Revue musicale. Faust
REVUE MUSICALE.
Il s’est passé au Théâtre-Italien depuis quinze jours un de ces événemens qui donnent la mesure du goût d’une époque : on a livré à la risée publique une des merveilles de l’esprit humain, le Don Juan de Mozart. De mémoire d’amateur, et j’en connais de très anciens, on ne se rappelle pas avoir vu sur le Théâtre-Italien de Paris quelque chose d’aussi scandaleux que les cinq représentations qui ont été données du chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de la musique dramatique. Qu’on s’imagine deux femmes vieillies et sans voix chargées de rendre, l’une le rôle de Zerlina, l’autre celui de dona Anna ; un don Juan ridicule, obligé de changer tous les passages caractéristiques de son rôle mâle et terrible ; un Leporello qui n’a que de la bonne volonté, des chœurs comme il n’en existe plus nulle part, un chef d’orchestre inintelligent qui n’a pas la première notion du style de Mozart, et on aura à peine une idée du spectacle dont nous avons été le témoin attristé. Que dirait-on d’un directeur du Musée qui s’aviserait d’habiller la Vénus de Milo d’une robe à crinoline, de couvrir la Sainte Famille de Raphaël d’une couche de vermillon ? Que dirait-on d’un directeur du Théâtre-Français qui ferait réciter un chef-d’œuvre de Corneille ou de Racine par des Auvergnats purs et sans mélange ? Eh bien ! le crime commis par la direction du Théâtre-Italien n’est pas moins grand, et c’est pour cela sans doute qu’on lui donne cent mille francs de subvention par an ! Ah !
Peuple finançais, peuple de braves,
tu n’auras donc jamais d’oreilles que pour applaudir la Marseillaise ou les insignes bouffonneries de M. Offenbach ! Il y eut presque une émeute au foyer du Théâtre-Italien à la seconde soirée de cette triste parodie du Don Juan. Je fus littéralement assailli par un groupe d’amateurs indignés qui, ne sachant à qui s’en prendre de leur mécompte, me faisaient l’honneur de m’interpeller sur la cause d’un mal qui vient de haut. L’un de ces amateurs irrités creva son chapeau d’un grand coup de poing en disant : « Je veux qu’il me reste un souvenir durable de cette soirée, » et il quitta la salle à la fin du premier acte. Je m’empressai de suivre un si bel exemple, mais en épargnant mon chapeau, qui n’en pouvait mais.
Le Théâtre-Lyrique avait grand besoin de réparer le dam que lui a fait la belle trouvaille de la Fée Carabosse. C’est pourquoi il préparait depuis longtemps la mise en scène d’un ouvrage considérable, sur lequel, comme on dit, il fondait les plus grandes espérances. C’est le Faust de M. Gounod, opéra en cinq actes, qui a été représenté pour la première fois le 19 mars, devant une nombreuse et sympathique assemblée. C’est toujours une grande témérité à un artiste de s’attaquer à un sujet connu, et d’avoir à répondre aux exigences de l’imagination publique, surtout quand ce sujet est, connue celui de Faust, une conception vaste et de l’ordre le plus élevé. Chacun semble autorisé alors à demander au peintre ou au musicien qui traduit dans son art l’idée du poète créateur une ressemblance, une fidélité d’impression qui le rend souvent injuste pour l’œuvre nouvelle qui se produit devant lui. D’autre part, il peut y avoir quelques avantages pour le compositeur dramatique à s’inspirer d’une donnée populaire qui s’impose à l’attention du public, et le tranquillise au moins sur l’issue de la fable que doit illustrer le musicien. Tout bien compensé cependant, le danger me semble plus grand que les avantages dans cette lutte contre un sujet qui, depuis cinquante ans, est devenu un thème fécond pour tous les arts.
