De Paris à Rome et de Rome à Paris
DE PARIS À ROME ET DE ROME À PARIS.
20 mars 1841.
Mon cher Lucien,
Depuis le jour où nous nous sommes rencontrés sur la route d’Italie, moi rentrant dans mes foyers, après avoir achevé le pèlerinage que tout lauréat de l’Institut doit entreprendre, et toi partant pour l’accomplir, je ne t’ai écrit que rarement, j’en conviens, et je te permets de m’accuser de paresse, mais non d’indifférence. Aujourd’hui je m’empresse de répondre à la lettre dans laquelle tu me demandes conseil sur ce que tu dois faire, revenir ou rester encore ? Ah ! mon ami, reste le plus long-temps possible ! Jouis de tes loisirs, de tes espérances, de tes illusions ! Repose-toi mollement sous les ombrages de la villa Medici ; berce-toi de doux rêves, au bruit de ses cascades ! Tu n’auras pas plutôt remis le pied sur la terre natale, et commencé tes démarches pour arriver au but final de tes études, de tes travaux, que tu regretteras amèrement les jours fortunés où tu vivais sans souci aucun, sans défiance aucune de la destinée.
Si, en nous accordant le grand prix et une honorable pension durant cinq années, l’Institut n’a d’autre intention que de nous garantir cinq années d’indépendance et de bonheur, il ne saurait mieux s’y prendre ; mais s’il a sur nous d’autres vues ; si, après nous avoir rendus heureux aux frais de l’État, il veut que nous puissions tous continuer de l’être aux frais du public, en vérité l’Institut s’abuse, et nous prépare des déceptions étranges, dans lesquelles peut-être il tombe le premier.
Quelle cruauté que de donner un espoir qu’on n’est pas en mesure de satisfaire, une prétention qui ne peut trouver sa place ! Et voilà pourtant ce que fait l’Institut en décernant tous les ans un grand prix de composition musicale, en délivrant tous les ans un brevet de grand compositeur, sans savoir si ce grand compositeur trouvera jamais l’occasion de composer n’importe quoi ! Ce que je te dis est exact à la lettre : je vais presque tous les soirs fumer à un divan (car il n’y a plus d’estaminets), et il n’est pas rare que nous nous trouvions là sept ou huit grands compositeurs, dont aucun n’a pu faire encore un opéra !
C’est que pour faire un opéra il faut d’abord un poëme ! Un poëme, bon Dieu ! comment le trouver ? Comment l’obtenir ? Pour ma part, j’aimerais autant chercher la pierre philosophale. Et figure-toi que d’abord rien ne semble plus facile à se procurer. D’abord, nous sommes tous plus ou moins de l’opinion des gens du monde qui regardent la confection d’un libretto d’opéra comme une plaisanterie, à laquelle tout citoyen est capable de se livrer, pour peu qu’il ait par devers lui quelque teinture de grammaire et d’orthographe. Ajoute à cela que dans le premier moment de notre retour dans la capitale, les poëmes, les libretti nous sautent au collet de toutes parts : nous n’avons que l’embarras du choix. Voulons-nous du grand ? voulons-nous du joli ? voulons-nous du gai ? voulons-nous du triste ? Il n’y a qu’à parler, qu’à demander : les poètes sont là tout prêts à nous servir selon nos goûts et nos mœurs. Par exemple, de tous ces poètes, il n’en est pas un seul qui ait été joué une fois sur un théâtre quelconque ! Ce sont en général des poètes-amateurs qui voudraient se lancer sur nos épaules : nous avons besoin d’appui, et ils comptent sur le nôtre.
