Revue musicale. Déjanire
REVUE MUSICALE
THÉÂTRE DE L’OPÉRA : Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes, paroles de Louis Gallet et M. Camille Saint-Saëns, musique de M. Camille Saint-Saëns. – […]
Il nous a plu de revoir à loisir, loin du théâtre ou du concert, et comme en tête à tête avec la seule musique, ceux des ouvrages de l’illustre auteur de Déjanire qu’on peut appeler antiques : nous voulons dire ceux-là dont M. Saint-Saëns emprunta le sujet ou l’idée à l’antiquité. Ce fut vraiment une belle revue. En tête ont paru trois des Poèmes symphoniques : Phaéton et les deux « Héraclides, » le Rouet d’Omphale et la Jeunesse d’Hercule, dont le principal thème sert en quelque façon d’épigraphe mélodique à l’opéra nouveau. Vint ensuite, pour une moitié du moins, la Lyre et la Harpe, admirable diptyque sonore. Enfin, passant de l’ordre des idées, ou des images, à celui des figures vivantes, nous avons évoqué trois héroïnes, fort inégales d’ailleurs : Antigone, Hélène et Phryné. Laissons de côté les « poèmes » pour orchestre seul et ne rappelons, à propos d’un drame, ou d’une tragédie en musique, que la cantate et les trois partitions de théâtre.
On sait le sujet de la Lyre et la Harpe, une des premières odes de Victor Hugo : c’est l’opposition et comme le débat entre les deux âges et les deux âmes de l’histoire, l’antithèse entre les deux versans de l’humanité que sépare la croix, entre le paganisme et le christianisme, célébrés l’un et l’autre, en strophes alternées, par la lyre profane et la harpe sainte. Historique, philosophique, morale, poétique, cette alternative est musicale aussi. Bien plus, elle l’est éminemment, et l’étude comparée des paroles, même d’un Victor Hugo, et de la musique, mais d’un Saint-Saëns, montre à n’en pas douter que la musique a su, mieux encore que la poésie, avec plus d’éclat, de richesse, de variété surtout, accuser, fortifier, élargir le contraste qui fait l’essence même du sujet.
Rien que dans la couleur antique, la musique a marqué plus que des nuances. Dans l’âme païenne elle a distingué divers états. Au début de la première strophe : « Dors, ô fils d’Apollon ! » des accords parfaits, les plus calmes de tous les accords, s’étagent, s’égrènent en arpèges lents, presque silencieux, autour du poète endormi. Nous croyons voir et, longuement, nous contemplons, béni, bercé par les Muses, le sommeil antique répandu sur un front ceint de lauriers. Enfin, quand vient le dernier vers : « La lyre chante auprès de toi, » alors il semble en effet que la lyre s’éveille ; son nom, trois fois redit, provoque dans l’orchestre l’éclosion, puis l’explosion d’un enthousiasme qui bientôt s’apaise, tombe, et les cordes d’or, un moment pressées et vibrantes, redeviennent muettes.
En ce conflit d’idées et de sentimens, toute créature intervient. Il n’est pas jusqu’aux animaux qui n’y apportent leur symbolique témoignage. La colombe, figure de l’Esprit-Saint, descend des cieux ; l’aigle au contraire y monte, et nous entendons, nous voyons presque l’oiseau de Jupiter s’enlever sur des basses vigoureuses et grondantes, sur des trémolos frémissans, aux sons d’un orchestre qui siffle et fend l’espace, d’une voix qui lance l’éclair et la foudre.
D’une main rude ou caressante, le musicien fait sonner toutes les cordes de la lyre. À l’ode ardente succède la plus voluptueuse élégie (voir certaine strophe, exquise entre toutes, à la louange non de l’amour, mais des amours : « Aime ! Eros règne à Cnide, à l’Olympe, au Tartare ! ») Jusqu’à la fin, surtout à la fin de cette cantate où deux voix se répondent, la voix du paganisme peut-être l’emporte. Un souffle dionysiaque anime, exalte le dernier chant de la lyre :
Jouis ! c’est au fleuve des ombres
Que va le fleuve des vivans !
