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Ariane de Massenet

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Académie Nationale de Musique. — Ariane, opéra en cinq actes, poème de M. Catulle Mendès, musique de M. Massenet.

Ariane et Phèdre, ces deux sœurs qui firent tant parler d’elles, exhibèrent, l’une et l’autre, un tempérament passionné. Nos médecins, qui ramènent tout à l’atavisme, ne s’en étonneront guère : le moyen de vivre calme, à l’abri des tentations, lorsqu’on charrie dans ses veines le sang tumultueux et fantaisiste de Pasiphaë ? Nos deux amoureuses avaient vraiment de qui tenir. Sans doute, leur papa, Minos, s’affirma un juge intègre ; mais leur maman négligeait un peu le code ; et les juridiques instincts, qui gouvernaient une partie de leur famille, ne prévalurent pas contre d’autres hérédités ; la progéniture du fabuleux magistrat pratiqua mieux l’amour que la jurisprudence.

Grâce aux frasques maternelles, Ariane et Phèdre se trouvaient nanties d’un frère adultérin bien gênant pour des jeunes personnes si distinguées. Le factieux bâtard s’appelait le Minotaure. Son appétit valait sa naissance ; et il n’attrista pas moins la gastronomie que la magistrature. Il déjeunait de sept Athéniens et dînait de sept Athéniennes ; encore les fallait-il vierges, le monsieur du labyrinthe aimait les morceaux tendres, quoiqu’il eût de bonnes dents. Thésée, roi d’Athènes, finit par juger abusif que l’on rangeât son peuple parmi les comestibles ; avec l’aide du fil d’Ariane, il visita sans s’égarer le palais compliqué du gourmand, qu’il occit, comme de juste, en sa qualité de héros.

Le début du nouvel opéra nous montre l’anxiété qui précède l’opération, pour employer le mot d’un de nos anciens ministres. Tandis qu’au loin les sirènes chantent les joies vagues de la mer, Pirithoüs, l’ami du monarque vengeur, devine les péripéties du drame. Comment finira le duel ? Que décidera le destin ? Ariane, une dévote de Vénus invoque délicieusement Cypris, déesse de son âme blonde, et à Phèdre, âme brune, confie le secret de son cœur. Phèdre, qui pousse un peu loin l’esprit de famille, prédit avec fierté la victoire de l’homme-taureau. Mais lors que s’ouvre la porte du dédale, et qu’après l’un peu sautillante évasion des jolies demoiselles, ravies de ne plus figurer sur la carte d’un menu, paraît le vainqueur superbe, Phèdre éprouve elle ne sait quoi qui modifie ses préférences. Elle s’attache aux pas du couple qu’elle jalouse et l’accompagne sur le navire triomphal.

Je goûte moins la traversée qui remplit le second acte. Le poète et le musicien abusent un peu de leur bateau. Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? Enfin, un orage éclate. Le pilote constate qu’il a perdu sa route ; d’ailleurs, on oublia de leur donner un gouvernail. La nuée dissipée, on aperçoit des montagnes de roses, et l’on aborde les rivages de Naxos.

L’œuvre, lorsqu’elle fait escale, a plus d’allure que lorsqu’elle navigue. Je suis heureux de me rappeler ce troisième acte. Il charme et il émeut. M. Massenet ne fut jamais mieux inspiré. Sa grâce voluptueuse et ardente s’épanouit. Le livret offrait à la musique de belles occasions ; la musique les a saisies. Les bons livrets font les bonnes partitions ; ce troisième acte le prouve une fois encore. Les caractères, les conflits s’accusent avec vigueur. Pirithoüs gronde Thésée qui, pour l’amour, oublie la gloire. Les héros sont volages ; pas n’est besoin de leur reprocher longtemps un excès de fidélité. Thésée suit Pirithoüs.

Très pâle, en pleurs,

Le cou baissé,

Elle semble un grand lys blessé

Qui pleurerait sa rosée

Voilà l’abandon d’Ariane peint par M. Catulle Mendès. Eunoé, l’harmonieuse suivante, prend une lyre et module d’inutiles mais exquises consolations ; à quoi répond le douloureux constat de l’amante trahie : « Il n’est pas de grandeur, il n’est pas de douceur pour qui n’est pas aimée ».

Mais voici la brusque chasseresse, voici Phèdre en proie à de violents soucis. Elle a déchiffré son âme ; elle aime Thésée ; son désir impérieux (vous savez comment Phèdre désire) la fait rivale d’une sœur qu’elle adore. Et la sœur chérie l’implore : « Parle à mon époux !... Ramène-le dans mes bras ! » Situation tragique dont les auteurs ont tiré parti : « Tu lui parleras, n’est-ce pas ? » supplie Ariane. La persuasive musique ! L’enveloppant plaidoyer !

Oui, Phèdre « lui parlera »... Et pourtant ?... Il n’aime plus Ariane ; qui donc aime-t-il ? La passionnée éclate : « Si c’était moi !... Si c’était moi !... » Et c’est bien elle !... Thésée signifie l’arrêt brutal :

Elle a fui pour me plaire

Sa famille et ses dieux ;

Elle en eut le salaire !

