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La musique. Les Barbares

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La musique

[L’article porte d’abord sur le prix de Rome].

[…] « Enfin, pour m’appuyer sur un récent exemple, j’ai peine à voir combien il est difficile de conserver le respect à un artiste qui lui aussi fut plein d’enthousiasme et chercheur de gloire pure… J’ai horreur de la sentimentalité, monsieur ! Mais j’aimerais ne pas me souvenir qu’il s’appelle Camille Saint-Saëns ! »[1]

Je répliquai simplement : « Monsieur, j’ai entendu les Barbares. »

Il reprit avec une émotion que je ne lui soupçonnais pas : « Comment est-il possible de s’égarer aussi complètement ? Comment oublia-t-il qu’il fit connaitre et imposa le génie tumultueux de Liszt et sa religion pour le vieux Bach ? Pourquoi ce maladif besoin d’écrire des opéras et de tomber de Louis Gallet en Victorien Sardou, propageant la détestable erreur qu’il faut « faire du théâtre », ce qui ne s’accordera jamais avec faire de la musique.

J’essayai de timides objections comme : « Ces Barbares sont-ils plus mauvais que beaucoup d’autres opéras dont vous ne parlez pas ? » et : « Devons-nous pour cela perdre le souvenir de ce que fut Saint-Saëns ? » M. Croche me coupa brusquement la parole. « Cet opéra est plus mauvais que les autres parce qu’il est de Saint-Saëns. Il se devait et devait encore plus à la musique de ne pas écrire ce roman où il y a de tout, même une farandole dont on a loué le parfum d’archaïsme : elle est un écho défraichi de cette « rue du Caire » qui fit le succès de l’Exposition de 1889 ; comme archaïsme, c’est douteux. Dans tout cela, une recherche pénible de l’effet, suggérée par un texte où il y a des « mots » pour la banlieue et des situations qui naturellement rendent la musique ridicule. La mimique des chanteurs, la mise en scène pour boîte à sardines dont le théâtre de l’Opéra garde farouchement la tradition, achève le spectacle et tout espoir d’art. N’y a-t-il donc personne qui ait assez aimé Saint-Saëns pour lui dire qu’il avait assez fait de musique et qu’il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d’explorateur ? » M. Croche fut sollicité par un autre cigare et me dit en manière d’adieu : « Pardon, monsieur, mais je ne voudrais pas gâter celui-ci… »

Comme j’avais beaucoup dépassé ma maison, je m’en retournai, songeant à l’impartialité grondeuse de M. Croche. A tout prendre elle contenait un peu du dépit que nous donnent les personnes que l’on a beaucoup aimées jadis et desquelles le moindre changement équivaut à une trahison. J’essayai aussi de me figurer M. Saint-Saëns le soir de la première représentation des Barbares, se souvenant, à travers les applaudissements saluant son nom, du bruit des sifflets qui accueillirent la première audition de sa Danse macabreet j’aimais à croire que ce souvenir ne lui déplaisait pas.

Claude Debussy

[1]C’est Mr Croche qui parle ici.

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publication date : 23/09/23