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Critique musicale. Phryné

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CRITIQUE MUSICALE
Phryné, opéra comique en 2 actes, paroles de M. Augé de Lassus, musique de M. C. Saint-Saëns. […]

M. Saint-Saëns n’a pas été souvent heureux dans le choix des pièces qu’il a mises en musique, surtout dans ses opéras comiques. La Princesse jaune pouvait compter pour un « premier ouvrage » ; mais le Timbre d’argent a sensiblement souffert du choix du sujet ; ce fut pis encore pour Proserpine. Cette fois-ci aussi, il s’agit d’une femme aux mœurs légères mais c’est le seul point de ressemblance. Phryné n’a ni la violence passionnée ni la férocité de Proserpine, et elle ne songe pas à prendre pour associés des brigands. Elle ne veut la mort de personne, bien au contraire. 

On sait que la nouvelle œuvre de M. Saint-Saëns devait être donnée au théâtre lyrique de la Renaissance, qui n’a vécu qu’un mois ; mais l’auteur l’avait évidemment destinée à l’Opéra-Comique, pour prendre sa revanche de Proserpine. C’est bien un ouvrage purement comique, et un peu bouffe, ce qui n’est pas synonyme de bouffon. On y rit de bon cœur sans que la moindre ombre vienne ternir le jour, et ce qu’il y a de plus dramatique, ce sont des coups de bâton. Phryné n’a pas besoin d’aller plaider devant l’Aréopage, en employant l’argument final que l’on sait : un représentant de l’Aréopage se rend chez elle et se laisse mystifier à l’exemple des Cassandre de théâtre ; elle lui tourne la tête et finit par lui montrer Vénus dans le costume dans lequel elle est sortie de l’écume de la mer et sous les traits de Phryné mais il n’a vu qu’une statue. M. Saint-Saëns a parfaitement compris qu’à un sujet léger il fallait une musique légère. 

Cassandre, c’est Dicéphile, archonte d’Athènes. Le peuple chante sa gloire et sa vertu, mais il a un voisinage qui lui fait concurrence : en face de lui demeure Phryné : Pendant que la foule couronne son buste, des esclaves apportent des guirlandes de fleurs pour orner la maison de Phryné, au grand scandale du vieux magistrat. « Phryné, toujours Phryné ! » s’écrie-t-il. Pour comble, elle vient à son tour lui faire ses compliments 

Votre nom, seigneur, en cette ville 
De personne n’est ignoré. 
Votre mérite est grand, et la Grèce le vante. 
En ce qui touche la vertu, 
Je suis, il est vrai, peu savante,
Et cependant votre servante
Sait le respect qui vous est dû !

Une vocalise sur la première syllabe de « Votre servante », sert à mieux marquer le ton de léger persiflage. Aussi, quand Phryné a fini son compliment, elle dit à sa servante « Viens, Lampito ; j’en rirais trop, vraiment ! » pendant que le peuple oublie presque l’archonte pour admirer la grâce de la courtisane. « Les dieux, pour cette femme, comme moi seraient trahis ! » dit Dicéphile en guise d’épilogue.

On ne paraît pas avoir bien compris le duo bouffe entre l’archonte et son neveu Nicias. M. Saint-Saëns songeait aux opéras bouffes italiens ; sans vouloir les imiter ; mais Dicéphile, par son caractère, est quelque peu parent des bassi bufficomme Bartolo. Lui seul se prend au sérieux et croit l’être. Il faut voir avec quel air d’importance et quel ton solennel il parle du respect dont il est entouré, avec quelle, gravité bouffonne il dit 

Célibataire,
Toujours austère,
Dans ma maison
Tu vois sans cesse
Vertu, sagesse,
Froide raison.

La mélodie chaleureuse de Nicias : « Rien sur la terre n’est solitaire, » fait un excellent contraste ; je ne serais pas surpris de voir devenir ce duo un morceau de salon et de concert.

Le cantabile de Nicias est une charmante romance à un seul couplet. Une troupe de danseurs, de joueurs de flûte, de cithare, de tambourin invite le jeune homme à se joindre à eux ; il refuse. Il aime Phryné sans espoir ; de plus, son oncle, après l’avoir dépouillé, a acheté ses créances et veut le faire incarcérer. Nicias rosse les deux recors ou « démarques ». C’est le commencement du finale : aux cris poussés par ceux-ci arrive Phryné avec ses esclaves, qu’elle charge aussitôt de défendre le jeûne homme ; les deux recors, roués de coups, s’échappent à grand’peine. Sur la demande de Phryné, Nicias lui expose sa situation il est sans ressources et devrait quitter la ville mais il ne peut vivre loin d’elle. Phryné lui offre gracieusement l’hospitalité mais il doit se contenter de la maison et ne pas demander davantage. Ce petit dialogue mélodique est charmant. Nicias accepte, mais il veut se venger du tour que lui a joué son « oncle parricide », comme il l’appelle. Il lance à son buste des apostrophes violentes et le coiffe d’une outre. Il distribue aux musiciens et aux danseurs l’argent qui lui reste et se joint à eux. Il dit une chanson terminée par les mots « Dicéphile est un fripon » et que le chœur répète phrase par phrase. Phryné partage la gaieté générale, et cet ensemble finit la scène d’une façon très réjouissante. Tout le monde rentre dans la maison. Dicéphile arrive avec une lanterne « Tout est calme, dit-il. Ah que la police est bien faite depuis que je m’en suis mêlé » Mais il entend prononcer son nom ; on reprend la fin de la chanson il approche de son buste et reste stupéfait « Me traiter ainsi, moi que tout un peuple acclame Je me vengerai ! » Le chœur lui répond en répétant : « Qu’on le dise par la ville, Dicéphile est un fripon ! » 

