Skip to main content

Critique musicale. Carmen

Category(ies):
Publisher / Journal:
Publication date:

CRITIQUE MUSICALE
Carmen, opéra-comique en 4 actes, tiré d’une nouvelle de Prosper Mérimée, paroles de MM. H. Meilhac et L. Halévy, musique de M. G. Bizet – Reprise de Guillaume Tell à lOpéra. – La musique de l’Arlésienne et le saxophone aux concerts du Conservatoire. […]

Les théâtres paraissent avoir des velléités de prendre ou de reprendre de bonnes habitudes ; mais jusqu’à présent ils se bornent aux velléités. Les billets pour la première représentation de Carmen portaient : « huit heures précises ». On a commencé à huit heures vingt minutes. Comme les entr’actes, au lieu de durer un quart d’heure, durent généralement une demi-heure, on a perdu une heure entière, ni plus ni moins. Autrefois les premières représentations à l’Opéra-Comique ne dépassaient pas minuit ; depuis quelques années seulement cet aimable usage a disparu.

Le directeur du théâtre de la Gaîté a commis pour Geneviève de Brabant une plaisanterie qu’il avait déjà faite pour Orphée aux Enfers. On a distribué à la presse et à toutes les personnes qui avaient retenu des places une circulaire ainsi conçue : « L’importance de la mise en scène de Geneviève de Brabant exige que le spectacle commence à sept heures et demie très précises. Vous seriez très aimable de vous trouver au théâtre à l’heure indiquée. » Nous nous sommes trouvés au théâtre à l’heure indiquée ; mais Geneviève a été de vingt-cinq minutes en retard. D’ailleurs à des théâtres comme la Gaîté, il est de rigueur qu’une première représentation ne finisse pas avant deux heures du matin.

La nouvelle de Mérimée, à laquelle est emprunté le sujet de Carmen, n’est rien autre chose qu’une étude de mœurs tsiganes, peinte avec des couleurs un peu crues, mais dont l’exactitude est incontestable pour qui connaît cette singulière race. Évidemment, les tsiganes ont une morale à eux où les mots d’honneur, de probité, de fidélité et de pudeur n’existent pas ou ont un sens tout autre que pour nous. Comme exemple, je citerai ces paroles de Carmen : « Ah ! tu es jaloux, répondit-elle. Tant pis pour toi. Comment es-tu assez bête pour cela ? Ne vois-tu pas que je t’aime, puisque je ne t’ai jamais demandé d’argent ? »

MM. Meilhac et L. Halévy ont tantôt reproduit les scènes du roman assez exactement, tantôt ils ont modifié le sujet à leur guise ; il serait inutile de signaler ou de discuter toutes ces différences ; mais il faut dire qu’un sujet peut convenir à un roman, sans que pour cela il convienne au théâtre. Les exemples ne manquent pas ; il suffit de citer Mireille, et un ouvrage dont le personnage principal a quelque analogie avec Carmen ; c’est Manon Lescaut.

Au théâtre, Carmen n’est qu’une impudente courtisane.

Elle prétend faire subir à un homme tous ses caprices ; elle-même ne veut subir la volonté ni les reproches de personne et elle entend changer d’amant selon son bon plaisir. Elle fera commettre à un homme toutes les infamies possibles, et pour un rien, elle le mettra impitoyablement à la porte. Il n’est pas même possible à l’actrice représentant un tel personnage d’en adoucir les âpres contours. Voici le portrait que Don José fait de Carmen dans le roman, à propos de la scène qui a fourni le commencement de l’opéra : « Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur les hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure : elle répondait à chacun faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était. » Mme Galli-Marié a pris modèle sur ce portrait ; je ne puis dire si elle fait les yeux en coulisse, mais le balancement des hanches a paru choquer certaines personnes ; il était indiqué par l’effronterie du personnage.

Résumons l’action de la pièce. Carmen travaille dans une manufacture de tabacs à Séville. Avant d’entrer elle fait une agacerie à un brigadier de dragons, nommé Don José. Dans la manufacture elle laboure avec son couteau le visage d’une autre ouvrière pour un mot mal sonnant que celle-ci lui avait dit. Elle est arrêtée et le brigadier est chargé de la conduire en prison. La scène dans laquelle elle décide celui-ci à la laisser s’échapper est longue et la manière dont l’évasion a lieu un peu ridicule. Les choses se passent plus simplement et plus naturellement dans le roman.

