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Exécution du Tasse

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EXÉCUTION DU TASSE
Symphonie dramatique
Couronnée au concnours de la ville de Paris

On s’étonna tout d’abord, au seul énoncé du verdict, que le jury ne se fût pas mis d’accord sur une seule œuvre, et que pendant six tours de scrutin les deux ouvrages eussent été maintenus obstinément sur la même ligne. On s’étonne, après audition, que les juges aient été si longs à découvrir qu’ils ne se mettraient jamais d’accord, tant il y avait de divergences de style et de tendances entre ces deux productions, l’une étant plus sagement pondérée, plus purement écrite, d’un équilibre plus parfait, l’autre étant plus décousue, mais plus vivace, moins châtiée, mais plus spontanée. Le rapporteur allait d’ailleurs au devant de cette impression quand il écrivait : « Dans l’autre (le Tasse), on sentait un talent moins accompli peut-être, mais une personnalité plus accentuée. L’instrumentation y est maniée d’une main moins sûre, le style plus heurté, mais l’abondance des idées, l’inspiration soutenue, une remarquable variété de coloris, des pages d’une saveur exquise ou d’un sentiment pathétique et profond compensaient largement les défauts même aux yeux des juges qui se montraient les plus sévères. »

Le jury a donc fait preuve de sagesse en tenant la balance égale entre la science acquise et les dons naturels, entre l’école et l’originalité naturelle ; mais l’équilibre si soigneusement gardé par ce tribunal a été rompu à l’audition officielle, non par le public, mais par un compositeur illustre entre tous, — j’ai nommé M. Gounod — qui, placé au beau milieu de la salle, le corps penché en dehors du balcon, battait des mains et criait bis avec une telle insistance qu’on a dû recommencer un morceau pour lui seul, et que les regards de tous les auditeurs se détournèrent bientôt de l’estrade pour converger sur lui, sans qu’il en parût troublé le moins du monde. Enthousiasme sincère, assurément, mais dont l’exubérante manifestation a eu cet inconvénient que M. Gounod a infirmé ainsi en quelque sorte le verdict d’un jury dont il avait fait partie ; et si tous les autres juges présents — M. Ambroise Thomas, en tête, — avaient exprimé aussi violemment leur satisfaction ou leur désapprobation, l’auditoire convoqué par le préfet de la Seine aurait eu bientôt le spectacle on ne peut plus récréatif d’une mêlée homérique entre sommités musicales et membres de l’Institut.

Le public, fasciné, bouleversé par un chef aussi fiévreux, a fait par force l’accueil le plus chaleureux à une œuvre qu’il écoutait d’abord avec quelque langueur, si bien qu’à la fin M. Godard n’a pas su résister aux cris de la foule et de son illustre patron qui l’appelaient sur l’estrade : il est venu saluer l’assemblée un peu surprise de ce triomphe improvisé, mais qui, comme toutes les assemblées, ne demandait qu’à être entraînée pour applaudir de plus en plus fort. M. Benjamin Godard et son collaborateur, M. Charles Grandmougin, comptent — je ne crois l’apprendre à personne — parmi les admirateurs les plus ardents de Berlioz. Aussi ne faut-il pas s’étonner s’ils ont composé ensemble une œuvre tout à fait romantique, bâtie sur le plan de la Damnation de Faust, et dont trois morceaux au moins rappellent, autant par la coupe poétique que par la facture orchestrale, trois fragments de l’œuvre adoptée pour modèle : à plus tard pour les signaler. C’est un véritable opéra que le Tasse de M. Grandmougin, mais un opéra qui, n’étant pas soumis aux nécessités mesquines du théâtre, peut changer de scène par le seul caprice du poète. L’intrigue de ce drame est fort mince et peut se résumer en deux mots. Le Tasse, épris de la princesse Léonora, sœur du duc d’Este, se laisse surprendre une belle nuit par le duc au milieu d’un entretien fort doux ; le duc le chasse et le poète s’enfuit par la campagne sous un orage épouvantable. Il trouve un asile momentané dans un couvent de moines, qu’il quitte bientôt pour aller retrouver sa sœur Cornélia en sa petite maison du golfe de Naples. Cependant la belle Léonora se désespérant toujours, son frère feint de lui pardonner et donne une fête où il « fait un instant le tendre troubadour ». Le Tasse, revenu on ne sait comment à Ferrare, pénètre dans le palais, se cache un instant derrière un pilier, puis reparaît plus furieux que jamais et fait du bruit comme dix ; tous les seigneurs le déclarent fou à lier, et le duc, s’autorisant de cet avis, fait enfermer le malheureux poète dont la raison finit par s’égarer réellement, malgré les soins de sa sœur Cornélia qui l’a suivi pour les besoins de la musique. La nouvelle de sa mort provoque dans tout le peuple un triste concert de lamentations et de sanglots.

Ce sujet est peu de chose, comme on peut voir, mais les auteurs, qui voulaient sans doute y introduire beaucoup d’éléments variés en vue du succès, ont employé toutes les herbes de la Saint Jean : chœur de moines avec prière du Tasse, qui rappelle certaine Favorite, admirée autrefois ; chœur de pâtres, danse de bohémiens, chœur de chasseurs et bien d’autres épisodes qui ne se rattachent pas directement au sujet mais qui sont des hors-d’œuvre à effet. Autant de concessions aux vieux us musicaux, que je ne m’attendais pas à trouver sous la plume de deux romantiques chevelus ; il y en a d’autres encore, et celles-là plus reprochables, parce qu’elles gagnent la musique, dans les divers épisodes de la fête chez le duc, qui sont juxtaposés et traités à l’italienne ; mais la plus grave de toutes est dans le premier trio, où le duc, après avoir exhalé sa colère contre le Tasse, quitte l’accent furieux du rôle pour reprendre son emploi de baryton et fournir une basse correcte aux tendres adieux du Tasse et de sa sœur : voilà un duc de bonne composition, ou je ne m’y connais pas. De pareils contre-sens sont tout à fait regrettables sous la plume d’auteurs qui se piquent d’observer sans nulle défaillance la vérité dramatique et la justesse d’expression.