Faust, qui a coûté à Goethe trente ans de labeur et de méditations, et dont la donnée lui a été fournie par une vieille légende populaire du XVIe siècle, est moins une pièce de théâtre qu’un poëme, l’épopée de l’esprit germanique, mélange curieux de sentimentalité et d’abstraction, de lyrisme naïf et de profondeur métaphysique. Ces deux grandes tendances de la race allemande sont représentées par le caractère tourmenté de Faust et la figure touchante de Marguerite. Les autres personnages, tels que Valentin, la vieille Marthe, Wagner, l’étudiant, etc., sont mis là pour compléter la peinture de la vie commune et bourgeoise, au-dessus de laquelle s’élève Méphistophélès, avec le merveilleux terrible qui répond à l’imagination du peuple ; car c’est une loi de l’épopée que le merveilleux corresponde aux mœurs de la nation à qui on la destine, que la peinture du monde surnaturel soit en harmonie avec les croyances de la foule. De tous les arts qui se sont inspirés de la Divine Comédie du poëte allemand et qui en ont vulgarisé les types sous toutes les formes, la musique seule n’a pas été heureuse jusqu’ici. Il a été fait pourtant un grand nombre de tentatives ou d’essais plus ou moins réussis pour traduire dans la langue des sons la sublime conception de Gœthe. Spohr d’abord a composé vers 1810, sur le sujet de Faust, un opéra estimable qui a obtenu un succès relatif. Un amateur distingué, le prince polonais Antoine Radziwil, aidé, je crois bien, par le maître de chapelle Guillaume Schneider, a écrit aussi sur le poëme de Gœthe une œuvre musicale dont quelques morceaux sont restés célèbres et s’exécutent encore en Allemagne, surtout à Berlin. Mlle Louise Berlin, une femme d’élite, a fait représenter sur le Théâtre-Italien de Paris, le 8 mars 1831, un opéra de Faust dont nous ne connaissons que le titre. MM. Berlioz, Liszt, une foule de compositeurs ont également été attirés par cette donnée épique de Faust, et de tous ces essais il n’est resté de vivant dans la mémoire de tout le monde que l’admirable ballade de Schubert :
Meine Ruh ist hin,
Mein Herz ist schwer.
On sait que Beethoven voulait terminer sa glorieuse carrière par une composition sur le même sujet, dont il n’a pas laissé deviner le caractère. Le génie de Beethoven était seul de taille à se mesurer avec celui de son immortel contemporain, et la postérité doit amèrement regretter que l’auteur de la neuvième symphonie avec chœurs, de la musique d’Egmont, des Ruines d’Athènes et de Fidelio n’ait pas eu le temps d’accomplir son dernier rêve. Rossini lui-même a caressé l’idée d’écrire un opéra sur le Faust que devait lui préparer M. Alexandre Dumas, si je ne me trompe, et il eût été au moins curieux de voir un génie de la lumière et de la passion extérieure aux prises avec la poésie sombre, chaste et naïve d’une race si différente de celle qui a donné le jour à l’auteur de Guillaume Tell. Il nous reste à examiner maintenant comment M. Gounod a envisagé son sujet et quelle est la valeur de son entreprise.
Le livret de MM. Jules Barbier et Michel Carré reproduit avec adresse les principales scènes du poëme original, qui est suffisamment connu ; nous suivrons immédiatement les traces du musicien qui nous conduit nella città dolente.
Une sorte de récitatif symphonique, car décidément on n’écrit plus d’ouverture, un peu sombre d’abord, et qui va s’éclaircissant jusqu’à l’adjonction des harpes par une progression modérée, précède le lever du rideau, qui laisse voir la chambre d’étude du docteur Faust, vieux, courbé et méditant sur un grand in folio. Il y cherche la solution du grand mystère, et, comme on l’a dit des psychologues de nos jours, il s’empêche de vivre pour avoir le loisir d’analyser la vie. Une petite symphonie pastorale qui annonce l’arrivée du jour, un chœur matinal qui se chante derrière la coulisse, et quelques détails d’orchestre pendant la vision de Marguerite, sont les seules choses remarquables de ce premier acte, qui n’est guère qu’un prologue. Ni les récitatifs que chante Faust, ni l’apparition de Méphistophélès évoqué par le docteur, n’ont rien inspiré à M. Gounod qui mérite d’être signalé. Le pacte conclu entre les deux puissances, le fini et une moitié de l’infini, Faust et Méphistophélès se mettent à voyager, et le second acte transporte la scène dans la fameuse cave d’Auerbach, à Leipzig. Un beau chœur syllabique et à l’unisson, chanté par de vieux Juifs à la tête branlante, est parfaitement réussi, et le public l’a justement fait répéter. Les couplets à boire de Méphistophélès, avec l’accompagnement du chœur, n’ont pas assez de relief pour un personnage aussi étrange, et l’on songe involontairement à la vigoureuse conception du caractère de Gaspard dans le Freyschütz et de Bertram dans le chef-d’œuvre de Meyerbeer. Le récitatif de Valentin, ainsi que le chœur qui en forme la conclusion, est de ce style solennel et court qui rappelle les oratorios de Haendel, dont M. Gounod s’est plusieurs fois inspiré à bon droit ; mais ce qui est charmant et délicieusement instrumenté, c’est la valse avec le chœur qui en est pour ainsi dire l’accompagnement. Ce morceau, d’une rare élégance et parfumé de poésie allemande, forme, avec le chœur des vieillards que nous avons mentionné, les deux parties saillantes du second acte, dont la supériorité sur le premier n’est pas contestable. Le troisième acte, qui à notre avis est le plus important de tous, présente la rencontre de Faust et de Marguerite sortant de l’église, dont le tableau bien connu d’Ary Scheffer a popularisé en France le type touchant, mais d’un caractère un peu trop mystique.
