Séance publique de l'Institut
INSTITUT DE FRANCE. SEANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L’ACADEMIE ROYALE DES BEAUX-ARTS, (samedi 6 octobre.) La foule qui se presse toujours aux séances des diverses académies dont se compose l’Institut, est surtout immense lorsqu’il s’agit d’entendre les essais des jeunes compositeurs, sur qui repose l’espoir de la France. Un local vaste et commodément disposé ne peut contenir les femmes élégantes, les hommes distingués et le brillante jeunesse qui encombrent toutes ses avenues ; car jusqu’aux bancs des académiciens, tout est envahi. Ce n’est pas seulement une curiosité avide d’un spectacle, quel qu’il soit, qui rassemble tant de monde dans le sanctuaire des sciences et des arts ; c’est quelque chose de plus pur, de plus digne d’une nation éclairée, de plus analogue à la solennité de la séance : c’est la manifestation d’un sentiment de bienveillance qui veut encourager les premiers pas de jeunes artistes dans la carrière, et qui s’empresse d’applaudir à leurs premiers succès. L’espoir que chacun y conçoit n’est pas toujours justifié par la suite ; disons plus, il l’est même rarement ; mais si les applaudissements qui éclatent de toutes parts s’adressent plus souvent à l’apparence du talent qu’à sa réalité, ils ont pour effet d’élever l’âme de celui qui les reçoit, de lui faire comprendre la dignité de son art, et de développer les dons qu’il a reçus de la nature. Ces séances, et le prestige qui les entoure, sont donc une bienfaisante institution, dont les railleries de quelques esprits frondeurs ne parviendront pas, j’espère, à détruire l’influence. L’artiste, dans le cours de sa carrière, n’est que trop isolé du public, et ce même public ne se montre que trop égoïste envers celui qui lui procure des jouissances ; ne privons pas la jeunesse de brillantes illusions, si favorables au développement du talent, et dont elle ne sera désabusée que trop tôt. Suivant le programme, la séance a commencé par la lecture d’une notice historique sur la vie et les ouvrages de M. Dupaty, sculpteur, par M. Quatremère de Quincy, secrétaire perpétuel de l’Académie. Cet écrit, dans lequel on a remarqué des aperçus fins et spirituels, a été accueilli par des applaudissements unanimes. Un rapport sur les ouvrages des pensionnaires du roi, à l’Académie de France, à Rome, a été lu par M. Raoul-Rochette. Il a été suivi de la distribution des grands prix de peinture, de sculpture, d’architecture et de composition musicale. Les sujets de ce dernier concours avaient été : 1° une fugue à quatre voix et à trois sujets ; 2° Orphée, cantate à voix seule et à grand orchestre, composée de deux récitatifs libres, d’un récitatif mesuré, d’une cavatine et de deux airs de mouvement. Le premier grand prix a été décerné à M. Jean-Baptiste Guiraud, né à Bordeaux, âgé de vingt-trois ans et demi, élève de M. Le Sueur, membre de l’Institut, et de M. Reicha, pour le contrepoint. Le second grand prix a été remporté par Ross-Despréaux, âgé de vingt-cinq ans, né à Clermont, département du Puy-de-Dôme, élève de M. Berton membre de l’Institut et de M. Fétis. Un deuxième second grand prix a été accordé à M. Alphonse Gilbert, de Paris, âgé de vingt-deux ans et demi, élève de M. Berton et de M. Fétis. Après la distribution des prix, le concert, composé seulement d’une ouverture de M. Reicha et de la cantate couronnée, a commencé. L’orchestre, qui était formé de la réunion des meilleurs artistes des divers théâtres, et dirigé par M. Kreutzer, a exécuté avec un fini et une énergie qui lui font le plus grand honneur. Mme Dabadie qui était chargée de la partie vocale de la cantate, a fort bien chanté, quoique sa voix parût éprouver quelque embarras dans les sons aigus. Ce n’est point parmi les correctes, mais froides compositions que l’Académie couronne quelquefois, qu’il faut ranger le travail de M. Guiraud ; la correction existe dans sa cantate ; mais elle y est compagne de l’imagination et du talent naturel. Une bonne déclamation dans le récitatif ; des chants naturels, élégans et qui prouvent qu’il a le sentiment de ce qui convient aux voix ; une harmonie bien modulée, sans excès de transition ; enfin, un orchestre brillant sans bruit, voilà les qualités qui ont valu à M. Guiraud les suffrages de ses juges et les applaudissements du public. Il y avait cependant dans le choix du sujet de la cantate, et surtout dans la manière dont le poète l’avait conçue des difficultés assez grandes pour embarrasser, non seulement un élève, mais un maître consommé dans la pratique de son art. La Mort d’Orphée, tel est le sujet. Quel est, je ne dirai pas le musicien, mais le poète, mais l’homme du monde qui n’aperçoit, au premier coup d’œil, tout le parti qu’on pourra tirer dans le morceau final de la cantate, du chœur des bacchantes, dont les mains déchireront le chantre de la Thrace. Eh bien ! ce chœur n’existe pas ! et néanmoins, comme s’il ne suffisait pas du sujet pour en démontrer la nécessité, le poète a pris soin de l’annoncer dans ces vers :
Quel bruit affreux se fait entendre ?...