Don José est dégradé et condamné à un mois de prison. Lorsqu’il est libre, il va au rendez-vous que lui a donné Carmen « pour payer ses dettes », comme elle dit. C’est dans une auberge, refuge de contrebandiers ; Carmen est chargée de décider l’ancien brigadier à se joindre à eux. Elle se sert de son argument habituel : « Tu ne veux pas. Va-t’en ! » Pour achever de décider Don José à la désertion, le maréchal des logis arrive pour courtiser Carmen ; Don José tire son sabre ; pour n’être pas fusillé il est bien obligé de prendre la fuite. Mais Carmen n’est pas insensible aux galanteries d’un toréador ; ce personnage est presque entièrement de l’imagination de MM. Meilhac et Halévy ; son duel avec Don José est une invention malheureuse. Dans le roman, Don José tue en duel le rom, c’est-à-dire le mari de Carmen ; dans l’opéra, Escamillo, le toréador, arrive au milieu des rochers, au bord de la mer, où sont cachés les contrebandiers. Son rival le provoque au couteau ; il s’aperçoit dès l’abord que son adversaire le ménage ; il n’en continue pas moins ; le toréador le terrasse et lui fait grâce de la vie ; il reprend avec une nouvelle rage, jusqu’à ce que Escamillo, ennuyé de se battre contre ce forcené, jette son couteau ; alors Don José se précipite sur lui, et il l’assassinerait si Carmen et les contrebandiers n’accouraient l’en empêcher. Le rôle de l’ancien dragon n’est pas plus beau que celui de la courtisane.

Selon le roman, Carmen lit dans le marc de café qu’elle et son amant doivent mourir en même temps, elle s’y résigne ; selon l’opéra, elle lit la même chose dans les cartes ; elle s’en effraye d’abord : « Bah ! dit-elle, je serai plus forte que les cartes. »

Mérimée a été logique, MM. Meilhac et Halévy l’ont été aussi.

Un petit rôle presque inutile, c’est celui de Micaëla. Au premier acte elle vient, comme Alice, apporter au brigadier une lettre de sa mère ; au troisième acte elle revient lui dire que sa mère voudrait lui pardonner avant de mourir. Voilà Don José aussi perplexe que Robert le diable : il voudrait partir parce que sa mère l’appelle, et il voudrait rester parce que sa maîtresse qui en a assez, lui dit de s’en aller. À la fin il imagine un expédient : « Je reviendrai », dit-il. Carmen l’attend de pied ferme devant l’arène où se livre un combat de taureaux. Il insiste pour qu’elle parte avec lui ; sur son refus il lui donne quelques bons coups de couteau, s’assure qu’elle est bien morte et se laisse arrêter.

Je ne puis faire que des observations générales sur la partition. D’abord écartons une question qu’on ferait bien de ne plus soulever puisqu’on le fait toujours mal à propos. Après la première représentation de Don César de Bazan, certaines gens félicitèrent M. Massenet de suivre des tendances wagnériennes, tandis que d’autres le maltraitaient pour la même raison. Or il n’y a pas plus de wagnérisme dans Don César de Bazan qu’il n’y en a dans une opérette de M. Lecocq, et il n’y en a pas davantage dans Carmen. Au contraire, M. Bizet a pris le parti bien arrêté de contenter le goût du public, c’est-à-dire de lui donner des mélodies d’opéra comique jusqu’à mettre des airs de danse dans les situations gaies. Cela ne l’engageait pas à en mettre partout et il a voulu conformer sa musique aux situations et aux personnages. De là l’usage persistant de successions chromatiques dans certains morceaux ; tels sont au premier acte les couplets de Carmen où les successions chromatiques produisent l’effet des « yeux en coulisse » et le chœur des ouvrières demandant vengeance contre les méfaits de la bohémienne.

D’un autre côté, le parti pris que je viens de signaler ne saurait engendrer une œuvre bien originale ; tantôt la musique a de la verve et du caractère, tantôt elle atteste plus de connaissance du métier que d’invention. Le problème reste toujours le même : il s’agit de donner de la vérité et de la nouveauté à une forme mauvaise et usée, ou de la rompre pour en créer une nouvelle. L’une de ces solutions est aussi difficile que l’autre ; peut-être la première l’est-elle davantage, mais c’est la moins hardie, et c’est celle que poursuivent les compositeurs tels que M. Bizet. D’autres prennent la forme pour ce qu’elle vaut et s’en arrangent commodément ; ce procédé ne suffit aujourd’hui que pour les opérettes.

Sous les réserves que j’ai faites, le premier acte est très estimable, à l’exception d’un médiocre chœur de femmes dans la première scène. Les instruments de musique militaire finissant les uns après les autres ne sont pas non plus d’un bon effet. Cela rappelle la fin de la valse de Freischütz ; mais le même artifice ne saurait s’appliquer à la musique militaire ; du moins ne pourrait-on le tenter d’une autre façon que ne l’a fait M. Bizet et pour produire un effet bouffe plutôt que comique. Au second acte nous trouvons la danse avec castagnettes. M. Bizet a imité dans quelques morceaux les airs espagnols.

