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La musique. Déjanire

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LA MUSIQUE
À l’Académie nationale de musique première représentation de Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes ; paroles de Louis Gallet et de M. Camille Saint-Saëns. ; musique de M. Camille Saint-Saëns. 

Il faut, je le crains, renoncer à s’accorder jamais avec M. Saint-Saëns, soit sur les qualités générales qui sont nécessaires à un livret de drame musical, soit sur la valeur particulière des livrets qu’il choisit pour les mettre en musique. Je sais bien qu’il n’a pas choisi de propos délibéré le poème de Déjanire afin d’en faire un opéra ; qu’il y fut amené par tout un enchaînement de circonstances ; que Déjanire était à l’origine une tragédie parlée de Louis Gallet, pour laquelle il s’était borné à écrire une assez considérable musique de scène : chœurs, fanfares, cortèges et cérémonies diverses, et que si plus tard il se décida à traduire en langage musical non plus seulement les parties épisodiques de l’action, mais l’action elle-même, ce fut autant, pour rendre hommage à l’œuvre et à la mémoire de son ami, que pour utiliser et enchâsser dans une partition complète, suivie et moins éphémère, des morceaux épars auxquels il attachait quelque prix. Sans doute. Mais tout de même, quelque désir qu’il eût d’honorer Louis Gallet, il n’était pas pour cela absolument réduit à mettre toute la tragédie de Déjanire en musique il faut bien qu’il y ait eu dans sa résolution une part de libre choix. Et surtout, mettant Déjanire en musique, il n’était nullement obligé de la conserver telle que Gallet l’avait écrite. Car tout justement Gallet l’avait écrite non pas pour la musique, mais pour la parole. S’il l’eût destinée à être un opéra, il n’est pas interdit de penser que peut-être il y eût introduit le lyrisme dont elle est entièrement dépourvue. Gallet n’étant plus là, il semblé que M. Saint-Saëns aurait dû accomplir cette tâche à sa place ; il le pouvait d’autant plus facilement, que les éléments lyriques dont son opéra avait besoin lui étaient magnifiquement fournis par les Trachiniennes de Sophocle, d’où Gallet avait tiré sa pièce. Il n’avait qu’à les y prendre en remontant ainsi à la source de l’œuvre de son ami, il ne manquait assurément pas de piété. S’il ne l’a pas fait, s’il s’est à peu près contenté d’abréger le texte primitif, de manière à le ramener aux proportions ordinaires d’un livret, c’est qu’il n’a pas senti l’utilité de faire davantage ; c’est qu’il a jugé que Déjanire, tragédie de Louis Gallet, convenait à la musique. C’est précisément de quoi il est impossible de tomber d’accord.

Vous savez quel est le sujet des Trachiniennes. Déjanire, épouse d’Hercule, attend depuis de longues années le héros qu’elle aime, et qui erre loin d’elle à travers le monde, poursuivant, la tâche formidable et glorieuse que lui imposent les dieux. Elle ne sait s’il est mort ou vivant, et elle demeure dans les larmes et dans l’angoisse. Mais un bruit joyeux se répand soudain, que les peuples se redisent et qui vole de bouche en bouche : Hercule est vivant, il est vainqueur, il revient, il approche, il sera bientôt là. Déjà s’avance le troupeau plaintif des captives, butin de guerre qui précède le héros triomphant. Déjanire distingue une d’entre elles, pour sa noblesse, sa beauté et la dignité de sa douleur. Elle l’interroge, elle lui demande quelle est sa race, et de quels parents elle est née. Mais l’étrangère ne lui répond rien, passe silencieuse et pénètre dans la demeure. Déjanire apprend alors que la mystérieuse captive se nomme Iole, qu’elle est la fille du roi Eurytus, et qu’Hercule, meurtrier de son père et destructeur de son peuple, l’aime du plus violent amour. L’épouse trahie ne se révolte point, n’éclate pas en transports de fureur et de jalousie. Elle surmonte fièrement sa douleur elle veut qu’Hercule enfin de retour soit accueilli par des visages sereins dans sa maison en fête ; elle a même une pensée de pitié pour Iole dont la beauté a désolé la vie, et qui sans le vouloir a causé la ruine de sa patrie. Pourtant elle songe à reconquérir le cœur de son époux ; elle se rappelle la tunique teinte du sang de Nessus, et les paroles du centaure mourant « Tu posséderas un charme puissant sur l’âme d’Hercule, et il n’aimera jamais une autre femme plus que toi. » Elle envoie à Hercule la tunique fatale – comme un présent de bien – venue. Mais à peine le messager est-il parti, qu’elle est saisie de pressentiments sinistres. Et bientôt le malheur qu’elle redoutait se réalise on accourt lui dire qu’Hercule se meurt la tunique ; « serrée à ses flancs comme par un statuaire », brûle et dévore sa chair et ses os. On l’apporte à grand’peine, rugissant de douleur, succombant à son affreuse torture. Déjanire écoute, muette d’épouvanté, et sort comme une ombre un moment après, les lamentations de ses femmes annoncent qu’elle s’est tuée. Et voici que paraît Hercule, en proie à l’agonie de la mort. Il jette vers le ciel une plainte longue et sublime ; puis, s’élevant par degrés au-dessus de sa souffrance, il se résigne au destin. Il appelle son fils ; et lui fait prêter le serment d’accomplir ses ordres « Ayant coupé des chênes et des oliviers, tu déposeras mon corps sur le bûcher, et tu y mettras le feu avec une torche de pin. Point de larmes, ni de gémissements, si vraiment tu es né de moi. Ma fin sera la fin de mes maux. » 