D’une secrète horreur je ne puis me défendre…
Ô ciel ! … en croirai-je mes yeux ?...
Ce sont elles !… les bacchantes !...
Des cymbales bruyantes,
De leurs cris menaçans, de leurs chants furieux,
Retentissent déjà les échos de ces lieux…
Je le demande à qui n’est pas entièrement dépourvu de goût et de raison ; n’est-ce pas cruellement se moquer et de l’art et de l’artiste que de les obliger à prêter leur secours à de pareilles conceptions ? Quoi ? ces cris menaçans, ces chants furieux, ne parviennent pas jusqu’à moi, tandis que j’entends à merveille la faible voix d’Orphée expirant ? Je puis me former sur-le-champ une idée de cette scène terrible par l’opposition des cris et des supplications d’Orphée ; quelques mots suffiraient, mais non ; les furies se taisent, et leur victime, qui, raisonnablement, ne peut que laisser échapper quelque accent douloureux, me débite ce long discours, que je suis obligé de suivre péniblement pour savoir de quoi il est question.
O Dieu puissant, fils de Latone,
Toi qui fus mon maître, entends-moi :
Apollon, du haut de ton trône,
Lance tes feux, je n’ai d’espoir qu’en toi.
Barbares, arrêtez ; pardonnez à mes pleurs,
Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ? ces pleurs sont tout mon crime ;
Epargnez en ce jour LA TREMBLANTE VICTIME.
Que le sort livre à vos fureurs !
Mais rien ne peut toucher leurs inflexibles cœurs !
Ô Dieu puissant, fils de Latone,
Toi qui fus mon maître, entends-moi :
Apollon, du haut de ton trône,
Lance tes feux, je n’ai d’espoir qu’en toi.
Tu m’as abandonné, grand dieu,
Aux horreurs d’un affreux supplice !
Eurydice, attends-moi…je vais mourir…adieu
Je meurs… je te rejoins… Eurydice !... Eurydice !...
Sans m’arrêter à faire remarquer dans ces vers l’absence de tout rythme et de toute césure musicale ; sans demander compte à l’auteur de ses expressions impropres, de ses chevilles et de sa tremblante victime, je dirai que le pauvre faiseur de libretti, Tottola, qui n’affiche point de prétentions académiques, aurait bien mieux servi son musicien, soit sous le rapport de la coupe générale du morceau, soit sous celui de la forme des vers ; quoique la raison ne soit pas ce qui brille le plus dans ses ouvrages, il n’aurait jamais rien imaginé de la force de ce qu’on vient de voir. On pourrait demander à la section de musique de l’académie des beaux-arts, si elle a fait tout ce qu’elle devait dans cette circonstance ; et si ce n’est point à elle qu’il appartient de faire des objections sur les sujets qu’on donne au concours. Certes, ce n’est pas le talent qui manque dans cette section, et cependant MM. Berton, Boieldieu, Catel, Cherubini et Lesueur auraient frémi à l’idée de mettre en musique un pareil morceau. On dit que ces messieurs en avaient si bien senti les difficultés, qu’en remettant le manuscrit du poème aux concurrens, ils leur ont dit (à propos du dernier air) : tirez-vous de là comme vous pourrez ! Conseil fort bon à suivre, mais peu secourable. Il est temps enfin que les gens de lettres, qui travaillent en France pour la musique, apprennent à parler la langue qui lui convient, et c’est aux musiciens dont les noms sont une autorité qu’est dévolu le droit de les guider. C’est sous le poids des conditions désavantageuses qu’on vient de dire, que M. Guiraud a écrit son ouvrage ; en avoir triomphé, comme il l’a fait, prouve qu’il est né pour l’art qu’il cultive, et qu’on peut tout attendre de lui. Une chaleur peu commune règne dans tout l’air final. N’ayant pu rythmer le chant de cet air, il a placé habilement le mouvement cadencé dans l’orchestre, et a dissimulé par là un défaut considérable, qui n’était pas le sien. Le désordre de la bacchanale qu’il fait entendre sur les derniers vers (Eurydice, attends-moi !...) fait aussi beaucoup d’effet. Il est un autre point sur lequel je dois le féliciter ; c’est de ne s’être point fait le copiste des formes à la mode, et d’être resté dans le sentiment qui lui est propre. L’imitation du style de son maître (M. Lesueur) était un autre écueil auquel on pouvait craindre qu’il ne pût se soustraire ; car c’est le défaut commun à tous les élèves, au moment où ils sortent de l’école : il n’y est point tombé ; en cela le professeur n’est pas moins louable. Il en est si peu qui consentent à laisser faire aux jeunes gens qui leur sont confiés ce que la nature leur dicte, à ne pas substituer leurs idées à celles qu’on leur soumet, et à ne pas considérer leur manière comme la seule admissible. Qu’il me soit permis de présenter quelques réflexions à cet égard. Tout homme doit savoir l’orthographe de la langue qu’il parle. Celle de la musique présente de grandes difficultés, et son étude est longue et difficile. Il faut donc qu’un jeune homme, qui se sent tourmenté par le besoin de produire ses idées, apprenne d’abord cette langue, ses formes, ses procédés, ses ressources ; ou plutôt il faut qu’il sache tout cela d’avance ; car, le moyen de faire taire son génie pendant le cours d’études arides auxquelles il faut se soumettre ? C’est dans la jeunesse, ou plutôt dans l’enfance, qu’il faut apprendre tout cela, et c’est ainsi qu’on en usait autrefois dans les conservatoires d’Italie. A quoi se bornent donc les fonctions d’un professeur de composition ? A faire apprendre d’abord à son élève le mécanisme de l’art du chant, sans lequel il ne saurait jamais écrire convenablement pour les voix (cette étude a été trop négligée jusqu’ici par les compositeurs français) ; à lui enseigner les théories de l’harmonie, et surtout l’accompagnement du clavier, dont l’étude est si favorable au développement du sentiment de la modulation ; à faire connaître toutes les règles, tous les procédés du contrepoint et de la fugue, ou de l’art d’écrire à deux, trois, quatre, et jusqu’à huit partie réelles ; à indiquer les dispositions et la coupe en usage pour les morceaux de différens caractères, sans les prescrire comme d’inévitables patrons ; enfin, à faire connaître les ressources et les bornes des instrumens. Du reste, il doit bien se garder de dire à son élève, après lui avoir communiqué tout son savoir, ne faîtes que cela ou comme cela ! Loin de le retenir dans les bornes, qu’il n’est jamais permis de fixer à un art, il doit l’exhorter, au contraire, à faire tout ce que la nature lui enseignera, à tout oser, tout entreprendre ; car, enfin, il n’y a d’espoir que pour celui qui invente, qui fait autre chose que ce qu’ont fait ses devanciers. Malheur à l’artiste qui, s’enthousiasmant pour la manière d’un maître, fût-ce même du plus parfait, se le propose comme modèle, et ne voit rien au-delà ; celui-là ne parcourra jamais la carrière rétrécie qu’il se sera prescrite. La perfection est un rêve de l’humanité : nul ne peut y atteindre. Les plus grands génies n’en ont qu’une relative. Il n’y a donc pas de terme qu’on puisse regarder comme le dernier. L’imagination, la fantaisie, sont les qualités essentielles : pourvu qu’on les possède, peu importe les défauts. Eh ! quel est l’ouvrage où il n’y en a pas ? Quel est d’ailleurs celui qui réunit tous les goûts, toutes les opinions ? Mozart, le divin Mozart, n’a-t-il pas ses détracteurs ? D’ailleurs, cette diversité dans la manière d’envisager et de sentir les arts, loin d’être un mal, agrandit leur domaine, et tourne à leur profit. Sans elle, on n’aurait qu’une manière, dont l’uniformité ferait naître infailliblement le dégoût. L’artiste ne peut donc avoir trop de liberté dans ses travaux, ni trop d’indépendance dans sa pensée, et