L’air dans lequel Faust s’efforce d’exprimer le ravissement où l’a mis la vue de la jeune tille dont il va briser la destinée n’a de remarquable qu’un accompagnement discret et délicat, où l’on distingue un violon solo qui en suit les contours ; mais le dessin de l’idée est vague, et flotte incessamment entre la mélopée et la mélodie proprement dite. C’est le défaut constant de M. Gounod. Tel est aussi le défaut qu’on peut reprocher à tout ce que chante Marguerite, lorsque, rentrée dans sa petite maison, elle trouve la fatale cassette remplie des bijoux précieux dont elle se pare avec tant de bonheur. Ce récit, car je ne puis pas lui donner une autre qualification, renferme de charmants détails soit dans la partie vocale, soit dans l’accompagnement ; mais il n’y a pas de morceau proprement dit, c’est-à-dire il n’y a pas une idée simple qui se limite et s’impose à la mémoire. Mme Miolan-Carvalho est ravissante dans cette scène de joie enfantine. La vieille Marthe arrive sur ces entrefaites, et bientôt après les deux femmes sont surprises par Faust et son inséparable compagnon, et il en résulte la scène de la promenade carrée dans le jardin, qui, dans le poëme de Gœthe, est un chef-d’œuvre de raillerie profonde et de sentiment. Comment M. Gounod a-t-il traité cette situation unique ? Comment a t-il fait parler ces quatre personnages divisés en deux groupes, l’un composé de Marthe et Méphistophélès, exprimant le désabusement et la moquerie de la vie, l’autre de Marguerite et de Faust, effeuillant la fleur de l’idéal et s’enivrant de ses parfums ? Le musicien a-t-il trouvé un thème saillant sur lequel il ait pu jeter toutes les fleurs de sa fantaisie, tous les cris de son cœur sans interrompre le fil du discours commencé ? A-t-il fait un de ces morceaux savants dont l’unité de conception n’empêche pas la variété des modes, un morceau d’ensemble comme le trio du Pré aux Clercs, le quatuor de Zampa, et tant d’autres que je pourrais citer ? Non, ce n’est pas ainsi que procède M. Gounod, et dans toute la scène dont nous venons de parler, on ne remarque guère qu’une harmonie fine et choisie, et parfois des bouffées d’accents et d’accords d’une suavité pénétrante qui rappelle le style de Mozart, particulièrement l’admirable quatuor du premier acte de Don Juan, – non ti fidar o misera, – si indignement chanté au Théâtre-Italien. Oui, je ne crains pas de le dire, dans les premiers accords de cette scène, dans le récit que fait Marguerite à Faust de sa modeste existence, dans les dernières mesures, où les quatre voix se réunissent et se fondent, on sent comme un parfum de la musique de Mozart sans imitation servile ; mais il n’y a pas de morceau à proprement parler. Est-ce un système de la part de M. Gounod ? est-ce pénurie d’idées ? Dans les arts comme dans la politique, nous croyons à des caractères, à des tempéraments, et non pas à des théories édifiées a priori. Les mêmes qualités gracieuses et le même défaut d’unité se retrouvent dans la scène d’amour qui suit entre Faust et Marguerite, qui se retire dans sa chambrette. Ce n’est pas un duo, c’est un dialogue libre et passionné dont l’accompagnement surtout renferme des harmonies et des sonorités ravissantes. Je recommande tout cela aux amateurs.