Rien qui ne soit simple dans cette œuvre admirable rien non plus qui ne soit essentiellement et fortement lyrique ; il semble que tout cela soit prêt à se mettre en musique de soi-même et le fait s’explique aisément par la conception première de la tragédie grecque, musicale aussi bien que poétique. On est surpris que M. Saint-Saëns ne s’en soit pas avisé, et qu’ayant Sophocle sous la main, il lui ait préféré Louis Gallet. Car il faut maintenant que je vous conte la pièce de Gallet c’est tout autre chose. Nous n’avons plus la triste solitude et l’attente anxieuse de Déjanire, le bruit grandissant du retour d’Hercule, la joie qui remplit la maison où va revenir le maître, toutes ces scènes qui forment le plus beau, le plus frappant début de drame musical que l’on puisse souhaiter. Déjanire n’attend plus son époux, c’est elle qui court à sa recherche, tumultueuse et courroucée, et si semblable à une Furie que les populations s’enfuient devant elle. Inutile, de vous dire que cette mégère peu apprivoisée ignore la fière grandeur d’âme de la noble femme que Sophocle nous a montrée : elle n’est que jalousie criarde, récriminations et scènes de ménage. Lorsqu’elle voit Hercule près de succomber au feu dévorant qui consume son corps, elle ne songe pas un instant à se tuer ; elle remarque seulement « Je veux reconquérir Hercule, et je le perds. » C’est peu. Nous n’avons plus l’apparition passagère d’Iole captive, sa figure voilée et silencieuse, symbole merveilleux du mystère de l’amour et du destin, qui offrait à un musicien une scène du sens le plus profond et de la plus pénétrante poésie : rappelez-vous comment un autre personnage muet, celui d’Andromaque dans la Prise de Troie, a inspiré un grand artiste cher à M. Saint-Saëns. Iole assurément n’est plus muette ; elle parle, elle chante, et beaucoup, et pour dire quantité de choses insignifiantes. Et elle est amoureuse, l’amoureuse de Philoctète, compagnon d’Hercule, que Sophocle n’avait pas mêlé à cette affaire, mais que Gallet y a ingénieusement introduit, à la seule fin d’encombrer d’une plate et fade intrigue l’austère simplicité de la tragédie primitive. Car Philoctète aussi est amoureux d’Iole ; et Hercule découvre ce mutuel amour ; et les deux amants réunis bravent leur tyran furieux enchantant à l’unisson, comme cela se voit dans tous les opéras. Et Hercule fait jeter Philoctète en prison ; et il menace Iole si elle ne consent à l’épouser, de mettre à mort son rival. Et Iole consent au mariage. C’est ce qu’on appelle en termes de théâtre un « ressort » : il est usé.

