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Théâtres. La Montagne noire

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THÉÂTRES
Opéra. — La Montagne Noire, drame lyrique en quatre actes, de Mme Augusta Holmès.

La plus difficile des épreuves, sinon la seule qu’aient à subir les pièces jouées, c’est la comparaison avec les refusées. À celles-ci, qui ont le rare mérite d’être inconnues, on est disposé à prêter toutes les qualités qu’on ne trouve pas chez les autres. Pour parler sans périphrases, le soir où l’Opéra nous a fait entendre la Montagne Noire, condensait invinciblement aux autres œuvres moins heureuses, signées de noms gros de promesses ou de souvenirs, et il faut avouer qu’on les préférait résolument au « drame lyrique » de Mme Augusta Holmès. Et cela, au moins à l’heure qu’il est, doit sembler fort injuste. Je ne sais pas si, parmi les œuvres négligées, il en est de supérieures à la Montagne Noire, mais quant à l’insuccès du drame de Mme Holmès, je crois qu’il eût été facile de le prévoir.

Et d’abord, ce drame a le plus grand des défauts : il date de quinze ans. Et considérez le chemin que nous avons fait depuis trois lustres. Les drames de Wagner ont conquis notre théâtre ; il est fort possible que le public n’en comprenne pas jusqu’au fond les incomparables beautés ; il en a subi l’influence, tout au moins ; et, s’il montre encore quelque attachement reconnaissant pour des opéras qui lui donnaient jadis la « joie musicale », il n’accepterait plus aujourd’hui, cela est à peu près certain, une œuvre conçue selon les anciennes formules. Or, en dépit de son titre, la Montagne Noire est un opéra traditionnel avec tous les « agréments » du genre. Ajoutez que Mme Holmès avait comme une réputation d’audace frémissante, qu’on devinait ou qu’on croyait voir en elle un tempérament hardi de dramaturge et de musicien… De sorte qu’à la déception apportée par l’œuvre même, est venue se joindre en quelque sorte une nouvelle déception, par ce qu’on attendait de l’auteur.

Il n’y aurait là que demi-sel ; mais l’organisation de notre première scène lyrique est telle qu’il est très grave de faire un mauvais choix. Le nombre des œuvres nouvelles est si restreint qu’un manque de discernement ne fait pas seulement tort à tel ou tel musicien, — Mme Holmès est aussi intéressante que quiconque, — mais porte un dommage sérieux au public et à l’art musical. C’est à ce point de vue qu’on désirerait, chez les directeurs de l’Opéra, un examen un peu plus approfondi, un peu plus raisonné. Ici l’échec était inévitable ; le moindre « lecteur » eût pu le prédire à coup sûr.

Le poème, d’abord. — Mme Holmès, nous a-t-on dit, a voulu mettre en scène le conflit entre l’amour et le patriotisme. Cela est fort bien, et ce sujet pouvait assurément fournir un bon drame. Elle a placé son action dans le Monténégro, au temps des luttes contre les Turcs. Pour représenter les deux éléments de la cause, elle a imaginé deux personnages : Mirko, l’amour ; Aslar, la patrie. Et si la patrie n’a pas besoin d’être « figurée », si le patriotisme s’entend de soi-même, l’amour a besoin, au contraire d’un objet visible et « particularisé ». Mme Holmès a donc créé le personnage de Yalma [sic], captive turque. C’est entre ces trois héros que se nouera l’action. Mirko s’éprendra de Yalma et voudra tout quitter, patrie et famille, pour la suivre ; Aslar s’interposera, et, si vous voulez pousser les choses au tragique, il finira par poignarder Mirko, l’aimant mieux mort que traître à la patrie. Et, pour donner plus de tension au drame, imaginez que Mirko et Aslar sont des « frères d’armes » :

Je jure de sauver ton honneur de chrétien,
Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !

Car c’est ainsi que s’entend la fraternité d’armes dans le Monténégro.

