Revue musicale. Le Tribut de Zamora
REVUE MUSICALE
On raconte qu’un jour, à l’Ambigu, pendant une de ces dernières répétitions où quelques rares spectateurs sont admis, M. d’Ennery, qui présidait la séance à l’orchestre, sentit une main s’appuyer lentement, amicalement, sur son épaule, il se retourne ; c’était Théophile Gautier.
– Tu sais, dit-il au dramaturge, que voilà une phrase écrite tout entière en français ? – En es-tu sûr ? répond d’Ennery impassible. – Je te l’affirme ; une phrase absolument correcte, une merveille, quoi ! – Eh bien ! alors, il faut l’ôter. » L’anecdote n’est peut-être pas plus vraie qu’une foule d’autres ayant cours dans la grande histoire et qui nous montrent Charles-Quint ramassant le pinceau de Titien ou Louis XIV offrant une aile de poulet à Molière ; mais telle qu’on me l’a donnée, je la rapporte, car elle me peint d’un trait ces deux natures si diversement curieuses d’ouvriers : l’un, ciseleur exquis, imperturbable, cherchant et renommant le style jusque dans les endroits où on le trouve le moins ; l’autre affectant de l’ignorer et le repoussant de son chemin comme un obstacle. « Votre art n’est pas mon art, disait un jour à quelqu’un M. d’Ennery, ce qui ne m’empêche pas d’admirer les belles choses quand je les rencontre à leur place. » Et là-dessus on peut l’en croire, car personne n’a le goût plus net et par occasion plus littéraire que ce grand abatteur de bois de charpente. Rien d’intéressant comme de l’entendre causer théâtre ; j’ai, pour ma part, recueilli de sa bouche des notions absolument distinctes sur Racine et Molière. Nous savons tous que Andromaque et Tartufe sont des chefs-d’œuvre de psychologie, d’humaine observation et de beau style, mais en quoi ces œuvres immortelles répondent en même temps aux lois canoniques d’une pièce bien faite et ne laissent rien à désirer aux gens du métier, voilà une question toute spéciale que nous ne nous étions jamais posée et qu’il faut entendre discuter par ce maître mécanicien soumettant aux expériences de sa propre dramaturgie ce grand art qui sort victorieux de la leçon.
Qu’on ne s’y trompe pas ; depuis Scribe, aucun écrivain dramatique n’a tenu plus large place, aucun – et cela date bientôt d’un demi-siècle, – ne s’est plus dépensé, plus prodigué que M. d’Ennery : drames, mélodrames, vaudevilles, opéras, que n’a-t-il pas fait, sans compter une foule de comédies exclusivement littéraires où, pour rendre service et de la meilleure grâce du monde, il a mis la main en refusant de mettre son nom. L’Opéra-Comique lui doit aussi une des plus charmantes partitions de son répertoire. On sait dans quelles circonstances le Premier Jour de bonheur vint au monde. Auber vieilli commençait à désapprendre le succès, sa longue et si fameuse collaboration avec Scribe avait lassé la fortune ; Jenny Bell, la Fiancée du roi de Garbe, la Circassienne, autant de chutes. « On n’est plus heureux à notre âge, » disait à l’instar de Louis XIV le compositeur attristé. – Bah ! répond d’Ennery, oracles et proverbes sont menteurs ; essayons toujours. » On livra bataille, et la victoire, comme à Denain, fut reconquise.