Par compensation sans doute, nous ayant dotés de cette agréable histoire, qui fait à elle seule les trois quarts de leur pièce, et qui n’a absolument rien de dramatique ni de musical, Louis Gallet et M. Saint-Saëns ont résolument supprimé ce qui, dans la tragédie de Sophocle et dans le mythe même d’Hercule, est le plus magnifiquement, le plus glorieusement lyrique : la plainte illustre du héros mourant. C’est là que la musique était véritablement souveraine : elle pouvait atteindre au plus profond d’une grande âme, et donner à un grand drame le plus grandiose dénouement. Il n’était besoin ici, pour susciter la musique, pour que la musique se levât d’elle-même, que d’écouter parler l’Hercule de Sophocle « Voyez, regardez tous mon corps déchiré ; contemplez ma misère, voyez l’état effroyable où je suis. La tunique fatale a rongé toutes mes chairs, elle boit la substance de mon sang, et tout mon corps pourrit dans cette horrible étreinte. Ô doux Pluton, ô frère de Zeus, prends-moi, endors-moi, endors mes tourments dans une rapide mort ! Frappe, éclair de Zeus ! Ô Roi, ô Père, frappe, perce-moi du trait de la foudre. Le mal me brûle, il me dévore. Ô ma poitrine ! Ô mes mains ! Ô mes bras ! Est-ce vous, vous qui avez dompté l’habitant de Némée, le Lion funeste et monstrueux, et l’Hydre de Lerne, et les Centaures sauvages aux jambes de cheval, et la Bête d’Erymanthe, et le Chien infernal à triple tête, et le Dragon gardien des pommes d’or, aux dernières limites du monde ? J’ai supporté d’innombrables travaux, et nul n’a jamais érigé de trophée pour ma défaite. Et maintenant, les bras rompus, les chairs déchirées, je suis misérablement vaincu par un mal immonde, moi qu’on nomme fils de Zeus, qui commande aux astres ! » Et l’apaisement solennel qui se fait dans l’âme du héros lorsqu’il comprend la destinée, lorsqu’il accepte la souffrance et la mort, achevait la tragédie musicale par une ample et lumineuse conclusion. Rien de tout cela ne subsiste dans la pièce où M. Saint – Saëns s’est fait le collaborateur de Gallet. Au milieu de la cérémonie nuptiale, Hercule tout à coup pousse un cri, prononce quelques paroles entrecoupées, court vers le fond du théâtre, invoque Jupiter. Nuit ; éclair ; tonnerre. Le jour se fait de nouveau ; parmi les nuages, à travers la toile de fond, on aperçoit l’Olympe, et Hercule au nombre des dieux. Pas un mot de plus ; pour commenter cette brusque aventure, point de musique, ou si peu que rien ; quelques notes de récitatif, quelques accords épars : tout est fini. M. Saint-Saëns, qui met si consciencieusement en musique le prosaïque dialogue et les vaines péripéties de Louis Gallet, refuse toute musique à la plus lyrique inspiration de Sophocle. C’est si hâtif, si précipité, si écourté, qu’on a l’impression qu’il est arrivé un accident. Est-ce à Hercule ? Est-ce à la pièce ? On ne sait. Mais l’un et l’autre finissent dans un trou. Décidément on ne peut s’accorder avec M. Saint-Saëns sur la sorte de poème qui convient au drame, musical.