Jusqu’ici rien de mieux. Peut-être y a-t-il quelque chose d’un peu conventionnel dans les personnages : Mirko l’amoureux éternellement faible, Aslar héros sans peur et sans reproche, et surtout Yalma, l’inévitable captive, la séductrice fatale. Et peut-être même le moyen qu’a pris Mme Holmès, — extérioriser par la présence d’Aslar le drame « intérieur » qui se passe dans l’âme de Mirko, — n’est-il pas d’une incontestable originalité ? Mais passe encore ! Le malheur, c’est que Mme Holmès, une fois ses trois héros posés, a semblé manquer d’assurance. Elle leur a adjoint quelques personnages épisodiques : Dara, la mère patriote de Mirko (nouvelle « épreuve » d’Aslar) ; le Père Sava, un brave moine mis là seulement pour chanter une prière dont le rythme « désossé » ne voile pas assez la banalité, et enfin Héléna, fiancée de Mirko, laquelle, en même temps qu’elle représente la patrie, étant de pure race monténégrine, représente pareillement l’amour chaste, en opposition avec Yalma. Et vous voyez déjà ce que le sujet principal du drame va perdre de force en face de la rivalité des deux femmes. Jusqu’à la fin du second acte, l’idée de patrie est à peine visible : on s’intéresse seulement à la lutte de Yalma et d’Héléna, au triomphe possible de l’une ou de l’autre. Et tout le rôle d’Aslar consiste à faire quelques remontrances à Mirko avant qu’il n’ait fui avec Yalma et à soupirer un finale avec chœurs lorsqu’il s’est laissé entraîner par elle. Ce pur simple ferait mieux de courir après confrère. À partir du troisième acte, Héléna disparaît ; c’est Aslar qui prend sa place : plus de lutte entre deux femmes, lutte entre Mirko et Aslar. Mais, malheureusement, Mme Holmès n’a pas osé aller jusqu’au fond du drame ; — peut-être aussi la « discussion » entre les deux hommes eût-elle été trop uniquement de raisonnement, et, par suite, peu musicale ; — elle n’a pris du drame que l’extérieur, et, dès lors jusqu’à la fin, c’est toujours la même scène : « Laisse Yalma !... — Mais je l’aime ! — La Patrie !... — L’Amour !... » Peu nous importe, après cela, que Yalma décoche un coup de poignard dans le flanc du brave Aslar : ce n’est qu’un épisode arbitraire. Et faut-il signaler en passant certains moyens de théâtre un peu offensants, comme celui-ci ? Aslar rejoint Mirko ; Yalma s’est endormie : Mirko, à demi convaincu, va suivre Aslar : « Un dernier baiser !... » Et le baiser, naturellement, réveille Yalma, qui sort ses cantilènes les plus enflammées !...

Vous le voyez, le poème, pris dans ses lignes principales, a quelque chose à la fois de conventionnel et d’incertain. Personnages de cantate ! a-t-on dit. Oui, mais moins par eux-mêmes que par la manière dont ils sont présentés et l’insuffisance des caractères. Si, maintenant, vous voulez suivre l’œuvre en détail, vous vous heurterez à chaque pas à des épisodes, à des hors-d’œuvre qui n’ont rien à voir avec l’action. Au moins une fois par acte (au finale) et quelquefois deux, le drame s’interrompt pour permettre au musicien de faire entendre des chœurs d’hommes ou de femmes, pas bien originaux d’ailleurs, et dont le moindre tort est d’être inutiles.

Au premier acte, c’est, après le début assez mouvementé et dramatique, la longue scène du serment et le brindisi (ma foi ! je ne trouve pas d’autre mot) accompagné par une centaine de joueurs de guzla… et, chose assez surprenante, ces guzlas sont exprimées musicalement par les cuivres : l’effet est ahurissant de ces figurants faisant le geste de gratter leurs cordes grêles, tandis qu’à l’orchestre mugissent les trombones. — Au second acte, cela est bien pis : chœur de soldats annonçant le lever de l’aurore ; chœur de femmes se rendant au travail ; chœur militaire (bien banal, hélas !), et enfin, lorsque Mirko et Yalma ont disparu, le terrible arioso d’Aslar, tandis que les chœurs attendent la fin de l’air pour leur « rentrée ». — Au troisième acte aussi, intervention des chœurs, après qu’Aslar a été frappé (et ce n’est vraiment pas le moment !) quant au quatrième, il est rempli aux trois quarts par les chants et les danses des compagnes de Yalma, hors-d’œuvre s’il en fut jamais. Et je ne parle que des chœurs. Ce serait bien autre chose si je cherchais tous les airs plaqués sur le drame.