Hé ! quoi, diront les renchéris, une valse ! Oui, mais laquelle ! De quel cœur, de quelle fièvre elle marque les pulsations ! Avec quel entrain, quelle verve juvénile ! Carpe diem… Nunc est bibendum. Il existe plusieurs espèces d’« impératif catégorique. » Ce n’est pas celui de la raison, mais celui de la folie, ou tout au moins de la joie païenne, qui presse et précipite ici l’élan d’un hymne doublement bachique, à la fois danse et chanson.
Gardons-nous enfin de négliger cette autre strophe de la lyre :
Chante ! Jupiter règne et l’univers l’implore.
Elle chante l’âme antique toujours, mais l’âme du monde. Lancée, fouettée d’abord par des traits de violons, elle est bientôt entraînée dans un tournoiement, dans une céleste ronde où les thèmes se meuvent, roulent et voguent ensemble à travers l’espace. Instrumentales ou chorales, les masses évoluent avec ordre. Après Théocrite ou Pindare, on se souvient ici de Pythagore. Ainsi que des mathématiques, il peut donc y avoir, dans la musique, même de la cosmographie ! Et l’on conclurait volontiers un peu comme concluait, après une rêverie astronomique aussi, l’auteur des Sources, le P. Gratry : si, en face de cet ensemble grandiose, de cet harmonieux univers, si, en face de ces mouvemens admirables et de ces lois sereines des sons, obéies avec sérénité, vous écoutez sans entendre et sans comprendre, alors, oh ! alors je vous plains.
Maintenant, « en scène ! » Sur le théâtre de M. Saint-Saëns, Hélène occupe une place modeste. Je ne me souviens guère que d’une seule phrase, charmante d’ailleurs, où la fille de Léda regrettait, un peu dans la manière, sinon de la Belle Hélène d’Offenbach, au moins de la Bonne Hélène de M. Jules Lemaitre, l’heureuse paix que sa beauté fatale avait compromise et perdue. Il y avait là de la dignité, de la bonhomie aussi, de la lassitude, avec un grain peut-être de malice. Rien de pareil dans l’Antigone traduite de Sophocle par Meurice et Vacquerie et représentée en 1893 au Théâtre-Français avec accompagnement d’orchestre et de chœurs. Antigone elle-même n’y chantait pas. Il est vrai que la voix, les accens, les gestes et les attitudes de Mme Bartet composaient la plus pure harmonie. Quant à la musique, le musicien, qui ce jour-là se trouvait en goût d’archéologie, l’avait exactement réduite aux éléments de la musique antique : modes grecs, unisson vocal, orchestre peu nombreux (quelques flûtes, hautbois, clarinettes, harpes et quatuor à cordes), qui tantôt soutenait les voix à l’unisson, tantôt brodait sur la mélodie un léger contrepoint. L’ensemble était austère, un peu rigide. Pourtant ces moyens, ces effets archaïques, assurément les plus simples qui soient au monde, parurent quelquefois nouveaux par leur simplicité même. On entrevit aussi quelles ressources, quelles richesses tient en réserve le rythme d’abord, et puis la monodie, qui n’est qu’une ligne, une seule, de sons. Ainsi tout en cette œuvre se conforme à la lettre de l’art antique. Mais une page au moins, délicieuse, en respire aussi l’esprit ou l’âme : c’est l’hymne à Eros, imité d’une chanson populaire que Bourgault-Ducoudray rapporta de Grèce, de sa Grèce bien-aimée : deux strophes, très brèves, que chante une voix seule, à laquelle, en trois mesures à peine, le chœur, pour conclure, répond. Là encore tout paraît ancien et purement grec : le mode, les modulations, l’accompagnement d’une harpe, qui pourrait être une lyre, l’espace ou l’ambitus étroit où se meut la mélodie, enfui jusqu’à cet ornement léger, ce gruppetto qu’on appelle « mélisme, » et qui ressemble à une boucle sonore. Avec cela, tout est moderne, tout est jeune, et pas un de nos chants d’aujourd’hui ne saurait mieux que cet hymne d’autrefois mettre en notre cœur le trouble, et dans nos yeux presque les larmes, d’une tendresse vague et d’une étrange mélancolie.
Au contraire, il n’y a pas trace dans Phryné d’archéologie musicale. Tout y est de notre temps, y compris, en certain passage, l’irrévérence et la parodie. M. Saint-Saëns, qui fait tout ce qu’il veut, n’aurait eu qu’à le vouloir, pour changer cet opéra-comique en une savoureuse opérette. Reportez-vous seulement à certains chœurs du premier acte, qui célèbrent l’inauguration du buste d’un archonte. Comme satire, comme caricature municipale et politique, pour bafouer, pour « conspuer » selon leur mérite, quelques-uns de nos archontes modernes, la musique ne saurait déployer plus de verve et d’ironie.