Le lendemain, Nicias veut partir il a tout perdu ; pas un usurier ne veut lui faire crédit, et il aime Phryné. Celle-ci s’intéresse à son sort, et, quand elle sait qu’il n’a plus rien, elle lui avoue qu’elle l’aime depuis longtemps. Ce duo est d’abord dialogué sur un accompagnement d’orchestre ; à l’aveu de Phryné, il s’anime, devient entraînant et passionné sans se prolonger trop. 

Le morceau suivant est un air qui se termine en un petit trio. Phryné raconte à Nicias et à Lampito qu’un soir elle errait sur le bord de la mer, près d’un temple d’Aphrodite, au culte de laquelle elle voulait se vouer, qu’en se baignant elle fut aperçue par des pêcheurs, qui jetèrent des cris d’admiration, croyant voir la déesse elle-même. Ce récit est un hors-d’œuvre, destiné à fournir un air.

La partie vocale ne forme pas une mélodie régulière ce sont des phrases relevées par une orchestration très pittoresque. L’effet principal est la gradation amenant la conclusion : 

Ils m’avaient aperçue, et c’est toi qu’ils voyaient, 
Comme en ce premier jour où, dans ta gloire immense, 
Ton beau corps ruisselant des pleurs du flot amer, 
Tu t’élevais superbe, au-dessus de la mer !

Pendant que la sonorité augmente graduellement, le chant s’élargit de plus en plus et termine molto ritenuto. C’est un effet de sonorité plutôt que d’expression ; mais il est immanquable : le chanteur n’a qu’à donner de la voix, l’orchestre fait le reste, et le public est enthousiasmé. Pour moi, ce n’est pas un des morceaux que j’estime le plus. 

Après la maîtresse, l’esclave Lampito a son ariette « C’est ici qu’habite Phryné » ; puis viennent des couplets de Dicéphile :

L’homme n’est pas sans défaut. 
Tant s’en faut !
Mais la femme, plus perverse,
Ne nous verse,
Pour deux ou trois bons moments, 
Que tourments. 

La forme des vers amène une coupe rythmique assez piquante. Mais nous arrivons au morceau capital de l’acte la scène de séduction et l’apparition. Dicéphile est furieux ; il arrive, armé des foudres de la justice, pour venger l’Aréopage, insulté en sa personne. Phryné emploie un stratagème que nous avons vu plus d’une fois au théâtre et qui, dans la vie réelle, ne doit pas être rare. Elle déploie toutes ses séductions, fait asseoir Dicéphile et l’oblige à l’aider dans sa toilette. Pour triompher de ses dispositions farouches, elle commence par simuler un interrogatoire qu’elle subit devant l’Aréopage représenté par Dicéphile. 

L’archonte a beau faire : il se laisse éblouir et subjuguer peu à peu. On comprend que cette scène, bien rendue par le poète et le musicien, demande à être bien jouée. Dicéphile veut reprendre son sang-froid ; Phryné ne lui demande plus qu’un tout petit service c’est de lui donner une fleur, une rose. « Il n’y en a pas ! — Derrière ce rideau » Dicéphile va lever le rideau le ciel s’obscurcit, le rideau s’ouvre, et la statue d’Aphrodite apparaît. Le chœur dans la coulisse chante « C’est Phryné ! » Dicéphile est émerveillé et rend hommage à la déesse. La scène se termine par un dialogue où l’archonte passe par les volontés de son neveu. « Et tout cela pour voir une statue ! » dit-il. Le chœur recommence à chanter ses mérites pour le consoler[1].

On peut fort bien ignorer ce que fut Phryné dans l’antiquité, et il y a des pièces où le côté scabreux est plus apparent, comme, par exemple, le Toréador et Carmen. Pour un esprit ingénu, Phryné peut sembler simplement une femme charmante, adorable et adorée ; c’est ainsi que le rôle doit être joué. Mais Mlle Sanderson paraît croire qu’il n’est pas sérieux. Au théâtre, tous les rôles doivent être joués sérieusement, grands ou petits, tragiques ou comiques. C’est M. Massenet qui a fait débuter Mlle Sanderson dans Esclarmonde ; il me semblait qu’on la surfaisait ; veut-elle me donner raison ? L’artiste sérieux, c’est Fugère, dont l’Opéra-Comique se passerait difficilement. Dans le Barbier, c’est Bartolo ; dans Phryné, c’est Dicéphile ; dans Roméo et Juliette, c’était Capulet, et toujours à la satisfaction des auteurs et du public. Clément est un fort agréable Nicias, et le reste de l’interprétation est très convenable. […]

J. Weber

[1] Partition piano chant chez Durand. Le poème chez Ollendorff.

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