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Thaïs de Massenet

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LES THÉÂTRES

Opéra. – Thaïs, drame lyrique en trois actes et sept tableaux ; poème de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France ; musique de M. Jules Massenet.

Dans un volume remarquable que tout le monde connaît ou doit connaître, M. Anatole France a créé deux personnages curieux, le cénobite Athanaël et la comédienne Thaïs ; la rencontre de ce religieux névrosé, si j’ose m’exprimer ainsi, et de cette jolie fille amoureuse elle-même de son corps, donne lieu à des pages qui sont des tableaux puissamment colorés, brillamment encadrés, où passe parfois une pointe d’ironie faite pour ajouter au plaisir du lecteur.

Ce livre, écrit par un lettré et qui doit plaire surtout aux lettrés, n’était pas commode à découper en petites tranches ; mais M. Louis Gallet découpe comme personne : il vient d’en donner une nouvelle preuve. Il a tiré, en effet, un excellent parti du volume d’Anatole France ; ce n’est pas sa faute si Mlle Sibyl Sanderson, en représentant Thaïs, et M. Delmas, en personnifiant Athanaël, nous ont rappelé Mme Sarah Bernhardt et M. Guitry dans Izeyl. Les principaux personnages des deux pièces expriment à peu près les mêmes idées, mais ils les expriment dans un langage différent : MM. Armand Silvestre et Eugène Morand ont écrit leur drame en vers, tandis que M. Louis Gallet a écrit son poème en prose. C’est une innovation à l’Opéra ; est-elle heureuse ? En tout cas, elle peut être défendue.

Charles Gounod, par exemple, croyait que la prose pouvait très bien être mise en musique au théâtre ; il entendait une prose rythmée. En général, les autres compositeurs ne se sont pas prononcés d’une façon si formelle ; ils se réservent sans doute pour le moment où une occasion leur sera donnée d’expérimenter la théorie.

L’auteur du livret qui nous occupe formule ainsi son opinion :

« En ce qui me concerne, vivant dans le milieu où la nature de mes travaux m’a, depuis plus de vingt ans, permis de voir de très près les choses de la musique dramatique, j’ai été particulièrement frappé de la tendance des compositeurs à prosaïser le vers… C’est à leur procédé de composition très arbitraire, très exclusif, très égoïste enfin, à leur parti pris de ne pas épouser la forme littéraire pure, mais de la repétrir, de la déformer, sans souci des règles, pour la juxtaposer exactement aux contours de leur musique, que l’on doit, dans les livrets d’opéra, tant de mauvais vers, tant de monstrueuses adaptations, dont quelques-unes ont acquis la célébrité du ridicule. »

M. Louis Gallet voulut donc, cette fois, essayer de la prose rythmée ; du reste, comme il le dit encore lui-même, il rencontrait dans le roman de M. Anatole France une merveilleuse mine où, à tout instant, dans une riche et brillante prose, s’enchâssaient naturellement des vers natifs d’une eau très limpide ou d’une délicieuse couleur, M. Anatole France étant non seulement un maître prosateur, mais encore un exquis poète.

Dans l’œuvre de MM. Louis Gallet et Jules Massenet, le poème et la musique sont intimement liés ; on ne peut les séparer sans diminuer l’intérêt de l’un et de l’autre. Je vais donc analyser la partition en racontant le sujet qui lui sert de thème.

Nous sommes au bord du Nil. C’est la fin du jour. Des cénobites, assis autour d’une longue table, devant leurs cabanes, prennent leur repas du soir. Une place est vide au milieu d’eux : celle d’Athanaël, qui est allé porter au loin la parole de Dieu.

Bientôt un andante assez large, assez élevé, annonce son retour.

Le voici :

Il revient d’Alexandrie, une ville livrée au péché ; une comédienne, Thaïs, la remplit en ce moment de scandale. L’ambition du cénobite est de convertir cette courtisane, de gagner cette âme à Dieu.