La ballade au rouet que chante au commencement du quatrième acte la pauvre Marguerite délaissée, – Il ne revient pas, – n’a pas non plus de caractère mélodique, et l’on y regrette la touchante inspiration de Schubert, dont M. Gounod a pourtant tâché d’imiter une certaine progression ascendante et chromatique, qui est d’un si bel effet dans la ballade du compositeur allemand ; mais le chœur de soldats qui accompagnent Valentin, et qu’annonce une belle marche militaire, est un chef-d’œuvre du genre. J’aime surtout la seconde phrase complémentaire qui sert de transition au retour du premier motif, ravisé alors par une instrumentation plus chaude et plus abondante. Ce chœur est redemandé tous les soirs par le public charmé. Il n’en advient pas autant à la sérénade que Méphistophélès vient ricaner à la porte de Marguerite, car c’est un morceau insignifiant, qui prouve décidément que le diable ne porte pas bonheur à M. Gounod. Le trio du duel entre Valentin et Faust, aidé sournoisement de Méphistophélès, aurait pu être d’une couleur plus franche et plus satanique. Je préfère la scène où Valentin expirant maudit sa sœur en des termes qui bravent l’honnêteté dans le texte allemand, et dont on n’a pu donner au Théâtre-Lyrique qu’une traduction libre. Ce récitatif haletant de Valentin, avec les murmures du chœur qui en absorbe les éclats, est d’un bel effet sans doute, mais trop écourté et laissant à désirer un développement plus grandiose. A ce tableau pathétique en succède un autre qui est la contre-partie : je veux parler de l’admirable scène qui représente Marguerite priant dans l’église, et qui, dans le poème de Gœthe, est d’une beauté sublime. Il ne nous semble pas que M. Gounod ait tiré tout le parti possible du contraste que lui offrait cette situation unique, dont on a tant abusé avant lui. Les reproches amers du mauvais esprit, les sanglots de la pauvre fille repentante et le chœur invisible qui chante la terrible prose du Dies irae avec l’accompagnement de l’orgue, ne forment pas, dans la composition de M. Gounod, un ensemble puissant à la hauteur de la conception du poète. Je louerai cependant le cri de miséricorde que pousse Marguerite éplorée, s’efforçant d’échapper à l’oppression du mauvais esprit, qui se tient derrière elle immobile et invisible comme un remords. La nuit de Walpurgis, avec le chœur de sorcières qui en exprime l’horreur, n’ajoutera rien à la réputation de M. Gounod, qui a mieux réussi ailleurs dans ce genre fantastique, témoin le morceau symphonique de la scène des ruines dans la Nonne sanglante. Je ne trouve à signaler dans tout le cinquième acte que quelques passages du duo de la prison entre Faust et Marguerite, particulièrement la terminaison en trio lorsque Méphistophélès vient presser le départ des deux amants.
Je ne pense pas qu’aucune partie remarquable de la nouvelle partition de M. Gounod, qui est un véritable grand opéra par le développement du style et l’absence presque totale du dialogue, ait été oubliée dans l’énumération soigneuse que je viens d’en donner. J’ai signalé au premier acte la petite symphonie pastorale qui annonce le jour, le chœur qui se chante derrière les coulisses, et certains détails d’orchestre pendant la vision de Marguerite filant à son rouet ; au second acte, le chœur des vieillards et toute la scène dont il est un épisode, la valse délicieuse, avec l’accompagnement des voix, et certains accents de Marguerite lorsqu’elle est saluée par Faust ; au troisième acte, qui est le plus remarquable de tous, la scène poétique du jardin et le dialogue d’amour entre Faust et Marguerite ; au quatrième acte, le chœur des soldats avec la marche militaire, la mort de Valentin et la scène de l’église ; au cinquième et dernier acte, quelques élans du duo de la prison. Mais ce qu’on ne saurait trop louer dans l’œuvre de M. Gounod, c’est la distinction constante du style, c’est le goût parfait qui éclate dans les moindres détails de cette longue partition, c’est le coloris, l’élégance et la sobriété discrète de l’instrumentation, où se révèle la main d’un maître, et d’un maître qui s’est abreuvé aux sources pures et sacrées. Nous l’avons déjà remarqué, et il est bon et juste de le redire, dans plusieurs passages de la nouvelle partition de M. Gounod, particulièrement dans le quatuor ou le double dialogue de la promenade au jardin, on sent circuler des harmonies chastes et profondes, des accents et des soupirs contenus qui rappellent la manière de Mozart. Je ne saurais faire un plus grand éloge de l’œuvre d’un compositeur moderne. Voici maintenant quelles sont nos réserves, voici les raisons qui nous forcent à dire que M. Gounod n’a pas entièrement atteint le but qu’il se proposait.