Faut-il croire qu’aujourd’hui, à quinze ans de distance, et encore sous les auspices de l’heureux dramaturge, le même phénomène va se reproduire en faveur de M. Gounod ? Le fait est qu’un revirement était devenu nécessaire ; les chances en effet tournaient assez mal pour ce musicien : Cinq-Mars d’abord, Polyeucte ensuite avaient ouvert l’ère des grandes débâcles, et la situation réclamait un sauveteur, la présence de M. d’Ennery suffira-t-elle pour conjurer le mauvais sort ? Espérons-le. Un bon poème est toujours un atout qu’il importe au compositeur d’avoir dans son jeu. Resterait à savoir si le Tribut de Zamora mérite ce titre, question très controversable, mais qu’on pourrait résoudre par un moyen terme en avançant que la chose aura du moins cet avantage de nous sortir pour quelque temps de tous ces replâtrages shakspeariens, cornéliens, dantesques et funambulesques à l’usage d’une corporation de librettistes sans idée et qui passent leur vie à mettre en pratique le vers de Boileau :
Soyez plutôt maçon si c’est votre talent.
M. Charles Gounod, toujours poursuivant sa marotte de travestir les vrais chefs-d’œuvre en faux chefs-d’œuvre, avait eu d’abord l’intention de mettre tout simplement le Cid en musique ; mais lorsqu’on vint s’adresser a d’Ennery pour l’exécution d’un pareil projet, ce galant homme d’un esprit si avisé se récusa discrètement et, comme on insistait, proposa quelque chose d’approchant : le Tribut de Zamora, une manière d’à-peu-près : on resterait ainsi dans l’époque et dans la couleur du sujet, on aurait des chrétiens et des Sarrasins panachés, la croix et le croissant, les vierges andalouses et les jolies Mauresques, les cathédrales et les alhambras, tout cela sans se rendre coupable d’un sacrilège, ni se donner du ridicule. Le poème du Tribut de Zamora possède en outre ce mérite de répondre aux principales conditions du drame lyrique ; il a du mouvement, du pittoresque, un certain pathétique à la fois musical et décoratif qu’on aime à rencontrer dans les opéras. Vous me direz peut-être que la plupart des situations en sont connues ; que les figures manquent de ce relief dont Scribe savait marquer ses personnages et qu’il y a dans Robert le Diable, dans les Huguenots, dans la Juive, un côté chevaleresque qu’on ne retrouve point dans le Tribut de Zamora, où l’atmosphère et la perspective font défaut. Vous êtes en pleine épopée, vous avez devant vous les Espagnols et les Maures du Romancero, et vous vous croiriez à l’Opéra-Comique. D’où vient cela ? Serait-ce donc que l’art des proportions se perd ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’écrit plus à l’Opéra pour l’opéra. Cet amoindrissement du genre date du jour où M. Perrin, voulant mettre Faust au répertoire, se contenta de la partition telle quelle composée en vue d’une scène secondaire. Supposons qu’à sa place il y eût alors à l’Opéra un homme se connaissant en musique et capable d’agir d’initiative, et de vraie autorité, croit-on que les choses se fussent passées de la sorte ? Nous venons de voir M. Vaucorbeil forcer l’auteur du Tribut de Zamora à remanier son ouvrage de fond en comble ; c’est ce qu’il aurait fallu, faire à propos de ce Faust du Théâtre-Lyrique arrivant droit à l’Opéra et s’y implantant avec un sans gêne de provincial fraîchement débarqué dans la capitale.
La musique de M. Gounod n’emplit pas la salle, et cette fois le poème a le même défaut. Beaucoup de bruit, de spectacle et de fracas, des cliquetis d’armures, des chevaux qui piaffent, des cohues de populations qui s’entrechoquent, des paquets de couleur locale pour des résultats sans portée ni grandeur ; toute la poésie du Romancero mise en jeu pour atteindre à l’orientalisme du Dieu et la Bayadère ! C’est que rien dans tout cela n’est venu d’ensemble : poème et musique ne vous montrent que juxtapositions et superpositions ; les personnages ne se présentent jamais que par les côtés, et deux longs actes se déroulent avant que l’héroïne intervienne, encore sa première apparition n’a-t-elle qu’un intérêt épisodique ; il nous faut attendre et patienter jusqu’à la fin du troisième acte pour assister à l’éclosion du drame. Il est vrai qu’à ce moment, mais à ce moment seulement, la situation touche au sublime. Et voyez un peu ce que c’est que de nous, et comme les plus habiles, les plus savans, et les plus inventifs sont condamnés à tourner éternellement la même meule ! Cette scène où la mère reconnaît sa fille et qui va servir au dénoûment, combien de fois M. d’Ennery l’a-t-il employée ? Lui-même ne pourrait le dire. Partout ailleurs, ce ne sont que simples réminiscences d’anciens opéras, les enchères du finale de la Dame blanche, la mise à l’encan des odalisques dans les Amours du diable, mais cette situation, y songez-vous ? Elle a un nom proverbial, on l’appelle : « la croix de ma mère ! » N’importe, la Krauss prendra tout sur elle et d’un coup de son art poussera l’effet jusqu’aux étoiles.