Jamais non plus, depuis Gluck, Berlioz et Gounod, la musique ne témoigna plus d’admiration et de respect aux belles imaginations de l’antiquité. Dès que Phryné paraît, une atmosphère et comme un parfum mystérieux, presque sacré, flotte autour d’elle. Elle marche dans un halo sonore. La musique ici l’enveloppe ; mais, ailleurs, plus hardie et magnifiquement lyrique, elle la dévoile. On ne saurait assez rappeler et vanter le récit, fait par la courtisane, de certain bain de mer, à sa beauté glorieux, le soir où des pêcheurs, qui jetaient leurs filets, crurent voir et saluèrent en elle Aphrodite. C’est un chef-d’œuvre que cet épisode, et de plus d’une manière : chef-d’œuvre pittoresque et pathétique à la fois. Avec ampleur, avec sérénité, la symphonie et la voix décrivent, d’abord le calme nocturne et marin ; puis, avec une grâce ondoyante, les ébats de la baigneuse. Bientôt le calme se trouble et le paysage s’emplit, devant la rayonnante apparition, d’un émoi religieux. Tout était paisible, tout est bouleversé : l’âme des nautoniers, celle de la jeune femme et celle des mers. Alors, avec les pêcheurs éblouis, on dirait que la musique elle-même s’abuse et qu’enivrée de son erreur, de son égarement divin, elle acclame, elle adore Astarté, naissant de l’écume des flots.
On aimerait de rechercher un jour les sentimens, les sensations et les spectacles, autrement dit les ordres divers de la pensée, de la vision aussi, dont un Saint-Saëns a créé des représentations sonores. N’est-ce point en somme à cette création que le talent, voire le génie des maîtres se reconnaît et se ramène ? Ce jour-là, des pages comme celles que nous venons de rappeler et de réunir, compteront parmi les plus purs hommages que la musique moderne et française ait rendus au génie de l’antiquité.
Venons enfin à Déjanire. Si, pour y arriver, nous avons pris le plus long, nous arrêtant à des œuvres antérieures, mais, par le sujet au moins, similaires, ce n’est pas avec le dessein d’en esquiver ou d’en abréger l’étude. La forte tragédie lyrique de M. Saint-Saëns n’a pas besoin de ces précautions, de ces ménagemens, pareils aux mensonges que Renan jadis appelait « d’eutrapélie, » et qui ne trompent pas.
Sous sa forme première, aujourd’hui retouchée, Déjanire se rattache en notre mémoire à des impressions pittoresques : un été du Midi, la petite ville de Béziers en fête, et, sous les fenêtres du plus aimable des hôtes, pendant un banquet, le passage de certain « Chameau, » bête locale et traditionnelle un peu parente de la Tarasque provençale. Il nous souvient encore, après le festival, d’une visite au généreux poète Henri de Bornier, en son mas voisin d’Aigues-Mortes, caché sous les platanes et les lauriers-roses. Un jour, on allait voir la ville de saint Louis et la tour de Constance, sous sa robe de pierre que le temps a faite d’or. Un soir de lune, au bord d’une mare, des Bohémiens étaient campés et jamais scène plus simple, par une nuit plus belle, n’eut plus de grandeur et de majesté. Quant à la musique de Déjanire, exécutée dans les arènes, en plein air, nous ne l’avions guère entendue. Cette fois-ci, la salle même de l’Opéra lui fut moins funeste, et n’en a pas tout dévoré.
Faut-il, ayant égard à la décadence des études classiques, rappeler le sujet de la tragédie ? C’est Hercule amoureux de la jeune Iole, dont il a non seulement vaincu, mais tué le père. Et cette victoire, et ce sang versé, ne sont pas les seuls obstacles où se heurte la passion d’Alcide. Premièrement Iole aime Philoctète, de qui secondement elle est aimée. Déjanire enfin et surtout n’entend pas souffrir une trahison. Après quelques péripéties, dont la plus décisive est le consentement résigné d’Iole à l’hymen qu’elle déteste, le salut de Philoctète étant à ce prix, Déjanire a recours à l’envoi de la tunique sanglante, ne la croyant douée que d’un charme d’amour.