Encore, pour le poème, — nous en avons vu de si lamentables ! — pouvait-on passer outre. Mais la musique ! Certes, je comprends fort bien que l’idée soit venue à un directeur de monter une œuvre de Mme Holmès. Même en négligeant le succès très vif qu’avaient obtenu certaines de ses compositions, on sentait en elle un tempérament dont l’ardeur frémissante semblait parfois faire éclater le cadre étroit où elle enfermait son inspiration. Et ce compositeur de romances avait sans doute assez complètement manqué son Ode triomphale ; mais la « musique officielle » est une besogne ingrate ; et l’on se souvenait des Argonautes, de Pologne et surtout d’Irlande. Ajoutez qu’en dehors de ce tempérament Mme Holmès avait, musicalement parlant, une manière de personnalité : la « forme » de ses compositions avait quelque chose qui les distinguait et les faisait reconnaître parmi les compositions analogues. Et cela n’est pas sans valeur. Car, — si la « personnalité » se manifeste d’ordinaire par le caractère général de l’œuvre, par la manière personnelle d’exposer et de développer les idées, par le style et par le caractère des thèmes, — elle s’obtient aussi malheureusement par l’abus des mêmes effets répétés, à satiété. Et si Mme Holmès « boit dans son verre » à elle, il faut bien reconnaître que ce verre est bien, bien petit. Une phrase large et langoureuse, coupée de temps à autre par un triolet (oh ! ces triolets, dans la Montagne Noire !...) et retombant mollement sur la cadence finale. C’est assez, sans doute, pour écrire des mélodies originales ; ce n’est pas assez pour un opéra. Ici l’abus des mêmes effets donne une lassitude intolérable… De plus, le tempérament de Mme Holmès semble ignorer l’art des nuances et des transitions, et cela surtout est indispensable pour un « drame lyrique ». Ses personnages rugissent ou roucoulent, il n’y a pas de milieu ; enragée ou pâmée, sa musique oscille entre ces deux extrêmes aussi fatigants l’un que l’autre à la longue. Puis, c’est des réminiscences, des réminiscences d’un ordre assez singulier : çà et là un thème de Wagner apparaît, comme le thème de l’Épée, qui ouvre audacieusement le prélude, ou le souvenir de la Marche des dieux qui, si je ne me trompe, soutient le serment de fraternité. Mais, le thème posé, si l’on en vient au développement, voici qu’il se fond, qu’il s’édulcore : parti de Wagner, nous voici avec Gounod ou M. Massenet, M. Massenet surtout.

Et l’orchestre semble de même hésiter entre deux extrêmes : des cuivres, puis des flûtes ou des cordes à l’aigu, et « rien au milieu ». Enfin, — et ce n’est pas la surprise la moins fâcheuse de la part d’un compositeur qui fut une chanteuse de talent, — on dirait que Mme Holmès ignore complètement l’art d’écrire pour les voix. Pour elle, une voix de soprano est une voix qui peut donner à l’occasion des notes élevées : pour ce qui est du « registre », de la « tessiture », aucun souci ! Le rôle de Yalma est écrit pour contralto avec quelques notes aiguës jetées çà et là. Celui d’Aslar est véritablement inchantable, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la voix de baryton…

De là encore, dernière cause d’échec, l’insuffisance de l’interprétation. Peut-on vraiment reprocher à Mme Bréval et à M. Renaud de ne pas donner les notes exorbitantes (au sens propre du mot) dont Mme Holmès a agrémenté leurs rôles ? Des sons étouffés et des cris : on ne perçoit guère autre chose. M. Alvarez est un peu mieux partagé : son rôle, un peu tendu, est plus raisonnablement écrit. Mlle Bertet rend avec une aimable indifférence le personnage d’Héléna. J’adore la voix pure et solide de Mme Héglon : elle la fait sonner à merveille dans les quelques phrases de Dara. M. Gresse est toujours M. Gresse. — Beaux décors, costumes exacts ; quant à la « mise en scène »… Mais il faudra que nous en parlions sérieusement un de ces jours. [… ]

Jacques du Tillet

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Jacques DU TILLET

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Composer, Pianist, Librettist

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