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Lettre aux directeurs du journal de musique. Les Bayadères

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Date de publication :
août 1810

Aux Directeurs du journal de musique,

Messieurs,

J’assistai hier 30 août, à la sixième représentation des Bayadères, et m’étais engagé imprudemment à vous rendre compte de l’impression que m’aurait fait cet ouvrage ; mais le hasard me plaça au parterre à côté d’un personnage dont la parure élégante et une perruque blonde contrastaient avec son âge déjà très avancé. Cet homme parlait assez bien, mais rapidement et si verbeusement, qu’à peine donnait-il le temps de placer deux mots pour que le monologue put prendre la forme d’un dialogue. Après m’avoir bien examiné à plusieurs reprises, il me fit, avec beaucoup de politesse, cette question : Avez-vous déjà entendu, Monsieur, l’ouvrage qu’on va donner ? – Non, Monsieur, ce sera la première fois, et je suis assez curieux de voir quel parti on a tiré de ce sujet. – Sujet usé, Monsieur, très usé à ce Théâtre ; il y a trente ans que je le fréquente tous les jours, et tous les jours je ne vois que cela. – Mais Monsieur, il me semble qu’on s’accorde assez généralement à dire que ce sujet n’a jamais été traité. – On se trompe, Monsieur, les Bayadères ne sont, (de l’aveu de l’auteur même) que des filles consacrées à un je ne sais quel temple, et qui s’étant destinées à n’avoir d’autre occupation que le chant et la danse, excellaient également dans ces deux parties ; or, que voit-on tous les jours ici ? des femmes charmantes qui chantent à ravir et qui dansent encore mieux ; ce spectacle est donc le véritable temple qui renferme les Bayadères, que je viens voir presque tous les jours depuis trente ans.

Je voulus répliquer, mais il continua.

Vous me direz que cela seul ne constitue pas un ouvrage dramatique, qu’il faut une action, un intérêt, une catastrophe, le charme très puissant de la composition musicale ?... eh bien, Monsieur, tout cela est usé, usé, vous dis-je ; car le musicien a suivi pas à pas le poète dans le chemin mille fois rebattu qu’il lui a fait parcourir. À l’égard de l’intérêt de l’action, je n’y vois autre chose qu’une feintedont Molière lui-même s’était servi deux fois, d’abord dans le Malade imaginaire, où le malade feint d’être mort pour éprouver sa femme et sa fille ; et secondement dans les Fourberies de Scapin, où celui-ci feint de mourir de ses prétendues blessures pour obtenir son pardon. Quant à la catastrophe, c’est celle de la Veuve du Malabar. Pour la musique… être-vous connaisseur en musique, Monsieur ? – Un peu. – Tant mieux ! vous en jugerez par vous même, et bientôt vous ferez chorus avec moi, en vous écriant, usé, usé, usé ! Cependant peu m’importe qu’on nomme ces charmantes filles ou Bayadères ou Danseuses ou Chanteuses, l’essentiel est qu’elles m’amusent, et c’est ce qu’elles font toujours depuis trente ans que je viens les voir ; je n’ai qu’un regret, c’est que l’auteur n’ait, par préférence, intitulé son ouvrage : les Nymphes de l’Opéra. Il lui fallait, dit-on, du merveilleux ! quant à moi, je ne trouve rien de plus merveilleux qu’elles ; les miracles qu’elles font ici journellement valent bien tous ceux que les Bayadères faisaient dans le temple de Brama. Des sots deviennent des dieux pour elles, et des demi-dieux de la terre (les riches j’entends) elles en font des sots ! Mais déjà l’on s’accorde, on va lever la toile, vous êtes connaisseur en musique, je vous prie de me dire franchement ce que vous en penserez.

Que faire ? on était très serré, il n’y avait pas moyen de changer de place, il a donc fallu que je me résignasse, et, depuis l’ouverture jusqu’à la fin, au lieu de me demander mon sentiment, l’homme impitoyable m’assommait du sien. Entendez-vous ? ce passage est pillé d’Haydn… cette phrase est de Mozart… bon ! encore du Mozart !...une période entière puisée dans les Mystères d’Isis… ah ! ceci est à tout le monde !... Et de morceaux en morceaux, il a fallu que j’essuyasse l’impertinence de ses jugements.

Il avait néanmoins raison à certains égards, et même bien souvent ; mais je ne puis asseoir un jugement sérieux sur une production que je n’ai entendue qu’à travers un déluge de sarcasmes et d’un bavardage intarissable. Tout ce que j’ai pu recueillir pour en former un espèce de résumé : c’est que l’auteur de l’Auberge de Bagnères n’a pas tenu ce qu’il semblait avoir promis, et que l’auteur de Sémiramis, au lieu d’avancer dans la carrière, semble avoir reculé de quelques pas. Malgré la gêne où j’étais, s’il s’était trouvé, dans cet ouvrage, de la verve, de l’originalité, de l’imagination, enfin de ces morceaux d’inspiration que le génie seul peut produire, cela ne m’eût pas échappé ; mais je n’y ai remarqué qu’une belle facture, une harmonie pure, un faire assez large, à travers beaucoup de réminiscences, d’idées dérobées ou mal déguisées ; il paraît que M. Catel a bien de la peine à se persuader que l’effet n’est pas le bruit, et que le bruit, au contraire, nuit presque toujours à l’effet. Au reste, ceci n’est qu’un jugement à la volée ; pour juger d’un ouvrage de cette espèce, il faut l’entendre tranquillement et plusieurs fois, c’est ce que je me promets de faire, à fin d’être à portée d’en parler plus sérieusement. Pour cela, je tâcherai, une autre fois, de me placer loin de ceux qui auront une perruque blonde, et de choisir pour voisins ceux qui auront un peu plus de respect pour les préceptes de Pythagore, dont le premier était le Silence.

J’ai l’honneur de vous saluer,

Lefranc.

[Note : cet article est directement suivi d’un article dithyrambique sur Les Bardes de Le Sueur.]

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Composer

Charles-Simon CATEL

(1773 - 1830)

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Charles-Simon CATEL

/

Étienne de JOUY

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publication date : 01/11/23