Que servirait d’être une tragédienne lyrique d’un tel ordre s’il fallait toujours s’en remettre aux auteurs et toujours attendre l’occasion ? Du côté de la pièce, une mère qui retrouve sa fille ; du côté de la musique, une mélopée qui vous fait regretter le vieux récitatif classique et vers la fin une manière d’hymne patriotique empruntant son entrain au rythme rossinien, une Marseillaise de hasard ; multipliez ces riens et tâchez d’en faire un total, c’est pourtant la tâche formidable que la Krauss s’était imposée, et sa démonstration reste ce qu’on peut voir de plus éclatant. Elle a remué, fouillé, compulsé ce vieux fatras, de tout ce poncif fait du sublime, taillant, construisant, rapiéçant et recomposant, insufflant son âme et son génie dans ce mannequin costumé transformé par elle en je ne sais quelle héroïne barbare des livres saints. M. Gounod se doutait-il seulement du chef-d’œuvre qu’il avait produit ? Non certes, et le mouvement insolite auquel il s’est livré nous le prouve : un maestro plantant là l’orchestre qu’il dirige pour offrir par-dessus la rampe en plein public, en plein spectacle, des poignées de main à sa prima donna ; voilà ce qui, du moins en France, ne s’était jamais rencontré ; mais que voulez-vous ? La surprise, l’éblouissement, l’immense joie de s’entendre acclamer par une salle entière à propos de ce que soi-même on supposait n’être qu’une besogne quelconque, est-il possible, en pareil cas, de ne point admettre les circonstances atténuantes ? Honni soit donc qui mal y pense ! Que d’autres blâment et plaisantent, nous cédons quant à nous très volontiers à l’indulgence, pourvu qu’on nous accorde qu’après un tel exemple, il ne saurait plus être question de livrer l’orchestre de l’Opéra à la merci d’un compositeur irresponsable. Un homme comme M. Gounod ne reconnaît pas de chef hiérarchique ; une fois monté au pupitre, il use à son gré de l’autorité qu’on lui délègue, et nul n’a sur lui droit de remontrance. Qui nous dit que le singulier épisode intercalé ce soir-là dans la pièce ne se répétera pas et que ce qui fut une simple algarade ne deviendra point un scandale ? Un compositeur trouve bon de manifester coram populo son enthousiasme pour sa cantatrice, et tout de suite il arrête les violons sans tenir compte de ce que la parenthèse a de ridicule. Car cette cantatrice à laquelle il tend la main est tombée morte en terminant le morceau, et c’est le moment que choisit l’auteur pour la congratuler, comme s’il pouvait y avoir là devant ses yeux autre chose que le personnage d’Hermosa inanimée et dont c’est la plus grande injure qu’on puisse faire à une tragédienne que de venir déranger l’attitude ! On ne se figure pas à quel point ces maladresses spontanées importunent un artiste. Je n’oublierai jamais le mécontentement de Frédérick dans une occasion de ce genre. C’était à une répétition de Ruy Blas ; on mettait en scène le cinquième acte ; arrivé à ce vers :
Je crois que vous venez d’insulter votre reine,