Vous en savez l’effet plus funeste. Autrefois Chénier, d’après Ovide, l’a décrit superbement :
Œta, mont ennobli par cette nuit ardente,
Quand l’infidèle époux d’une épouse imprudente
Reçut de son amour un présent trop jaloux.
Victime du Centaure immolé par ses coups,
Il brise tes forêts : ta cime épaisse et sombre
En un bûcher immense amoncelle sans nombre
Les sapins résineux que son bras a ployés.
Il y porte la flamme, il monte, sous ses pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque.
Et, l’œil au ciel, la main sur la massue antique,
Attend sa récompense et l’heure d’être un dieu.
Le vent souffle et mugit. Le bûcher tout en feu
Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte aux palais divins l’âme du grand Alcide.
À l’Opéra, les choses finissent aussi mal, mais avec moins de magnificence, et surtout beaucoup plus lestement. Ce dénouement, que Musset, à bon droit, aurait qualifié de « bien cuit, » ne met peut-être pas cinq minutes à cuire.
En général, une des qualités éminentes du nouvel opéra de M. Saint-Saëns est la brièveté. Rien n’y traîne, rien n’y languit, hormis peut-être, par momens, le rôle nécessairement ingrat de Philoctète. Mais cette brièveté n’est pas sécheresse, encore moins indigence. La musique de Déjanire a les caractères d’une esquisse et comme d’un rayon sonore, mais qui serait d’un maître : la sûreté, la force, avec la souplesse, l’aisance, et, quand il le faut, la finesse. Elle suggère, cette musique, elle indique, et elle passe. Elle sait, en disant peu, tout faire entendre. Elle épargne la matière et la choisit, au lieu de la prodiguer. Des notes, en petit nombre lui suffisent : toutes celles pourtant qui sont nécessaires, et quelques-unes avec, pour l’agrément, parfois pour les délices. Prenez les personnages et les « situations : » comme caractères et comme « effets, » comme vie et comme vérité, rien n’y manque. Les deux figures d’Hercule et de Déjanire, soit isolées, soit aux prises l’une avec l’autre, sont posées, et composées d’une main ferme. Leurs sentimens, leurs aspects, même extérieurs, se traduisent par d’énergiques raccourcis. Pour Hercule, c’est tantôt une brève sonnerie de trompettes, tantôt le thème, rappelé ou développé modérément, de sa jeunesse. Le rôle aussi de Déjanire se contient et se concentre beaucoup plus qu’il ne se déploie. Oui, les formes de cette musique, encore une fois, sont brèves ; mais du moins elles sont. Elles sont dès le commencement, dès les premières notes. À peine ont-elles paru, quelles portent en nous la notion de leur être et l’assurance de leur réalité.
Et puis, une ou deux fois au moins, quand le drame ou le lyrisme l’exige, il arrive que la musique prend son temps et se donne carrière. Elle remplit alors de plus vastes épisodes : les imprécations de Déjanire à la fin du premier acte ; à la fin du second, les fureurs d’Hercule et l’admirable chœur propitiatoire qui les suit. Là sont les pages maîtresses de l’œuvre et, comme elles gardent, malgré leur ampleur, un juste rapport avec le reste, elles couronnent l’ensemble et ne l’écrasent pas.
Il est impossible, quand on étudie un ouvrage de M. Saint-Saëns et, dans cet ouvrage, la nature et l’art du musicien, de ne pas en revenir toujours à la seule idée, au seul idéal où cet art se rapporte, au seul mot qui le puisse définir : celui de classique. Sainte-Beuve entendait par là d’abord, au sens latin, l’excellence et le premier rang. Le terme implique de plus, autant que la grandeur, et dans cette grandeur même, l’ordre et la discipline, la proportion et l’équilibre ; jusque dans le lyrisme et l’effusion, la retenue et la maîtrise, une forme enfin, un style, dont la force du sentiment, voire la violence de la passion, n’altère pas la pureté.
