tentes aux environs de Palerme, et se livre, sans contrainte, à tous les excès ; le vin, le jeu, les femmes sont ses passe-temps favoris. Amoureux d’Isabelle, fille du roi de Sicile, il veut, à défaut de vertus et de bonne renommée, lui offrir de riches présent ; et, pour s’en procurer, il tente la fortune ; il perd son or, ses bijoux et jusque à ses armes ; c’est aux refrains de couplets d’une philosophie épicurienne qu’il est dépouillé de tout ce qu’il possède, et, le désespoir dans le cœur, qu’il va se présenter à Isabelle. Cette princesse, touchée de son amour et de son malheur, lui fait donner des armes et l’engage à aller disputer sa main dans un tournoi, contre le fils du roi de Grenade, qui s’est déclaré son rival. Robert s’apprête à aller le combattre à outrance, mais le perfide Bertram, qui veut réduire sa victime au dernier degré de misère, pour l’asservir à ses projets, l’égare dans les détours d’une forêt enchantée, à travers lesquels son rival fantastique se dérobe sans cesse à ses regards. Harassé de fatigue, couvert de honte, il se retrouve auprès de Bertram, au milieu des rochers de Sainte-Irène : et là, il apprend que le prince de Grenade a vaincu tous les chevaliers qui se sont présentés à lui dans le tournoi, que Robert seul n’y a pas paru et que la princesse Isabelle a été déclarée le prix du vainqueur. Le désespoir de Robert est à son comble ; il n’a plus qu’à mourir, après avoir perdu l’honneur et sa maîtresse ; Bertram lui offre son appui ; il l’engage à se rendre au monastère de Sainte-Rosalie, et à s’emparer d’un rameau enchanté qui croît sur le tombeau de la patronne du lieu. 

Ce rameau est un talisman qui lui rendra tous les triomphes faciles. Robert se laisse séduire et se rend à Sainte-Rosalie ; Bertram l’y a déjà précédé. Ce monastère, maudit de Dieu, à cause des crimes que les nones y commettaient, est sous la puissance du démon. Le cloître et le cimetière sont remplis des tombeaux des impudiques religieuses mortes eu état de damnation. Bertram les évoque, fait sou lever une pierre sépulcrale et les rappelle, pour quelques instans, à la vie, avec tous leurs vices et leurs abominations passées. Robert arrive au milieu de cette orgie de cadavres ; les guimpes et les scapulaires sont jetés aux orties, il ne reste que des bacchantes et des lesbiennes dans toute leur nudité ; elles entourent Robert de tous les genres de séduction ; le fatal rameau est arraché, le sacrilège est consommé. C’est sur le tombeau de sa mère que ce misérable vient le commettre. Jamais le cynisme n’a été porté, au théâtre, à un pareil excès d’audace. La pudeur, la morale, la décence, la religion, les convenances, tout a été foulé aux pieds, dans ces saturnales de cimetière ; et il faut le dire, à la honte de notre dépravation, ce tableau hideux a quelque chose de si ravissant, que nous ne serions pas étonnés, qu’une grande partie du succès de vogue de l’ouvrage ne fut dû à ce dévergondage d’imagination, à ce cauchemar, semblable à ceux qui ont produit ces danses des morts si fameuses dans le 15e siècle. 

Robert, possesseur de son terrible talisman, surprend Isabelle au milieu des apprêts de ses noces ; il éloigne et rend immobiles les chevaliers qui l’entourent et parvient auprès d’elle, après l’avoir assoupie. Isabelle, bientôt réveillée, se trouve seule avec Robert et devine par quels moyens coupables il a pu parvenir jusqu’à elle. Elle le repousse avec horreur. Robert, ne voulant devoir son triomphe qu’à l’amour d’Isabelle, brise le rameau enchanté ; au même instant il est entouré par tous les chevaliers, qui cessent d’être sous le charme du talisman, et qui veulent tous venger l’audace du téméraire Robert ; ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il parvient à sauver sa vie et à se frayer un passage à travers leurs épées dirigée contre lui. Égaré, éperdu, il arrive sous le porche de la cathédrale de Palerme, lieu d’asile sacre, qui lui offre une retraite sûre contre ses ennemis ; il y entraîne avec lui Bertram, qui, voyant approcher l’heure fatale qui doit le rendre au néant, s’il ne parvient à lier Robert à son sort, se décide à lui révéler le mystère de son infernale naissance. Robert est au moment de céder à l’ascendant de la piété filiale, quand arrive heureusement, comme son bon ange, une jeune fille, sa sœur de lait, Alice, que la mère de Robert a envoyée de son lit de mort à son fils pour lui porter ses dernières volontés ; il lit de la main maternelle cet ordre touchant : 

Mon fils, ma tendresse assidue, 
Veille sur toi du haut des cieux : 
Fuis les conseils audacieux 
Du séducteur qui m’a perdue. 

La vertu renaît dans le cœur de Robert, il répudie son coupable père ; Alice lui apprend qu’Isabelle l’attend aux pieds des autels pour lui donner sa foi ; minuit sonne, une musique sacrée se fait entendre, le sanctuaire s’ouvre devant lui ; Bertram est englouti dans les entrailles de la terre, et Robert épouse sa fiancée en présence de toute la cour de Sicile. 