L’un d’eux vint me trouver un matin, et me dit : — Monsieur, votre réputation m’est connue ; j’ai même entendu votre cantate le jour où elle fut exécutée à l’Institut. Je me rappelle encore un passage qui me fit une vive impression. (Ici mon homme essaya de fredonner une phrase boiteuse, qui certainement lui appartenait plus qu’à moi.) Je sais que vous cherchez un poëme, et en voici un que je vous apporte ; il est tout en vers, et pourtant je le destine à l’Opéra-Comique. Je l’avais écrit pour Boïeldieu, qui était de Rouen, comme moi, et qui m’honorait de son estime. Mais Boïeldieu trouva cela trop fort... — Alors, monsieur, repris-je modestement, comment voulez-vous que moi, qui débute ?... — Au contraire, c’est à cause de cela. Boïeldieu se sentait déjà pris d’une maladie mortelle ; il était au bout de son rouleau, passez-moi le terme, au lieu que vous, qui êtes jeune et superbe, qui arrivez d’Italie !... Justement mon sujet est italien : Pétrarque et Laure ! Si vous voulez avoir une idée de la manière dont je versifie, lisez seulement cette petite romance, ou bien ces couplets avec refrain ; c’est l’affaire d’une minute !
Je parcourus rapidement la romance et les couplets, qui ne me firent pas mieux augurer de l’ouvrage que le titre même et que le ruban rose, dont le manuscrit était orné. Cependant je promis de tout lire consciencieusement, à tête reposée. Ah ! mon ami, quelle promesse fatale ! que de courage il me fallut pour la tenir ! Mon poëte m’avait annoncé un dénouement original, et en effet le sien l’était : à la fin de l’opéra, Pétrarque épousait Laure !!! Stupete gentes ! Tu comprends que je fis comme Boïeldieu, et que je trouvai l’ouvrage d’une constitution beaucoup trop robuste pour mon inexpérience et ma faiblesse.
Si je te racontais les plans inconcevables, les sujets monstrueusement bêtes ou bêtement monstrueux qui me furent proposés par des hommes, dont plusieurs sont très spirituels, tu ne voudrais jamais me croire. Un entre autres, glorieux vétéran de la milice impériale, me demanda un rendez-vous pour me soumettre un sujet qu’il roulait dans sa tête depuis vingt-cinq ans, et dont la première idée lui était venue en Égypte. — Voyez-vous, me dit-il, je voudrais d’abord, au lieu d’ouverture, un grand silence, un silence absolu !... La toile se lèverait, et l’on ne verrait rien, absolument rien sur la scène !... — Pour peu que cela continue, lui dis-je, en comprimant un grandissime éclat de rire, la pièce est faite ! — Attendez, attendez ! me dit mon homme... Mais pour cette fois je n’étais pas en humeur d’attendre davantage, et je lui déclarai que sa pièce était d’un genre qu’à aucun prix je ne voudrais traiter.
Ces diverses épreuves me mirent à même d’apprécier la différence qu’il y a entre un homme d’esprit et un auteur, entre un homme capable d’écrire une lettre, un discours, un livre, et un homme capable de faire une pièce de théâtre. Évidemment, pour cette dernière besogne, il faut un coup d’œil particulier, une vocation spéciale, dans laquelle ce qu’on est convenu d’appeler esprit n’entre que comme accessoire. On peut en avoir beaucoup, lorsqu’on parle en son nom, pour son compte, et n’être qu’un sot, lorsqu’on essaie de faire parler les autres.