Il se détache de son récit une phrase mélodique d’une émotion pénétrante.

Mais la nuit tombe ; Athanaël, resté seul, s’endort. Il revoit en songe Thaïs, à demi-vêtue, mimant les amours d’Aphrodite, devant une foule extasiée. Quand il se réveille, il est décidé ; il ira sauver la pécheresse, la délivrer des liens de la chair.

Il appelle les religieux, leur dit sa résolution et écoute leurs conseils.

Ce dialogue, concis, haché et sans accompagnement, est fort bien traité au point de vue scénique ; il y a là, cependant, plus d’adresse que d’inspiration.

La Thébaïde disparaît : Nous voyons s’élever la terrasse d’un palais d’Alexandrie ; dans ce palais habite Nicias, un jeune débauché qui est en train de se ruiner pour Thaïs.

Athanaël se montre, prêt à livrer combat à l’esprit du mal.

Son invocation : – « Venez, anges du ciel ; souffles de Dieu, venez ! » a une certaine envergure ; peut-être cette invocation est-elle plus lyrique que religieuse ; n’importe, l’ensemble est d’un bel effet.

Nicias a connu autrefois le cénobite ; il l’invite à prendre part au festin que va présider Thaïs. De jolies esclaves viennent verser des parfums sur la tête d’Athanaël ; puis, elles font disparaître sa robe de laine sous une robe brodée et mettent à ses pieds des sandales d’or.

Cette situation est gaiement développée ; mais la note originale y fait un peu défaut.

La courtisane entre enfin.

Elle s’avance sur un mouvement de marche dont l’archaïsme ne manque pas d’intérêt.

Le passage où Thaïs essaie de séduire Athanaël a beaucoup de charme et de légèreté. On remarque aussi, comme effet d’opposition, les réponses du religieux qui ont de l’énergie et de la grandeur.

C’est la fin du premier acte.

Le tableau suivant est précédé d’une espèce de poème symphonique dont la langueur voluptueuse ne produit pas une impression bien vive.

Nous voici chez Thaïs. Le monologue de la courtisane : « Vénus, invisible et présente, réponds-moi que ma beauté durera éternellement », permet à la chanteuse de faire valoir sa grâce et sa coquetterie. C’est, je crois, sa seule raison d’être.

La scène qui suit, entre la pécheresse et le cénobite, est très étendue ; Athanaël, ému un instant par la beauté de Thaïs, reprend vite possession de lui-même : il déchire sa robe d’emprunt et apparaît, terrible, dans sa robe de religieux : « Je suis moine ; je maudis la chair et je dis : Thaïs, lève-toi ! »

Il y a là un allegro agitato plein de puissance et d’éclat ; c’est une des pages capitales de l’œuvre.

L’entr’acte, une méditation religieuse, est aussi fort remarquable ; il s’en dégage un sentiment de mysticisme à la fois élevé et troublant.

Athanaël triomphe enfin. Thaïs suivra le cénobite ; elle ira s’enfermer dans une cellule pour être à jamais la servante du Christ.

Avant de partir, elle invoque Eros dans un hymne charmant de simplicité : — « J’ai péché, dit-elle, non par lui, mais plutôt contre lui. »

Furieuse de voir disparaître Thaïs, qui était la joie et l’orgueil d’Alexandrie, la foule menace Athanaël.

Ainsi se termine le deuxième acte. C’est un finale pittoresque et mouvementé.

Nous revenons au bord du Nil, dans la Thébaïde.

La courtisane est enfermée dans un couvent. Athanaël, lui, seul près de sa cabane, s’agenouille, élève les bras et se met en prière.

La nuit le surprend ainsi ; ses yeux se ferment : il s’endort. Bientôt, une lueur mystérieuse l’enveloppe…

Les sept esprits de la tentation arrivent ; ils se meuvent, autour du moine, comme des figures de rêve, — et s’emparent de son âme.