Voilà l’analyse à peu près exacte d’un des plus grands ouvrages qui ait été donné à l’Opéra. Il serait injuste de llui refuser le mérite d’une coupe assez dramatique, et l’avantage d’avoir fourni d’heureuses situations au compositeur ; cependant, ceux qui se rappelleront le vieux conte de Robert-le-Diable, y regretteront le tableau si énergique des débauches du héros normand, le spectacle plein de noblesse et de grandeur de ces cours du moyen âge dans nos anciennes provinces, le nain mystérieux si effrayant de nos vieux fabliaux et surtout ce goût de terroir, cet attrait de nationalité que les auteurs lui ont enlevé en transportant leur scène en Sicile, sans motif comme sans avantage. Le château de Robert-le-Diable est traditionnel, Charles Nodier en a revêtu les ruines de formes si poétiques et si curieuses. On aurait aimé à les voir se relever devant nous et à voir ses salles d’armes ses donjons et ses tourelles reparaître dans toute leur majesté, sous le pinceau de Cicéri : tout cela a été remplacé par autre chose qui ne vaut pas ce dont on nous a privés.

MM. Scribe et Germain Delavigne ont fait un Robert le Diable à leur guise ; ils l’ont placé dans une charpente dramatique commune et entortillée ; leur sujet manque de clarté et surtout d’originalité ; mais ils auraient pu faire encore un poème plus médiocre, la musique de Meyer-Beer en aurait fait un chef-d’œuvre. Quelle riche broderie il a jetée sur ce canevas usé et commun ! Cette partition est une des compositions les plus énergiques, les plus fécondes en impressions qui ait été entendue à Paris ; c’est toute la puissance du génie allemand, unie à tout le charme de l’école italienne ; c’est une œuvre musicale complète, qui prendra sa place entre Othello et Don Juan. Tous les morceaux, contrastés avec une rare intelligence, ont produit le plus grand effet. Le final du premier acte, la romance d’Alice, le duo d’Isabelle et de Robert, le trio dans les rochers de Sainte-Irène, et l’étonnant chœur de démons invisibles, le beau chœur de moines, au commencement du cinquième acte, et surtout l’admirable trio entre Bertram, Robert et Alice, sont des morceaux capitaux, dont un seul suffirait au succès d’un ouvrage. On attendait beaucoup de l’auteur du Crociatto, mais on était encore loin d’attendre ce qu’il a produit. On peut adresser un seul reproche à M. Meyer-Beer, c’est de s’être trop méfié de son génie et d’avoir été chercher des effets dans des moyens mécaniques tout-à-fait en-dehors de l’art, l’orgue et les porte-voix ne sont pas encore des instrumens admis dans nos orchestres, aussi sans doute nous répondra-t-il que c’est pour cela qu’il les a placés dans la coulisse. Au reste nous pouvons lui pardonner ce petit charlatanisme musical en faveur des beautés de bon aloi répandues dans sa partition. 

La pièce, montée par tous les sujets de l’Opéra, a été jouée avec un ensemble de talens remarquable. Mme Damoreau est ravissante dans le rôle d’Isabelle, dont la brillante cavatine et les deux duos lui feront beaucoup d’honneur. Levasseur a chanté et joué avec talent le rôle de Bertram ; Mlle Dorus a été très remarquable dans celui d’Alice. Elle a mis un goût dans son chant et une expression dans son jeu qui lui assurent une des premières places à l’Opéra. Mais Nourrit surtout a été prodigieux comme acteur et comme chanteur, il y avait du Rubini et du Talma dans son rôle ; jamais on n’avait réuni à l’Opéra à un tel degré, l’accord d’une si belle voix et d’une pareille expression tragique. Les ballets sont la partie faible de l’ouvrage ; entendons-nous, quant à la composition, car l’exécution en a été parfaite. Un chorégraphe est jugé quand il ne fait pas des choses admirables avec des Noblet, des Julia, des Legallois, des Montessu et des Perrot. M. Taglioni ne trouvera jamais une aussi belle occasion de déployer son génie ; les auteurs du poème lui en avaient fourni les moyens. La bacchanales des nones pouvait effrayer tout le monde, excepté un maître de ballet ; il y avait là de quoi se faire pour un demi-siècle de réputation. Nous n’avons pas le courage de pousser plus loin nos reproches, à tout ce que Mlle Taglioni a déployé de grâces, de charmes, de légèreté et de séduction dans le rôle de l’abbesse de Saint-Rosalie : la fille absout le père.

La mise en scène fait le plus grand honneur à M. Duponchel : elle est riche, éclatante, sévère et vraie. Les costumes sont dessinés et variés avec un goût parfait : ces brillantes cottes de mailles, ces tuniques élégantes, ces riches armures en fer, en acier, en or, cette pompe de cour, tout est parfaitement bien entendu ; jamais on n’avait jeté avec tant de profusion, sur le théâtre de l’Opéra, le velour, le satin, la moire, le brocard et le drap d’or. M. Véron met un tel luxe, une telle générosité dans sa mise en scène, une telle libéralité dans ses dépenses, que la commission chargée de veiller à la splendeur de l’Opéra sera forcée de lui dire qu’il va trop loin, et qu’on n’a jamais entendu que l’Opéra éclipserait la cour du Mogol ou celle de Golconde.

Il faut pour être juste envers tout le monde, dire que Cicéri a une grande part dans le succès, et que son cloître éclairé au clair de Lune, et sa cathédrale de Palerme, feraient honneur au pinceau dramatique de Bouton et de Daguerre. Quant aux machines, nous attendrons la seconde représentation pour en parler, nous nous abstiendrons même de tout reproche, parce qu’il est d’usage au théâtre, de temps immémorial, que les machinistes n’ont jamais tort ; quand par hasard il arrive quelqu’accident, il est de règle que c’est toujours la faute de celui qui en est victime.

J. T.

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Giacomo MEYERBEER

(1791 - 1864)

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