Frédérick eut de l’hésitation ; il essaya mainte variante, puis soudain après un mouvement splendide, on le vit s’arrêter net et rester absorbé. « Bravo ! Frédérick, s’écria l’un de nous allant à lui et le secouant par le bras. – Quoi ! qu’est-ce ? murmura l’acteur, tout ahuri comme au sortir d’un rêve. Que me voulez-vous ? – Mais seulement vous dire que vous avez été sublime. – En ce cas, mon cher, vous avez mal choisi le moment, car j’étais en train de fixer mon effet, et vous êtes cause que je ne le retrouverai plus. » Quoi qu’il en soit, il importe que le règlement reprenne ses droits et que tout rentre dans l’ordre accoutumé. Libre aux compositeurs, membres de l’Institut ou simples mortels, d’aller chez Pasdeloup et chez Colonne conduire l’orchestre tant qu’il leur plaira, l’Académie nationale ne se prête pas à ces petites fêtes de famille. Le grand public veut être respecté ; quand on ne le respecte pas, il se fâche, et bien des gens assis à l’orchestre ce soir-là vous diront qu’à certain moment, un vent de fronde menaçait de souffler.
Revenons à Gabrielle Krauss. Jamais peut-être on n’a comme elle réuni l’art antique et l’art moderne. Pulchrum et antiquum, s’écrierait Pline le Jeune, Celle-là est bien la vraie fille d’Hélène et de Faust. Jusque dans la violence, elle a la grâce et l’harmonie, et Dieu sait si la Krauss est violente dans ce rôle d’Hermosa ! Comme d’un arbre tordu par la tempête, chacune de ses contorsions est superbe, parce que dans la nature la beauté règne toujours et qu’elle est, elle, la nature dramatique en personne. Le son et le geste naissent, meurent ensemble, ne pouvant se disjoindre. Vous avez devant vous une des plus imposantes manifestations de cette école viennoise d’où sortait la grande Schrœder, – celle de Schiller et de Goethe, mère de la Devrient, – de qui procède également Gabrielle Krauss. Portée à ce point, la représentation théâtrale devient une partie de l’histoire, et quand on voit la Krauss dans ce personnage d’Hermosa, on se prend à rêver pour elle des Clytemnestre, des Électre, des Judith [1], des Agrippine, des Catherine de Médicis et des Marguerite d’Anjou.
Étant donné le cas qui se rencontre, le mieux que nous ayons à faire est d’oublier ce qu’on représente pour ne nous attacher qu’au mode de la représentation, qu’au génie évoquant a nos yeux une variété typique de la folie : une étude, et pour continuer à nous placer au point de vue du peintre, quel impressionniste inventerait donc mieux que son costume et que sa pantomime lorsqu’elle entre en scène, shrouded, comme disent les Anglais, enlinceulée, dans ses longs voiles blancs et ses cheveux emmêlés sur sa figure ! Tout en elle, sa démarche, son regard, l’ébranlement de l’être nous dénonce un immense ravage ; évidemment la foudre a passé là. L’horreur dont ses yeux sont pleins emplit les vôtres ; ce qu’elle a vu, vous l’avez vu, et quand elle écarte le masque épais et noir de ses cheveux et qu’un rayon, un seul, éclaire son visage presque aussitôt replongé dans la nuit jusqu’au moment où, d’un geste écrasant, électrique, elle rejette l’ombre derrière elle pour toujours, secoue les ténèbres et se lève resplendissante, toute lumière, – connaissez-vous rien à la scène de plus surprenant ? Tragédienne lyrique ou simplement dramatique, Rachel ou Gabrielle Krauss, peu importe, si le type est rendu, créé ; seulement, chez la cantatrice, l’expression est multiple, et cette complication d’efforts, ce double jeu doit compter à sa gloire comme surcroît.