Athanaël se redresse, endormi, à leur appel, et disparaît, entraîné par eux sous un souffle d’orage.

Le voici dans un merveilleux jardin où il se débat au milieu des sirènes, des tritons et des sphinges.

Une ronde infernale l’emporte dans le tourbillon des vices… À travers le tumulte montent les gémissements des âmes damnées.

Toute cette pantomime forme un ballet sur lequel il n’y a pas à s’étendre.

En sortant de son rêve, Athanaël a une terrible vision ; il voit Thaïs mourante… il cesse alors d’être religieux ; il redevient homme. Il s’écrie, avec la passion d’un amant : — « Thaïs, ne meurs pas ; je vais te reprendre : sois à moi ! »

L’orchestre a repris, dans cette scène, le motif de séduction du deuxième acte.

Thaïs se meurt réellement. Le moine va la voir dans le monastère où elle expiait son passé.

Quand elle a rendu le dernier soupir, Athanaël attend, comme en extase, que la mort vienne le prendre à son tour. Il murmure : — « Le son des harpes d’or m’enchante ; de suaves parfums me pénètrent : je sens une exquise béatitude endormir tous mes maux ! »

Ici la déclamation lyrique est vraiment très belle. Elle monte avec autant de force que d’ampleur ; elle est aussi soulignée par l’andante religioso du précèdent entr’acte qui revient, semblant grandir les voix et les emporter dans un monde idéal.

Cette page, où il y a une réminiscence d’Esclarmonde, est à coup sûr la plus inspirée de Thaïs.

Comme j’ai raconté le poème en jugeant la partition, on a pu se rendre compte de l’habileté scénique avec laquelle M. Louis Gallet a transporté au théâtre le roman d’Anatole France, secondé par un compositeur dont le nom, depuis Hérodiade, s’impose à l’admiration de tous.

Il n’y a guère dans Thaïs que deux rôles. Dans le premier, M. Delmas fait brillamment sonner toutes les notes de sa voix chaude et généreuse. Cependant, par la faute de l’orchestrion, il semble avoir une certaine difficulté, au début de l’œuvre, à dominer les instruments. Qu’il n’aille pas prendre cela pour un reproche ; c’est une simple constatation. Il a été, comme à son ordinaire, un véritable artiste lyrique.

Après lui, c’est Mlle Sibyl Sanderson qui est chargée de la plus lourde tâche. Elle réalise physiquement et plastiquement le rêve des auteurs : c’est une Thaïs jeune, voluptueuse, montrant ou laissant deviner les éclatantes beautés de son corps. De cette manière, les yeux et l’imagination se trouvent à la fois satisfaits.

Et la voix ? la voix est délicieuse dans les passages de douceur ; elle manque de souplesse et d’étendue dans les passages de force. M. Massenet a eu beau mettre une sourdine à l’orchestre chaque fois que Thaïs est en scène, le cadre de l’Opéra paraît encore un peu grand pour Mlle Sanderson. Cette réserve faite — elle s’imposait — je félicite la chanteuse de la façon tour à tour charmante et touchante dont elle a interprété le deuxième acte.

Dans le ballet, Mlle Mauri a fait de son mieux.

La musique se prête peu aux pointes, coups de reins et variations qui enlèvent toujours le public ; mais elle permet encore à Mlle Mauri de justifier son titre d’« étoile ».

En résumé, la représentation a été bonne pour l’Opéra, surtout pendant les deux premiers actes ; un peu fatigué et dérouté par le ballet, le public n’a pas applaudi, comme il méritait de l’être, le dernier tableau, où, d’ailleurs, Mlle Sanderson a plus de bonne volonté que de puissance.

Le véritable succès de la soirée a été pour la méditation religieuse, l’entr’acte dont j’ai déjà dit le charme inspiré et profond. Il faut ajouter que le violon-solo de l’Opéra a rendu cette page dans la perfection.

GEORGES BERTAL.

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Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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