La partition de Déjanire, infiniment supérieure au livret par la correction, la précision, l’exactitude, la clarté, la pureté, l’éloquence du langage, ne le surpasse malheureusement pas de beaucoup par la force de la pensée ni la profondeur de l’émotion. Elle est écrite à merveille, avec cette dextérité infaillible, cette aisance, cette netteté, cet équilibre, cette ordonnance, cet art de ne rien mettre de trop, et de mettre tout ce qu’il faut, que M. Saint-Saëns a toujours possédés, qu’il semble avoir reçus en naissant, et qu’il gardera intacts jusque dans la dernière de ses œuvres à venir. Entre ses pareilles, elle se distingue par un signe particulier : une sobriété plus grande encore, à quoi M. Saint-Saëns s’est sans doute attaché, pour mettre le caractère de sa musique en harmonie avec le caractère classique du sujet. Déjanire a d’ailleurs une unité et une dignité de style remarquables. On n’y trouve guère que deux pages qui fassent disparate : une sorte de valse, qui fait un accompagnement fâcheusement vulgaire à l’une des querelles de Déjanire et de son héroïque époux ; l’autre est une petite romance de salon, qu’Hercule chante en guise d’épithalame, et dont la frivolité caressante a ravi le public en extase. Tout le reste est d’une tenue irréprochable. Mais lorsqu’on a dit cela, l’on est bien près d’avoir tout dit. Les idées musicales sont dans Déjanire extrêmement peu saillantes ; elles sont dépourvues de substance et de force vive ; elles ont une sécheresse qui les rend comme impersonnelles. La déclamation est sans doute d’une justesse parfaite ; mais l’accent et l’expression lui font presque entièrement défaut : rien ne saisit, rien ne porte coup, rien ne touche et n’émeut. Cette musique si habile ne pénètre pas, ne révèle pas les âmes ; c’est de la musique sur l’action, et non pas dans l’action. On a beaucoup parlé de Gluck à propos de Déjanire ; il est peu de rapprochements moins exacts. Gluck donne au drame la supériorité sur la musique ; M. Saint-Saëns est musicien avant tout : ce sont deux points de départ opposés et deux conceptions contraires. En outre, la partition de M. Saint-Saëns est infiniment mieux écrite qu’aucune des partitions de Gluck ; on n’y voit ni ces harmonies massives ou creuses, ni cet orchestre rudimentaire, ni ces gaucheries de toutes sortes qui se rencontrent si souvent chez l’auteur d’Alceste ; mais on n’y voit pas trace non plus de cette énergie souveraine, de cette puissance pathétique par lesquelles en un moment Gluck s’empare de ses auditeurs. La musique de Déjanire ne s’empare de rien ; elle coule à la surface du drame, et à la surface des esprits ; quand elle a passé, il n’en reste presque rien, que l’impression d’une eau légère et limpide, transparente et sans souillures. C’est déjà quelque chose : tant d’autres flots de musique laissent après eux de la boue. Mais ce n’est pas assez.

L’interprétation de Déjanire est bonne. Mme Litvinne fait de son mieux pour donner par l’agitation de son jeu du mouvement au personnage de l’épouse dédaignée d’Hercule. Et elle chante la partie vocale avec sa sûreté et son habileté ordinaires. Mais pourquoi lui arrive-t-il aujourd’hui, lorsqu’elle attaque une note haute, de la faire précéder, comme d’un échelon, d’une note intermédiaire ? C’est une habitude commune aux cantatrices d’Allemagne ; mieux vaudrait ne la point importer chez nous. Mlle Gall fait entendre, dans le rôle d’Iole, le timbre de soprano le plus frais, le plus pur, le plus doux qui soit ; elle prête à la jeune captive, une charmante et touchante silhouette. M. Muratore est un fort bel Hercule ; il soupire avec beaucoup d’art la romance de salon dont je vous ai parlé tout à l’heure, et que l’on est un peu surpris d’entendre murmurer d’une voix si suave par le dompteur formidable des monstres. Mlle Charny et M. Dangès tiennent correctement les rôles de la magicienne Phénice et du loyal Philoctète. M. Messager dirige l’orchestre élégant, clair et précis de M. Saint-Saëns avec une précision, une clarté et une élégance parfaites. La mise en scène, ainsi qu’il est de règle en ce moment, s’inspire des plus récentes découvertes de l’archéologie préhellénique. Plus rien du vêtement grec auquel nous sommes accoutumés ; plus de tuniques ni de ceintures, mais des. sortes d’étoles bariolées de dessins multicolores, en forme de damier ou de losanges. Parmi ces accoutrements sauvages, qui font penser à des Peaux-Rouges plutôt qu’à des Hellènes, détonent les costumes de Mme Litvinne, vêtue en reine de tragédie, et de M. Muratore, traînant après lui un manteau qui ne messiérait pas à M. de Max, ou bien à une danseuse espagnole. Les architectures des décors sont à l’avenant ce ne sont que maisons de bois polychromes et temples logés au fond des cavernes. Soit : telle est, au commencement du vingtième siècle, la dernière mode pour les Grecs primitifs. Mais il faudrait réserver à d’autres œuvres que celle de M. Saint-Saëns, si sagement classique traditionnelle cette agressive archéologie. 

Pierre Lalo.

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