Je ne tardai pas à renoncer aux auteurs-amateurs, et à comprendre qu’il n’y avait de salut possible qu’avec les auteurs de profession. Mais ici nouveaux désappointements, nouvelles douleurs ! Les auteurs de profession sont tous de vieux renards, qui n’ont pas envie de compromettre le fruit de leurs veilles. Ils savent parfaitement ce que rapporte à l’auteur des paroles la vente d’une partition signée d’un nom célèbre, et ils savent aussi que les noms inconnus n’ont pas cours sur la place. Allez donc frapper à leur porte, allez implorer l’aumône de leur génie, et préparez-vous à l’une ou à l’autre de ces deux réponses : « Je ne demande pas mieux que de travailler avec vous, mais j’ai des engagements avec plusieurs compositeurs pour trois ans au moins », ou bien, « Je serai à vous quand vous voudrez : seulement, comme je n’aime pas à travailler pour le roi de Prusse, apportez-moi une lettre du directeur de l’Opéra, du directeur de l’Opéra-Comique, qui me demande un ouvrage pour vous, qui fixe positivement l’époque à laquelle l’ouvrage sera joué, et je ne vous ferai pas attendre. »
Si, par hasard, il se trouve que vous n’ayez pas encore songé à rendre visite aux deux directeurs précités, et à leur présenter votre humble requête, vous vous mettez en course immédiatement. En suivant l’ordre hiérarchique, vous commencez par le directeur de la rue Lepelletier, qui vous reçoit avec tous les égards dus à votre mérite, et qui vous éconduit très poliment au moyen de la phrase consacrée : « Monsieur, l’Opéra n’est pas un théâtre d’essai. » Ce qui au fond signifie ; « L’Opéra ne monte qu’un ou deux ouvrages par an, et il est obligé de les monter avec tout le luxe imaginable. Il a donc besoin de garanties, et il les cherche dans les succès obtenus par les auteurs, sur la tête desquels il risque soixante mille francs et six mois de travail. Obtenez des succès partout où vous pourrez, à Paris, à Vienne, à Rome, à Milan : revenez en triomphateur, et alors l’Academie royale de musique vous ouvrira ses portes. Sinon, non. »
De la rue Lepelletier, vous vous rendez à la salle Favart (du temps que c’était au théâtre de la Bourse, les choses procédaient exactement de même). Quand vous êtes parvenu à parvenir jusqu’à l’autocrate du lieu, ce qui n’est pas la chose du monde la plus facile, quand vous avez emporté les forts détachés, franchi l’enceinte continue, derrière lesquels M. Crosnier se retranche habituellement, M. Crosnier vous dit : « C’est pour moi un plaisir et un devoir que de vous aider à faire votre premier pas dans la carrière ; mais pour y paraître avec avantage il vous faut une bonne pièce : la pièce décide de tout à l’Opéra-Comique. Je vous en promets une de ma main : laissez-moi le temps de la chercher. » Vous acceptez avec reconnaissance une proposition si raisonnable. Le temps se passe, et M. Crosnier cherche toujours. Enfin, il trouve et vous donne une pièce, c’est-à-dire un acte, et un acte sans chœurs, un acte bien serré, bien étroit, bien étique ! Vous le traitez de votre mieux : on vous le chante assez mal, et vous n’obtenez que l’ombre d’un demi-succès. Vous voilà jugé sans appel ! Devenez ce que vous voudrez, ce que vous pourrez, mais ne vous avisez plus de rien demander au directeur et au théâtre, qui tous les deux vous ont payé leur dette, et qui sont désormais quittes et libérés envers vous. Est-ce leur faute, après tout, si pour votre coup d’essai vous n’avez pas fait un coup de maître, si votre premier enfantement n’a pas été un Nouveau seigneur, un Concert à la cour, un Chalet, que leurs auteurs n’ont mis au monde qu’après plusieurs années de tâtonnements et d’exercice ?
Un grand homme tous les ans, voilà ce que fait l’Institut, et un acte, rien qu’un acte pour justifier que vous êtes un grand homme, voilà ce que vous accorde le gouvernement ! Encore bienheureux celui qui obtient cet acte ! moi, je ne l’ai pas encore obtenu ; Bernard ne l’a pas encore obtenu : Samuel en avait un de la main du directeur ; mais le directeur s’est aperçu un peu tard que l’acte ne valait pas le diable, et a payé aux auteurs l’indemnité voulue pour se dispenser de le jouer. Le pauvre Samuel a touché cinq cents francs pour sa part : comme cela l’avance et le pousse dans son état !
Comment donc ferai-je pour inspirer la confiance, pour décider un directeur à m’éprouver, car je suis obligé de reconnaître qu’il y a une raison très raisonnable dans l’oppression dont je souffre et dont je me plains. Les directeurs, qui exploitent les théâtres à leurs risques et périls, ne sont pas obligés de me croire sur parole, et moi-même, la main sur la conscience, est-ce que je suis sûr de moi ? Parce que j’ai fait une bonne cantate, suis-je certain que j’ai du génie ? J’avoue que je m’en flatte quelquefois, en entendant un mystérieux orchestre bruire dans ma cervelle, mais d’autres fois je retombe et je doute de tout. À moins d’être aveuglé par un amour-propre colossal, on n’a en soi une croyance solide que quand elle s’appuie sur le suffrage du public, sur une aurore de popularité.