Regardez seulement, sans même l’entendre, la partition de Déjanire. Rien qu’à la vue, ou pour la vue, elle est claire, avec des blancs, beaucoup de blancs. Les notes semblent y avoir été semées d’une main discrète et non pas à poignées. Elle épargne nos yeux, comme elle ménagera nos oreilles. Et puis elle porte à tout moment des indications de ce genre : en mesure, bien rythmé, ne pas ralentir, sans presser. Et cela fait grand bien. On aime de retrouver ici les élémens d’un solfège supérieur, les articles du catéchisme musical, un rappel aux principes, aux vérités fondamentales que la plupart des musiciens, compositeurs, interprètes, et le public par-dessus le marché, ne connaissent plus. En reprendront-ils connaissance ? M. Saint-Saëns lui-même nous contait qu’une partition de Rameau porte également, écrit de la main du maître : Bien en mesure. On me l’avait promis. Et ces derniers mots donneraient à penser qu’on n’avait peut-être pas tenu la promesse.
La mesure, au sens non plus spécifique, mais général du terme, la mesure est partout gardée en Déjanire. Elle assure et fait harmonieux les rapports entre les élémens divers, entre les chœurs et les soli, entre la musique et la parole, entre l’orchestre et la voix. Que celle-ci déclame ou chante, les instrumens la servent et ne l’asservissent pas. Ils chantent avec elle et non pas sans ou contre elle. Plus d’un exemple montrerait l’heureuse alliance de la symphonie avec le récitatif ou le chant d’un personnage isolé, quand ce n’est pas (voyez la tumultueuse approche de Déjanire, au premier acte) avec les rumeurs et les mouvemens de la foule. Cette musique, en tout efficace, l’est jusque dans le détail de la déclamation. « Que peu de temps suffit pour changer toutes choses ! » Il suffit aussi de peu de sons. Telle phrase d’Hercule : « J’ai dormi dans la fraîche rosée ; » quatre mots, parfaitement insignifians, de la suivante Phénice : « Alors Déjanire est venue, » autant de propos qui, parlés, ne sont rien, mais qui chantés, chantés à peine, deviennent quelque chose, et de délicieux. Chant, déclamation, orchestre, un orchestre qui lui-même tantôt déclame et tantôt chante, qui soutient la parole, qui l’exalte et l’échauffe, qui la précipite, à moins qu’il ne l’arrête et ne la brise, tous ces éléments combinés font des fureurs de Déjanire (fin du premier acte) un monologue éloquent. Les fureurs d’Hercule, par où le second acte s’achève, égalent au moins celles de son épouse. À travers le chœur superbe qui les suit, elles retentissent encore, mêlant une espèce d’horreur à la pitié du peuple pour le héros que torture l’amour. Puis elles s’éteignent, et maintenant c’est une prière, qui jaillit et s’envole de l’invective apaisée. Il n’y a pas de plus beau chœur dans la partition, mais tous les chœurs y sont beaux, emportés par un lyrisme robuste, héroïque, volontiers farouche, et digne, celui-là, qu’on le compare avec l’inspiration d’un Chénier.
Dans la Revue critique des idées et des livres, on rappelait dernièrement cette parole d’un grand peintre de France : « Les sens seuls, disait Poussin, ne doivent pas juger mes tableaux : il faut appeler la raison. » Elle est également le juge nécessaire des œuvres d’un Saint-Saëns et toujours elle décide en leur faveur. Cette musique, où rien de l’intelligence ne manque, la contente aussi tout entière. Elle vient de l’esprit et elle y retourne. M. Saint-Saëns n’a jamais cru, – lui-même l’écrivait un jour, – « que l’expression fût la principale qualité de la musique[1]. » Aussi ne la recherche-t-il pas avant tout et toujours. En tel ou tel passage de Déjanire, il se peut que la musique soit expressive modérément, ou que même elle ne prétende exprimer rien. Elle n’en est pas moins de la musique, et de la meilleure. Quand Déjanire conte à Phénice l’histoire de Nessus et de son propre enlèvement, de sa délivrance et de la tunique sanglante laissée entre ses mains par son ravisseur expirant, la narration nous paraît un modèle de ce genre, ou de ce style, où la musique, n’ayant pas à nous émouvoir, sait pourtant nous intéresser et nous retenir. Un autre épisode, plus secondaire encore (Phénice offrant à la reine le secours de ses enchantemens), pourrait bien être, dans le goût classique, archaïque même, un petit chef-d’œuvre de musique pure. Mais n’allez pas au moins vous imaginer que le public de l’Opéra prenne garde à de telles vétilles.