Toi, fière aux lourds [sic] cheveux,

Tu n’as rien fait pour moi,

Je t’aime et je te veux !…

Ainsi vibre la logique du cœur humain ! Après des combats, des résistances, des assauts, des remords qui sont de belles pages, les nouveaux amoureux s’étreignent. Ariane survient, voit l’étreinte et s’évanouit. Thésée s’approche, frémissant ; Phèdre s’écrie :

Ah ! nous sommes infâmes !

Toi, moi-même et les dieux !

Et son emportement maudit « l’exécrable Aphrodite » qui doit, au cours de sa vie passionnelle, la torturer cruellement.

Restée seule, Ariane interroge le vide. Sa naïve détresse ne comprend pas. Ses plaintes ont délicieusement inspiré le musicien dont l’inspiration ne faiblit point. Que de mélancolie à la fois intense et douce dans ses répétitions douloureuses : « Ah ! le cruel !... Ah ! la cruelle !... » C’est bien l’inoffensif et le navrant reproche des faibles désarmés que le destin accable.

Le crépuscule enténèbre peu à peu l’harmonieux gémissement que l’ombre fait plus terrible. Vibrent des voix lointaines. Elles approchent. Elles crient l’affreuse nouvelle : Vénus, qui n’a pas bon caractère, s’est vengée ; Phèdre est morte ! Sur elle la statue d’Adonis s’est abattue pour l’écraser ! Un funèbre cortège ramène la morte…

Tous s’éloignent. Seule encore, assise sur un bloc de marbre, Ariane s’abîme dans son indicible rêve ; et, les profondeurs muettes de ce rêve, la musique, qui dit l’indicible, nous les révèle. M. Massenet n’a rien écrit de plus touchant que la page où l’orchestre, très doux, exhale des souvenirs. Lorsque Ariane ouvre la bouche, c’est pour répéter sa fervente prière à Cypris ; tandis qu’elle chante, les images sculptées, devant qui la piété l’incline, s’animent ; le marbre se fait chair, et, lui aussi, il chante. Ariane est exaucée ; les trois Grâces la conduiront jusqu’au ténébreux royaume qui lui rendra sa morte bien-aimée. C’est un joli panneau du dix-huitième siècle dont les formes seraient des sons. Je pense à la petite ronde génialement maniérée qui termine Orphée. Je pense à Gluck.

La descente aux enfers m’y fait penser bien davantage. Après l’Orphée de Gluck, il est périlleux, pour tout le monde en général, et pour les compositeurs en particulier, de descendre aux enfers. Si, d’aventure, on s’y résout, il y faudrait descendre avec beaucoup de goût. C’était une idée, ce petit voyage au centre de la terre dont Vénus confiait à Boucher l’organisation ; ces trois Grâces, ces désirs, ces amours, la passion, la vie, le souffle allant, en chœur, au Tartare faire un brin de causette avec Perséphone et Hadès, les sombres rois, les déesses pâles qui donneraient leurs trônes, leurs lis noirs, toute leur souveraineté endeuillée et livide, pour un tiède contact, pour un bouquet de fraîches roses ! Mais pourquoi les trois Grâces ont-elles donc laissé en route Ariane, leur protégée ? Pourquoi donc Ariane n’arrive-t-elle qu’un bon petit quart d’heure après ceux qui la guident ? Pourquoi ? Pour que les amours, les désirs et le reste aient le temps de gigoter selon les sacrées formules !

Faut-il que le Tartare, envieux de la Terre, copie ses plus mauvais usages, et que l’amour des ombres pour les corps s’étende aux corps de ballets ?

Je résume brièvement le cinquième acte qui m’a paru médiocre, qui est du Massenet pauvre, comme le troisième était du Massenet riche, qui est à peine du Massenet.

Phèdre, rendue aux vivants, c’est-à-dire à Thésée, jure de faire son devoir, ne le fait pas et fuit avec l’époux d’Ariane ; les sirènes viennent chercher l’abandonnée pour l’endormir au sein des flots. Comme les deux premiers actes, les deux derniers gagneraient, je crois, à n’en faire qu’un ; ils offriraient ainsi à l’admirable troisième acte un cadre plus vigoureux.

Je pense beaucoup de bien du Thésée de l’Opéra, M. Muratore ; plastique, expressif, bon déclamateur, bon chanteur, il n’a pas charmé qu’Ariane et que Phèdre ; il a conquis le public. M. Delmas a beau être sympathique, son vilain rôle (l’affreux bonhomme que Pirithoüs !) me l’a gâté.

Mlle Bréval est une délicieuse Ariane, blanche à ravir au premier acte, un peu moins Grecque par la suite, dans sa robe bleue, mais toujours mélodieuse, mélodieuse par le geste, par la figure, par la voix. La nature a doué Mlle Grandjean d’une paire d’yeux qui savent rouler terriblement dans leurs orbites ; cette cantatrice a mieux que ses yeux : elle a son organe, qui chaque jour se perfectionne et finira par mériter les éloges dont on l’a un peu prématurément comblée. Mmes Lucy Arbell et Demougeot tiennent avec charme les rôles de Perséphone et de Cypris.

Vous devinez le parti que tirent des paysages de la pièce les décorations fastueuses de l’Opéra.

Je ne veux pas clore ces lignes sans rendre hommage à la direction ferme et calme de M. Paul Vidal, le bon chef. L’orchestre a remarquablement nuancé l’exécution.

O’Divy

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Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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