Encore si le grand prix décerné par l’Institut était la seule voie pour arriver au théâtre ! Mais, tandis que nous languissons, que nous nous morfondons sous le péristyle, nous autres malheureux vainqueurs, nous voyons pénétrer dans l’intérieur une foule de gens qui n’ont pas remporté la moindre victoire, dont le front ne s’ombrage pas de la moindre palme ! Les uns ont fait des romances, les autres n’ont rien fait du tout : mais le chapitre des considérations vient à leur aide. Ils ont pour eux l’ami d’un des parents du directeur ; ils sont recommandés par des personnages influents dans le monde et dans mille autres lieux. Dernièrement on m’expliquait pourquoi tel auteur se faisait jouer tous les soirs sur un certain théâtre, que je ne désignerai pas. Croirais-tu que c’est parce qu’il doit d’assez fortes sommes au claqueur de ce même théâtre ? Auteurs, qui voulez être joués, voilà la recette : Empruntez au claqueur.
Mais n’est-il pas affligeant de penser qu’en France, le meilleur pays de tous pour les artistes, le seul même où les compositeurs soient payés suivant leur œuvre et leur succès, il n’y en ait pourtant pas plus de trois qui puissent vivre de leur art ? Non sans doute, pas plus de trois, et encore je fais bonne mesure. Les autres sont réduits à se faire un autre état, une autre industrie, à épouser des femmes qui leur apportent en dot un commerce quelconque. Ah ! mon cher Lucien, je frissonne quand je songe que peut-être un jour je serai condamné, pour vivre, à copier de la musique, ou à me marier avec un magasin de nouveautés !
Tandis que je t’écris ces pages désolées, six de nos jeunes confrères sont en loge et se consument en efforts pour remporter le grand prix annuel ! Ils nagent en plein dans les illusions ! Ils habitent le palais des Songes ! Ils rêvent tout éveillés ! Voilà comme j’étais il y a cinq ans ! Alors je croyais à tout, et maintenant je ne crois à rien.
Je relis tous les soirs les Mémoires de Grétry : lui aussi, a souffert le martyre avant de s’élever à l’apothéose ! Que de dures épreuves n’a-t-il pas subies, et comme le bonheur a fondu sur lui tout-à-coup ! Le lendemain du succès de son Huron, de son premier ouvrage, un peintre de ses amis vint le trouver : « Tu vois, lui dit Grétry, un homme auquel depuis ce matin on a offert cinq pièces reçues aux Italiens. Tout ou rien est un adage qui se réalise surtout à Paris. Les poètes qui m’ont honoré de leurs visites sont ceux que j’avais sollicités vainement pour avoir un ouvrage. — Ah ! lui dit le peintre, j’ai bien ri hier à l’amphithéâtre : j’étais entouré de ces messieurs, et à la fin de chaque morceau ils criaient : « Ah ! il fera ma pièce ; vous verrez, messieurs, l’ouvrage que je lui destine. » Si l’on finissait un air comique : « Ah ! j’ai aussi de la gaîté dans mon ouvrage ; bravo, bravo, c’est mon homme ! » Enfin, poursuivit le peintre, as-tu accueilli quelques uns de ces messieurs ? — Non, je leur ai dit que Marmontel méritait la préférence, puisqu’il avait bien voulu se hasarder à moi. »
Pourquoi serait-il dit que pareille bonne fortune ne m’arrivera pas aussi quelque jour ? En l’attendant, mon ami, j’avoue que le bénéfice le plus clair du grand prix, que nous avons obtenu l’un et l’autre, me semble se réduire à avoir été de Paris à Rome et de Rome à Paris.
A. S.
Pour copie conforme : Paul Smith
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publication date : 02/11/23