À ceux que les études vocales intéressent, la Krauss offre, en outre, un bien remarquable sujet d’observation ; je veux parler de cette complète possession d’elle-même qui la caractérise désormais. Ainsi, au troisième acte, lorsqu’après la grande scène où elle tombe comme morte, elle se relève pour le duo avec Mlle Daram, les résonances vocales sont aussi intactes, inébranlées que si toute son âme ne s’était précédemment donnée et prodiguée. C’est qu’il se passe chez elle à l’heure actuelle ce qui n’arrive que chez les maîtres ; elle a, comment dirai-je ? établi sa voix hors d’elle-même, elle l’a en main et la gouverne indépendamment des influences extérieures capables d’agir à certains jours sur l’expression, mais impuissantes à entamer les qualités constitutives. De là cette justesse imperturbable des voix une fois mises et qui ne se démettent plus : « la messa di voce, » mot technique des Italiens qui n’a rien de commun avec l’émission de la voix, mais qui la précède. Une voix mise peut s’émettre, tandis qu’une voix non mise ne le peut pas et produit le son à la grâce de Dieu. Sous ce rapport, la Krauss est une leçon vivante.
Inutile d’entrer plus avant dans le détail de son exécution et d’insister sur le talent qu’elle déploie. Cette musique du Tribut de Zamora lui doit tout. Dans l’hymne national, elle change le dessin métrique ; au lieu d’une suite de deux croches, elle fait une suite de croches pointées suivies chacune d’une double croche ; elle introduit des silences d’une éloquence merveilleuse, crée le pathétique. Toute inspiration musicale qui prétend devenir populaire a pour premier devoir d’être symétrique. Sans carrure absolue, point de Marseillaise. Or comptez le nombre de mesures de ce chant et vous en trouvez dix-sept ; irrégularité résultant de la répétition des paroles : « Nous mourrons pour la patrie » et dont la cantatrice va tirer vaillamment profit, car s’il n’y a point de chant national sans une régularité parfaite, de l’irrégularité seule naît le pathétique. Périsse donc l’hymne patriotique des Zamoréens, puisque c’est le triomphe de la Krauss qui le veut ainsi, mais ce que ce triomphe exigerait, surtout, ce serait, dès à présent, une création digne d’elle. Là-dessus M. Vaucorbeil s’est expliqué de manière à ne plus nous laisser aucun doute lorsque, parlant naguère à là commission du budget, il a pris l’engagement formel de monter Fidelio cette année. Du Gounod, puis encore du Gounod, après Polyeucte, le Tribut de Zamora, c’est en vérité trop doubler du même, et ni le public de l’Opéra, ni la critique ne supporteraient qu’on maintînt davantage à pareil régime une Gabrielle Krauss. Donnons aux Rachel du Ponsard, il se peut que par occasion elles s’en accommodent, mais soyons bien sûr qu’elles n’en vivront pas ; il leur faut Corneille et Racine ; et quand nos Rachel sont des Krauss, il leur faut Beethoven.
Le rôle de Ben-Saïd ne se compose guère que d’une suite de tendres cantilènes et d’ineffables roucoulemens ; quanti sospiri ! quanti deliri ! Bizarre occupation pour un guerrier si bardé de fer que de passer le temps à soupirer la romance à madame ni plus ni moins que ce bel oiseau bleu de Chérubin ! Farouche, c’est lui qui le dit et dans quels vers ! Muses qui m’entendez, voilez-vous la face :
Fût-ce à demi morte,
Le tigre t’emporte
Dans son antre sourd ;
Tu seras la proie
Que sa griffe broie.
Rugisse de joie
Son sauvage amour !
Ce tigre-là n’a que larmes dans les yeux et douces plaintes dans la voix ; rendu à lui-même, il revient sur l’heure à sa pâmoison :
À force de s’aimer,
Je veux te désarmer,
O Xaïma, daigne m’entendre,
Mon âme est à toi sans retour,
Et s’est donnée en un seul jour,
À ne pouvoir plus se reprendre ;
Mon âme est à toi sans retour.