M. Godard sait beaucoup de choses de son art et il en devine davantage ; il a l’instinct des curiosités harmoniques, mais, non content de ce qu’il trouve d’instinct, il est toujours en quête de recherches instrumentales et d’effets ingénieux ; il atteint souvent au curieux et tombe quelquefois dans le bizarre en cherchant trop la petite bête, comme on dit ; enfin, il est comme tant de jeunes compositeurs qui ne savent pas assez ménager leurs ressources sonores et qui ont souvent recours aux moyens les plus compliqués, aux instruments les plus bruyants pour exprimer la chose la plus simple du monde. Il dépasse alors le but, comme dans son grand chœur de fête, qu’il a fait d’une gaieté bruyante et brutale au possible au lieu de lui prêter une allure noble et distinguée ; or, ce défaut était tellement flagrant qu’il a frappé les auditeurs, même les plus profanes en musique. Ce sont là les défauts habituels des musiciens auxquels on trouve ce qu’on est convenu d’appeler du « tempérament » ; ce sont surtout les défauts de ceux qui se fient trop à leur facilité naturelle, qui produisent trop vite et ne méditent pas assez ce qu’ils font.

Ces réserves une fois faites, il faut reconnaître dans la partition de M. Godard une teinte poétique, de beaux élans dramatiques et une orchestration le plus souvent très ferme et bien nourrie. J’ai parlé de trois morceaux découlant directement de Berlioz ; ce sont le premier monologue du Tasse rêvant dans le parc, qui rappelle le début tout pareil de la Damnation de Faust, la course éperdue du Tasse dans la montagne, qui rappelle la course à l’abîme jusque par le dessin martelé des violons et les appels des cuivres, et enfin l’air du Tasse franchissant la montagne près de Sorrente, sorte d’Invocation à la nature dans un cadre plus petit. Ces trois pages peuvent compter dans les bonnes de l’œuvre, abstraction faite de cette imitation inconsciente d’une œuvre supérieure ; mais il en est d’autres sur lesquelles l’auteur a su répandre une excellente couleur poétique en ne tirant rien que de son propre fonds. Le duo initial entre le Tasse et Leonora renferme une très jolie phrase du poète, bien soutenue par les instruments à cordes qui montent et descendent avec la voix ; l’allegro qui suit est tant soit peu banal, mais il y a tout à la fin un joli dessin du hautbois et de l’harmonie. Le trio entre le Tasse, le duc et sa sœur débute par des accents assez larges du duc, et se termine par un ensemble aussi agréable à l’oreille que peu justifiable pour l’esprit.

De la scène du couvent, je n’ai retenu que la phrase où le poète exprime le désir de revoir Sorrente, sa patrie, phrase très élégante et qui revient dans la conclusion du duo entre le Tasse et le père Paolo. L’élément pittoresque prend le dessus au moment de l’arrivée du Tasse à Sorrente ; l’introduction pastorale, dans le style conventionnel des paysages musicaux des Abruzzes, repose sur une idée trop contournée, mais le morceau d’orchestre, à mesure qu’il se développe, offre de nouvelles surprises qui se fondent dans un ensemble charmant. Le chœur de chasseurs est ce qu’il devait être, malgré toute l’ingéniosité déployée par l’auteur pour trouver quelque chose de nouveau ; mais le chœur des pâtres est très gracieux avec son dessin mélodique descendant. La romance de Cornélia attendant son frère est d’un style un peu précieux, mais richement accompagnée, et la première rencontre entre Cornélia et le Tasse, celui-ci se présentant comme un étranger, donne lieu à quelques phrases bien expressives aboutissant à un ensemble trop concertant.

La plainte de Léonora et le duo où le duc son frère feint d’accéder à ses désirs forment deux morceaux d’un bon mouvement dramatique, puis arrive le tableau de la fête où se trouvent encadrés une élégante sérénade du duc, accompagnée par la flûte, et une danse de bohémiens que M. Godard devait forcément réussir ; le reste de la scène est plutôt violent qu’énergique, et le Tasse, en maudissant ces vils courtisans, n’évite pas de tomber dans des redites. La scène de la folie du Tasse en prison ramène, selon la formule adoptée pour toutes les folies, quelques bribes des mélodies précédemment entendues, et le chœur funèbre du peuple déplorant la mort du Tasse termine congrûment une composition d’un très réel talent, mais d’un talent encore inégal, qui cherche trop et ne s’ignore pas assez.

L’orchestre et les chœurs marchent d’aplomb, sous la direction de M. Colonne. Des cinq solistes, ce sont Mme Brunet-Lafleur et M. Lauwers qui ont le mieux tenu leur partie ; il n’y a que des éloges à leur adresser. M. Taskin (le père Paolo) avait un trop petit rôle pour qu’il lui vaille blâme ou encouragement ; quant à M. Villaret fils, il chante le rôle du Tasse comme il chantait celui de Faust, en artiste intelligent, en bon musicien, avec des moyens vocaux malheureusement trop bornés. Mlle Vergin, elle, pour vouloir traduire les moindres nuances aussi vivement qu’elle les sent, tombe souvent dans l’afféterie et ne se possède pas assez : c’est l’excès d’une qualité, mais. — on l’a dit quelquefois, l’excès en tout est un défaut.

Adolphe Jullien

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publication date : 02/11/23