lui prescrire une route, c’est s’exposer à l’égarer. De tout ce qui vient d’être dit, je crois qu’on peut conclure que l’enseignement de la composition, tel qu’on le pratique généralement en France, est des causes qui s’opposent à ce que l’école présente les résultats satisfaisans qu’on aurait le droit d’attendre des sacrifices du Gouvernement. Une leçon dans laquelle le professeur discute la qualité des idées de son élève, n’est point une leçon : c’est une question d’opinion, où les droits sont égaux ; car, si le maître a l’avantage de l’expérience, il est, par compensation, soumis aux préjugés qui naissent de l’habitude. Pour lui, la règle est dans le passé ; l’élève ne vit que dans l’avenir. Or, de deux choses l’une : ou l’élève se soumettra à l’autorité du maître, dans ces discussions de goût, ou il lui résistera. Dans le premier cas, les leçons seront dangereuses ; dans le second, elles seront inutiles. L’harmonie, le contrepoint, renferment l’art d’écrire ; le génie seul donne celui de composer : tout le reste est illusoire. En pressant ces principes, on arrive aux comités d’examen pour la réception des ouvrages dramatiques. Le savoir donne certainement les moyens de juger des qualités du style d’une composition ; mais qui oserait affirmer qu’une simple audition suffit pour se former une opinion de son effet ? et cependant, c’est toujours sur une simple audition qu’on prononce l’admission ou le rejet de la musique d’une pièce. Supposez un comité composé de Rameau, de Rebel et de Francoeur, et chargé de prononcer sur l’Iphigénie en Aulide de Gluck, ou Don Juan de Mozart, soumis à l’examen de Jomelli, de Traetta et de Fenaroli ; que pensez-vous qui serait arrivé ? Si vous voulez le savoir, examinez ce qui s’est passé dans l’école, lors de l’apparition du Barbier de Séville et des autres productions du maître de Pesaro. De quelle réprobation n’ont-elles pas été frappées ? Qu’a-t-on vu, si ce n’est leurs défauts ? Que disaient alors leurs admirateurs d’aujourd’hui ? Le souvenir en est trop récent pour que j’aie besoin de le rappeler. Cette histoire est celle de tous les temps. D’ailleurs à des préjugés excusables, combien de motifs moins purs viennent se joindre dans l’âme des juges d’un ouvrage nouveau, même à leur insu. Eh ! comment se défendre de préventions favorables pour un parent, un ami, un élève de prédilection, ou d’éloignement pour un inconnu, pour un rival peut-être, dont on prévoit les succès. Je ne dis pas que cela se voie ; mais, enfin, cela peut arriver. Ces faiblesses sont celle de l’humanité ! Et ce qui prouve qu’au moins l’on se trompe, c’est que chaque jour on voit le public réformer les jugements de nos aréopages. Tel ouvrage est prôné d’avance, et ne marque son entrée dans le monde que par une lourde chute. Tel autre est d’abord l’objet du dédain des habiles, et parcourt ensuite une brillante carrière. A quoi servent donc les comités ? Je le dis franchement et selon ma conviction, à rien, si ce n’est à nuire. Mais cependant, on ne peut s’exposer à faire, à l’Opéra, par exemple, les frais qu’entraînent la mise en scène d’un ouvrage, qui peut n’être qu’un fatras ridicule ! D’accord : que l’Opéra ne soit point un théâtre d’essai. Mais, me voilà revenu à mon dire habituel, ayez donc un théâtre d’essai qui soit ouvert à tout le monde, qui dispense des artistes estimables des fonctions pénibles de jugeurs, et qui donne des résultats plus concluans que des décisions de jury ou de comités. Chacun y gagnera : le public, en plaisir ; les débutans, en facilité ; leurs maîtres, en considération.
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Orphée (Henri-Montan Berton)
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publication date : 19/10/23