Ce qui fait le mérite du poëme de Gœthe, – et ce sont de bien pauvres esprits, ceux qui n’ont pas vu cela, – c’est l’alliance du merveilleux et des sentiments humains, la superposition de l’élément fantastique et terrible sur les caractères et les passions de la vie. Otez Méphistophélès et les événements surnaturels dont il est l’agent, et vous n’avez plus qu’une fable ordinaire, l’amour d’un pauvre philosophe tout barbouillé de métaphysique pour une jeune fille allemande assez insignifiante. Marguerite n’est plus alors l’image chaste et résignée des vertus domestiques et de la poésie du foyer, ce n’est plus la victime sacrée de l’esprit du mal rachetée à la fin par la sincérité et la profondeur du sentiment, et criant du haut du ciel où l’élève son amour : Henri ! Henri !... On pourrait mettre à la fin du poëme de Gœthe ce vers qui termine la Divine Comédie du Dante Alighieri et qui résume la donnée des deux épopées :
L’amor, che muove il sol e l’altre stelle.
Or, de l’avis de tous, la figure de Méphistophélès n’a aucun relief dans l’œuvre de M. Gounod. Le compositeur n’a pu dessiner en quelques traits vigoureux ce personnage étrange, moitié sophiste et moitié démon, que Spohr lui-même n’a pas mieux réussi. Nous devons en dire autant de toute la partie fantastique et surnaturelle, de la nuit de Walpurgis, de la scène de la prison et de l’apothéose finale, qui nous semblent à peu près manquées et dépourvues de caractère. A vrai dire, M. Gounod a fait une œuvre éminemment distinguée à côté de celle dont il s’est inspiré ; mais le musicien ne s’est point emparé de la vaste conception du poète allemand : il n’a point assez réussi à s’approprier la donnée épique de Goethe pour rendre toute tentative nouvelle impossible. Il a fallu une révolution musicale, complément d’une grande révolution politique, pour qu’un génie comme Rossini osât toucher au Barbier de Séville et détrôner l’œuvre du vieux Paisiello, qui n’est pas oubliée des amateurs. On ne refera jamais la musique des Nozze di Figaro ni le Don Juan de Mozart, pas plus que le Freyschütz et Robert le Diable. On pourra revenir au sujet de Faust, mais en tenant grand compte de la partition de M. Gounod, qui renferme des parties exquises.
L’exécution de l’opéra de Faust est assez bonne au Théâtre-Lyrique, surtout les chœurs, qui sont les meilleurs de Paris, et l’orchestre. Mme Miolan-Carvalho a révélé dans le rôle de Marguerite des qualités de comédienne qu’on ne lui connaissait pas jusqu’ici. Elle a composé ce caractère de jeune fille, blonde comme les blés, avec un mélange de grâce, de finesse et de naturel, qualités qui semblent s’exclure. Elle chante à ravir toutes les parties délicates de la musique que lui a confiée M. Gounod, et il n’y a que dans la scène de l’église que l’éminente cantatrice laisse apercevoir un peu de fatigue dans son frêle organe. M. Barbot fait tout ce qu’il peut dans le personnage de Faust pour se faire pardonner sa mauvaise voix de ténor et son accent toulousain. Pourquoi n’avoir pas confié ce rôle à M. Michot, dont la belle voix devrait être depuis longtemps à l’Opéra, ne fût-ce que pour doubler, comme on dit dans les coulisses, M. Gueymard ? Quant à M. Balanqué, il supplée par l’intelligence à tout ce qui lui manque pour rendre le personnage complexe et difficile de Méphistophélès. Le spectacle est magnifique, et suffirait seul pour attirer la foule à un théâtre qui mérite les encouragements de la critique par les efforts qu’il fait depuis huit ans pour populariser les chefs-d’œuvre sans négliger l’art contemporain. Ne doit-on pas quelque reconnaissance à l’administration intelligente et zélée qui a fait entendre successivement à la nouvelle génération Oberon, le Freyschütz, Euryanthe, Preciosa, les Noces de Figaro, et qui nous fait espérer le Mariage secret de Cimarosa, l’Enlèvement au sérail de Mozart ?
Quel que soit le succès de l’opéra de Faust, cette œuvre, remarquable à plus d’un titre, contribuera à étendre et à consolider la réputation de M. Gounod. S’il n’était pas toujours un peu téméraire de chercher à deviner quel sera l’avenir d’un artiste, nous serions disposé à croire que, par l’élégance et la pureté du style, par la sobriété de coloris et par le goût parfait qu’on remarque dans son instrumentation, par la finesse des détails et le choix heureux de ses harmonies, non moins que par la pénurie et l’effacement des idées fondamentales, c’est-à-dire des mélodies, M. Gounod est peut-être destiné à remplir dans l’art contemporain le rôle d’un Cherubini, avec des nuances particulières et en des proportions plus restreintes. Ce serait encore une belle carrière dont M. Gounod n’aurait pas le droit de se plaindre.
P. Scudo
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publication date : 01/11/23