Je ne lui fais pas dire ; vous le voyez, c’est un Malek-Adel, et par ce trait le type devait séduire le musicien du Tribut de Zamora ; car il y a chez M. Gounod un coin de troubadour et de pastoureau ; en l’écoutant, vous pensez à Florian, comme en écoutant Bellini vous songez à Lamartine, et tout comme, en présence de Mozart et de Beethoven, vous vous ressouvenez de Raphaël et de Michel-Ange. Que de ritournelles charmantes M. Gounod n’a-t-il pas données dans ce goût ; villanelles, idylles, rêveries ! L’introduction même du Tribut de Zamora, avec l’aubade qui s’y trouve encadrée, est une pure églogue, et pendant le cours de l’ouvrage, quiconque aura conservé la mémoire des lectures du premier âge sera tenté de faire ici et là divers rapprochemens entre le pittoresque un peu suranné de cet orientalisme et la prose poétique de Gonzalve de Cordoue. Gardons-nous cependant de n’envisager le Sarrazin que sous son aspect de berger langoureux ; ce Tircis musulman a des retours et des rodomontades où le superbe baryton de M. Lassalle se déploie en toute puissance de timbre et d’accentuation dramatique. Citons, vers la fin du second acte, un larghetto de très grand style. Ce bel ensemble d’une harmonie instrumentale et vocale si habilement combinée, ce travail dans lequel se meuvent et circulent, se croisent et se fondent les sentimens des divers personnages, vous pénètre d’une sorte d’admiration mêlée de regret pour l’artiste qui, doué de pareils dons et possédant ce trésor de science, use la vie à se prodiguer, à se gaspiller de gaîté de cœur. Se contenter de n’être qu’un virtuose de premier ordre qui s’amuse et abuse, – tout à ses jolis riens, – quand on pouvait avec effort, lutte et persistance atteindre au laurier ; quel dommage ! L’effort ascensionnel, voilà en définitive ce qui aura manqué. Une chose d’ailleurs reconnue de tous et que M. Gounod a dû nécessairement méditer, c’est qu’à là suite de ces périodes débordantes de richesses où l’on a vu les génies se succéder sans interruption et se succéder aussi les œuvres créées pour tous les siècles, l’épuisement arrive tout à coup, la décadence. Or, ce sentiment, comment s’y dérober dans un âge tel que le nôtre, et s’il entre en vous, s’il vous possède, quelle puissance vous sauvegardera du scepticisme ? Le Ϝνῶθ τεαυτόυ socratique est, par le temps qui court, une rareté beaucoup moins grande que le vulgaire ne se l’imagine. Chacun de nous connaît sa mesure, et il n’y a que les absolument médiocres qui s’ignorent ; l’homme supérieur sait ce qu’il peut et ne peut pas. On a de bonne heure fait le tour de tous les systèmes, parcouru, inventorié, dévalisé toutes les écoles. On a sondé ses reins. Tandis que les flatteurs et les amis, – ce qui, trop souvent hélas ! revient au même, – vous cornaient aux oreilles leur éternel Tu Marcellus eris, on s’est dit, complétant la citation à son propre usage : « Vaincre les âpres rigueurs du destin, triompher par le travail, peiner et pousser la charrue, à quoi bon ? Est-ce que toutes les moissons du siècle ne sont pas rentrées, toutes les hauteurs occupées ? La postérité, quelle chimère ! L’heure présente seule importe, exploitons-la : éclectisme, scepticisme, empirisme ; glisser sans appuyer, amuser le tapis ; avec du clinquant faire de l’or, épuiser la veine, et puis, comme disait Louis XV : « Après moi, le déluge ! » Entre tant de facultés qui le distinguent, il en est une que M. Gounod possède à un degré exceptionnel : l’improvisation. C’est un improvisateur de génie, originalité moyenne au demeurant, mais qui, par voie de culture et mise en coupe réglée, est en train de produire ses résultats. Plus il avance en âge, et plus cette manière va s’affirmant. Parlerons-nous d’impuissance finale ? À Dieu ne plaise ! disons plutôt : impénitence. Il semble que ce soit son plaisir de ne pas daigner ; à peine sa main nonchalante consent-elle à secouer l’arbre de ses théories anciennes et modernes ; quoi qu’il en tombe, bourgeons et fleurs, il donne tout, jusqu’aux feuilles d’antan, jusqu’aux chenilles.