Ainsi le musicien de Déjanire « fait de la musique » à propos de tout, et de rien, pour le plaisir comme on dit, pour le sien et pour le nôtre. Mais dans cette musique parfois, quoi qu’en pensent les gens qui ne la sentent pas, notre cœur autant que notre esprit s’intéresse. Il serait hardi de refuser le don du pathétique au musicien de Samson et Dalila. Et maint passage, par nous cité, de son œuvre nouvelle, ne permet pas non plus qu’on accuse d’apathie Hercule, ou Déjanire même, ou la foule, sympathisant avec eux. Fût-ce dans l’ordre des sentimens tempérés, nous défendrions contre M. Saint-Saëns la valeur expressive de la musique, et de sa musique à lui. Nous lui ferions avouer, par exemple, qu’il y a dans le rôle d’Iole des grâces et comme des blancheurs exquises, ou que les adieux mensongers de Déjanire à Hercule respirent la plus hypocrite tendresse. Il n’est pas jusqu’aux choses mêmes, que cette musique ne sache rendre vivantes et poétiques : témoin l’espèce d’invocation que Déjanire adresse d’abord à la robe fatale, puis au firmament, où Junon, dit-elle, a placé, parmi les astres, les victimes du héros. Poésie de la nature, poésie du surnaturel, aucune ici ne manque ; par le contour mélodique, par les accords et par les timbres, tout nous devient sensible : l’influence de la tunique mystérieuse, et la profondeur de l’azur nocturne, et le scintillement des constellations.
Quant au sentiment proprement dit, plusieurs ont estimé qu’il y en avait trop, et de la sentimentalité même, au dernier acte, dans le chant nuptial d’Hercule. Ils ont traité de romance, ou peu s’en faut, l’hymne qu’un lyrisme tendre, mais noble et pur, anime. Ceux-là ne comprennent le fils d’Alcmène et ne l’imaginent que l’arc ou la massue en main. Ils oublient le fuseau, et que dans les intervalles de ses rudes besognes, le héros se permettait sans doute quelques douceurs. Encore une fois, celles-ci n’ont rien de mièvre ni de fade. Elle est vraiment antique, l’ode amoureuse : elle l’est par des nuances de rythme ou de métrique, par les modes et les cadences, par les inflexions de la ligne vocale ; par le caractère général, ou l’éthos (il est permis ici de parler grec), elle l’est encore ; elle l’est enfin, – en deux mots, que nous avons employés tout à l’heure, – par la lettre comme par l’esprit. Et puis, elle est un chant, un chant qui se dessine et se déroule ; parmi tant de choses brèves et concentrées, elle dure et s’épanouit. Dans l’ensemble et comme sur le fond d’une œuvre très noble, très grave, un peu sévère, elle ne fait pas l’effet d’une tache, mais d’une parure, ou d’une fleur.
M. Muratore a modulé, modelé, tantôt en force et tantôt en douceur, avec des effets alternés de lumière et d’ombre, cette cantilène d’amour. C’est un chanteur et c’est un artiste que M. Muratore. Le héros qu’il nous a montré n’est point un Hercule de foire, mais plutôt de musée : antique par la silhouette et le relief plastique et, dans la composition du rôle, par une vigueur jamais brutale ni massive. Il a donné de plus à tout son personnage un air sombre, fatal. Et cette mélancolie encore est très antique. Je ne sais plus quel poète grec la prête à l’archer divin lui-même après sa victoire. L’éloge de la voix et du talent de Mme Litvinne n’est plus à faire. On doit savoir à la cantatrice un gré tout particulier de chanter finement, à mi-voix, lorsqu’il le faut ; de ne rien sacrifier, en de tels passages, aux exigences d’un vaisseau trop vaste et funeste, et de placer ainsi la vérité d’une œuvre, fût-ce d’un détail de cette œuvre, au-dessus de la vanité des applaudissemens.
Dans le rôle de la princesse Iole, Mlle Gall a tort de prodiguer et de « pousser » sa voix. Mlle Charny (la suivante et magicienne Phénice) a raison de donner seulement la sienne. Les chœurs de l’Opéra n’ont jamais été meilleurs, et pour cet opéra j’aurais souhaité que le style des décors et des costumes ressemblât davantage au style de la partition. […]
Camille Bellaigue
[1] Portraits et souvenirs (article sur Gounod).
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publication date : 01/11/23