À mon avis, cela ne donne pas la moindre couleur locale, puisqu’on met des boléros, des polkas, des valses, des airs de quadrille dans tous les opéras comiques, n’importe où l’action se passe. L’air du toréador a de l’entrain, et a été redemandé. Le quintette est un des morceaux où le métier domine le plus. Dans le duo, je n’ai à critiquer que la romance dite par Don José, et où les modulations accumulées ne produisent pas le résultat que l’auteur espérait en obtenir. L’acte finit par un morceau d’ensemble où l’on se moque de l’officier que les contrebandiers ont désarmé et retiennent prisonnier. Au troisième acte, deux bohémiennes consultent les cartes pendant que Carmen les consulte de son côté. Je n’ai pas compris un mot de ce que disent Mlles Chevalier et Ducasse, et le morceau aurait produit un effet meilleur si Mlle Chevalier n’avait pas chanté constamment faux. Cela ne lui arrive pas toujours, mais c’est le résultat de ce que son éducation vocale a été mal faite au Conservatoire. Le chœur des contrebandiers est en forme de marche ; les deux premières mesures du motif principal ont le même rythme que celles du chœur des soldats dans Faust. C’est une petite ressemblance qui a peu de poids et que l’auteur aurait facilement pu éviter. La romance de Micaëla a beaucoup de sentiment, et Mlle Chapuy l’a très bien chantée. Je n’ai pas gardé un souvenir assez précis du duo des deux rivaux et du final.

Après des chœurs de soldats, de contrebandiers, de grisettes, de toréadors, nous avons, au commencement du quatrième acte, un chœur du marché. Auber en a fait un sur un air de quadrille ; M. Bizet en a fait autant. Le tort d’Auber c’est d’être venu le premier. Le duo de Carmen et de Don José est fort long ; je n’en ai pas non plus conservé une impression assez nette ; cette déclaration ne doit aucunement être interprétée au désavantage de l’œuvre.

Mme Galli-Marié apporte tout le soin possible dans le rôle le plus déplaisant qu’on ait jamais vu à l’Opéra-Comique. Lhérie est assez froid dans les deux premiers actes ; il réussit mieux dans les scènes dramatiques qui suivent. C’est Mlle Chapuy qui a le mieux chanté. Bouhy aussi a adopté le balancement des hanches ; ce serait une singulière tournure pour un Figaro, c’en est une plus singulière encore pour un toréador.

Les chœurs ont chanté faux plusieurs fois ; j’espère qu’ils y mettront moins d’obstination qu’ils n’en ont mis autrefois dans Djamileh. Surtout qu’on ne s’en prenne pas à M. Bizet ni à l’orchestre. Je m’aperçois que je n’ai rien dit de l’instrumentation : c’eût été d’autant plus inutile que M. Bizet a fait amplement ses preuves ; mais il serait injuste de dire que dans Carmen le symphoniste a fait tort au mélodiste, pour me servir d’une antithèse banale, et à ma conviction parfaitement absurde et antimusicale.

Aux derniers concerts du Conservatoire, on a exécuté les morceaux de L’Arlésienne, qui appartiennent déjà au répertoire des concerts du Cirque d’hiver et du théâtre du Châtelet. L’effet en a été excellent : le carillon final a été le moins applaudi, parce que M. Bizet a arrangé le morceau de manière à représenter le carillon ; la persistance du dessin d’accompagnement de cor finit par être un peu fatigante pour l’auditoire. On a admiré aussi la belle et expressive sonorité du saxophone. Beaucoup de gens croyaient entendre cet instrument pour la première fois, ignorant que depuis plus de vingt ans, toute musique militaire d’infanterie comprend un double quatuor de saxophones. « Quoi, disait-on, cet instrument si doux et si mélodieux, c’est le saxophone ? On nous avait dit qu’il était agaçant et assourdissant !... »

Leur erreur est excusable. Prenez le dictionnaire de la langue française par M. Littré, vous y lirez ce qui suit : « Saxophone, instrument à vent inventé par Sax ; au figuré : annoncé, réclame bruyante ; les saxophones de la quatrième page des journaux ». M. Littré n’a fait qu’enregistrer une locution datant du temps où l’on criait à tort et à travers contre Sax ; je ne dis pas qu’on ne le fasse encore aujourd’hui ; mais la locution a disparu ; les gens les plus prévenus n’osent plus s’en servir : ils prouveraient simplement qu’ils n’ont aucune idée de ce que c’est qu’un saxophone. […]

J. Weber

Related persons

Journalist

Johannès WEBER

(1818 - mars 1902)

Composer, Pianist

Georges BIZET

(1838 - 1875)

Related works

Carmen

Georges BIZET

/

Henri MEILHAC Ludovic HALÉVY

Permalink