Prenez cette partition du Tribut de Zamora, et doucement, négligemment, laissez-vous faire. Sans aucun doute, vous trouverez à chaque pas des points d’arrêt pour la critique ; à l’objection succédera même parfois chez vous l’indignation. Cette monorythmie désespérante, ces continuels emprunts à tout venant, – combinaisons de timbres, unissons à la Verdi, motifs renouvelés d’Aïda dont vous sentez l’insistante et obsédante préoccupation, – ces formules effrontément italiennes, quelquefois une phrase entière, – comme dans le duo entre Hermosa et Xaïma au troisième acte où l’ombre éplorée de Donizetti vous apparaît tendant ses bras vers le ciel et s’écriant sur le même air : Mia Lucia ! – n’est-ce pas de quoi se révolter et quitter la partie ? Eh bien ! non, ne la quittez pas, poursuivez et vous trouverez en tournant le feuillet un diamant dont l’éclair vous éblouira. Que d’efforts piquans au milieu de ces défaillances, que d’exquises agglomérations de notes et d’intéressans accords chromatiques ! le styliste enchanteur faisant pleuvoir la rosée en plein désert. Je recommande dans l’introduction de la valse un certain accord : fa, sol dièse, do, mi bémol. Quant au motif, il pourrait être aussi bien de Léo Delibes, mais ce détail harmonique est du pur Gounod. Phénomène curieux à constater : pendant que l’Italien Verdi, abjurant les mollesses du terroir natal, regarde vers le nord et se convertit aux dieux nouveaux, l’auteur du Tribut de Zamora retourne à l’italianisme. Bien des gens se creusent la cervelle pour découvrir le secret de cette évolution ; le malheur veut qu’il n’y en ait pas. M. Gounod obéit à sa nature, dont le nom est diversité, doute, fluctuation, rêverie, toutes choses incompatibles avec l’art du théâtre. À d’autres les systèmes, la logique serrée, les tendances ; lui n’eut et n’aura jamais que des aspirations.
Savez-vous pourquoi le Tribut de Zamora l’emporte sur Polyeucte ? C’est à cause du pittoresque de l’action, de la variété des costumes, des danses, et de cette pompe décorative dont l’Académie nationale a magnifiquement fait les frais ; mais à ne les considérer que par le côté musical, soyez sur que les deux partitions se balancent. Polyeucte contient et sécrète l’ennui à plus haute dose, voilà toute la différence ; ôtez seulement de l’opéra nouveau Gabrielle Krauss et vous verrez ce que deviendra cette musique et ce qui vous restera de cette fameuse romance intercalée dans le duo des deux femmes au troisième acte. Au théâtre, c’est quelque chose ; au piano, ce n’est rien, et l’illusion, vous pouvez m’en croire, n’est point lente à s’évanouir, elle tombe dès la première mesure, – une quarte diminuée, – dont la grande charmeresse, avec son goût parfait, réussit à déguiser la vulgarité et qui se montre alors dans le simple appareil d’une de ces mélodies que soupire Jenny l’ouvrière. On connaît cette réponse légendaire des directeurs de théâtre aux jeunes auteurs en leur rendant leurs manuscrits : « C’est plein de talent, mais il n’y a pas de pièce. » Ce mot s’applique admirablement aux ouvrages dramatiques de M. Gounod ; vous trouverez là, dans des encadremens de feuillage et d’or, toutes les poésies de la romance : le vallon, le soir, les étoiles, toutes les harmonies, religieuses, pastorales et sidérales ; c’est en effet plein de talent, mais il n’y a pas d’opéra ; le caractère de cette musique est de manquer de forme, de type ; elle est en quelque sorte fluide, point plastique, et par là se refuse à l’étude des passions autant qu’elle excelle à chanter le charme mystérieux de la solitude au fond des bois.
M. Gounod n’est point ce qu’on appelle un génie, mais nul mieux que lui ne réussit à mettre en œuvre le génie des autres, à faire ce que Liszt maniant, pétrissant les idées de Schubert, de Bellini, de Beethoven, intitulait jadis des « transcriptions. » Il va d’Auber à Richard Wagner en passant par Weber et Meyerbeer et stationnant devant l’orchestre de Verdi, qui pour le moment l’a médusé. Tous les dieux, demi-dieux et quarts de dieu qu’il rencontre deviennent aussitôt l’objet de ses dévotions et vous vous récitez involontairement les jolis vers de Musset, un autre sceptique, celui-là, mais dans son art du moins un vrai croyant :
Vous me demanderez si je suis catholique.
Oui, – J’aime fort aussi les dieux Lath et Nésu.
Tartak et Pimpocan me semblent sans réplique.
Que dites-vous encor de Parabavastu ?
J’aime Bidi. – Khoda me paraît un bon sire,
Et quant à Kichatan, je n’ai rien à lui dire.
Il ne suffit pas de prendre le premier modèle venu et de le reproduire, il faut marquer ses personnages de l’empreinte typique : doña Anna, Fidelio, le Figaro de Rossini, sa Desdemona (au troisième acte), Valentine, Bertram, Agathe (du Freischütz), Euryanthe, Guillaume Tell, ont cette empreinte des créations destinées à vivre et à survivre, mais ce Ben-Saïd, quel est-il ? que sont cette Hermosa, cette Xaïmà ? que valent-elles en dehors de la circonstance, et quel idéal la musique ajoutent-elles à ces figures de mélodrame ? Pures illustrations de keepsake, œuvre habile, intéressante d’un partitionnaire merveilleux, mais où le grand artiste n’intervient pas. Ces langueurs, ces fadeurs, cette ritournelle prolongée, ces chatoiemens d’étoffe et ces coquetteries de pastel, même en supposant que tel fût le goût du public, serait-ce là une raison de tant s’y complaire et ne serait-il pas mieux de chercher à l’élargir, ce goût, à l’élever ? On ne détruit pas l’ivraie, c’est certain, mais tâchons au moins qu’il pousse par-dessus un peu de blé. « N’es-tu point honteux, disait Cherubini à Boïeldieu, d’avoir de si beaux succès et de si peu les mériter ? » La forme mélodique de M. Gounod, flottante, indécise, ressemble à ce papillon des Indes qui prend la couleur de la plante sur laquelle il vit. Ainsi, dans le Tribut de Zamora, tantôt c’est la plante Aïda, tantôt la plante Euryanthe, quand ce n’est pas la plante Lucia. Emprunter des rythmes à Weber, à Verdi, passe encore ; mais en aller demander à Donizetti quelle détresse ! La personnalité, lorsqu’elle vous apparaît, n’existe que dans des combinaisons, des élégances et des curiosités d’arrangement, le reste est monorythmie, monotonie, absence de mouvement. Vous diriez une sorte de panthéisme musical ; hélas ! où tout est Dieu, rien n’est Dieu, et voilà justement ce qu’on peut dire de cette mélodie.
F. de Lagenevais.
[1] La Judith de Meyerbeer, par exemple, qui malheureusement n’existe qu’à l’état fragmentaire.
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Charles GOUNOD
/Adolphe d’ ENNERY Jules BRÉSIL
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publication date : 01/11/23