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La musique. Roma

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LA MUSIQUE
À l’Académie nationale de musique : première représentation de Roma, opéra tragique en cinq actes ; paroles de M. Henri Cain, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi ; musique de M. Massenet.

Jamais sans doute on ne vit semaine aussi encombrée de premières représentations que fut la semaine dernière : Roma à l’Académie nationale de musique, Naïl au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, les Concerts de danse de Mlle Trouhanowa au Châtelet. Et il s’en est. fallu de peu que l’Opéra-Comique ne donnât dans le même espace de temps la répétition générale de Don Juan ; mais le destin clément a consenti qu’elle fut remise à l’après-midi d’aujourd’hui. Il va de soi que je ne puis vous parler de tant de choses en un seul article ; chacune aura son tour. Si je n’écoutais que mes préférences, si je n’étais guidé que par la valeur des œuvres et l’intérêt du spectacle, c’est assurément aux Concerts de danse que reviendrait la première place. Mais une sorte de hiérarchie officielle assigne à l’Opéra la préséance ; commençons donc par Roma, opéra tragique de M. Massenet, d’après Rome vaincue, d’Alexandre Parodi.

Je vous ai dit brièvement mon sentiment sur Roma, lorsqu’il y a quelques mois le théâtre de Monte-Carlo la représenta pour la première fois. Ce sentiment n’a pas changé… La pièce d’Alexandre Parodi me paraît aussi vide, aussi inanimée, aussi peu musicale qu’elle m’avait paru alors. Vous en connaissez le sujet. Le premier acte a pour décor le Forum, où le peuple romain en proie à l’angoisse et à la douleur vient d’apprendre qu’Annibal, déjà vainqueur des légions à la Trébie et à Trasimène, a écrasé à Cannes une autre armée encore. Quelques-uns parlent déjà de fuir devant le Carthaginois triomphant, d’abandonner Rome, de se réfugier dans les monts Albains. Fabius Maximus s’efforce de raffermir les cœurs défaillants. Soudain on voit paraître, haletant, blessé, couvert de poussière et de sang, un jeune tribun militaire, Lentulus. Il a seul échappé au carnage ; il conte le désastre et la mort héroïque de Paul-Emile. Cet exemple sublime réveille le courage du peuple, et Fabius l’anime de ses paroles enflammées. Mais quelle peut être la cause de tant de défaites ? Comment les dieux ont-ils ainsi délaissé Rome. Le grand-pontife survient et proclame la réponse des oracles : si la République est vaincue, c’est que l’autel de Vesta a été souillé ; c’est qu’une des vestales a trahi son serment. Lorsque la coupable aura expié son crime, Rome retrouvera la victoire. Lentulus frémit et sa terreur est aperçue du pontife. Mais à Fabius lui demandant le nom de la criminelle, le prêtre répond que l’oracle ne l’a point fait connaître. Il faut la découvrir : le Sénat et le peuple, d’une seule voix, jurent de punir de mort la vestale sacrilège.

Deuxième acte. L’atrium du temple de Vesta. Fabius et le souverain-pontife viennent procéder à l’enquête qui leur livrera la vierge parjure. Les servantes de Vesta comparaissent devant eux, conduites par leur grande-prêtresse. Le pontife les interroge. Ses soupçons s’égarent d’abord sur Junia, une innocente enfant qui s’accuse d’avoir rêvé d’amour. Mais son aveu candide fait connaître aux inquisiteurs que ce n’était qu’un rêve. Toutes les recherches ont été vaines. Alors le pontife, se souvenant de l’émotion montrée par Lentulus, s’avise d’un dernier stratagème : il annonce que Lentulus est mort. Un cri retentit ; une des vestales tombe évanouie : c’est Fausta, nièce du grand Fabius et sa fille adoptive. Effrayé lui-mème du succès de sa ruse, le pontife demande à Fabius ce qu’il doit faire. Et celui-ci répond : « Ton devoir. »

Troisième acte. Le bois sacré de Vesta. Un esclave gaulois qui, l’on ne sait pourquoi, est comme chez lui dans ce lieu vénérable, exhale sa haine contre Rome et sa joie du triomphe d’Annibal. Ce Gaulois croit aux oracles des Romains : puisque la République doit être sauvée par la mort de Fausta, il faut que Fausta ne meure point. Et Lentulus étant venu à son tour se promener librement dans le bois sacré, le Gaulois commence par lui amener son amante qu’il a délivrée on ne sait comment ; puis, après qu’ils ont chanté un duo d’amour, il les fait évader par un souterrain dont il possède seul la clef, qu’il jette dans un puits au moment où surviennent le pontife et ses licteurs.

Quatrième acte. La curie de Tullus Hostilius. Le Sénat affligé délibère. Tout à coup, au, milieu de l’auguste assemblée, paraît Fausta, dont Rome déplorait la fuite. Le pontife et les sénateurs s’éloignent pour laisser Fabius seul avec elle. Fausta avoue sa faute à Fabius : elle est venue se livrer pour le salut de la République. Et Fabius lui pardonne en la voyant si héroïque. Les sénateurs reprennent séance, et Fausta, la tête couverte du voile d’infamie, est condamnée à être ensevelie vivante, selon la loi. En vain son aïeule, l’aveugle Posthumia, matrone illustre et respectée de tous, vient supplier le Sénat de faire grâce : il faut que Fausta meure. Mais tandis qu’on l’emmène, Fabius s’approche de Posthumia et lui glisse dans la main un poignard : que l’aveugle porte ce fer à sa petite-fille ; Fausta du moins ne sera pas ensevelie vivante

Acte cinquième. La campagne romaine, devant le sépulcre où Fausta va être murée. Cérémonie des funérailles expiatrices. Lentulus essaye de soulever le peuple en faveur de son amante ; mais le peuple veut la mort de Fausta. Il tente ensuite, l’épée à la main, de l’arracher aux exécuteurs ; on l’arrête, on se saisit de lui. L’heure fatale est venue. Posthumia s’approche de Fausta et veut lui remettre le poignard. Mais la vestale a les mains liées. Alors l’aveugle, cherchant avec ses mains la place du cœur, frappe elle-même Fausta d’un coup mortel. Cette mort plus douce suffit d’ailleurs à apaiser les dieux. Car à peine Fausta a-t-elle succombé qu’on voit paraître, aux acclamations de la foule, le consul Scipion, que suivent ses légions victorieuses. Déjà !

Il est difficile de prendre à cette affaire, renouvelée de Spontini, un intérêt extrêmement vif. Sans doute, les Romains croyaient que la faute d’une vestale pouvait déchaîner sur leur cité la colère des dieux et les catastrophes les plus effroyables. Mais nous ne le croyons plus. Et pour réveiller en nous les émotions qui naissaient de cette croyance, pour restituer une force pathétique et tragique à l’histoire d’une vestale coupable, il eût fallu qu’un poète véritable nous fît pénétrer dans les profondeurs de ce culte de Vesta, qui était le culte du foyer, de la famille et de la cité ; ou plus simplement qu’il ressuscitât pour nous les âmes des Romains. Un Shakespeare l’aurait fait. Parodi n’était pas Shakespeare ; il n’était même pas un poète du tout : rien qu’un versificateur médiocre, incorrect et faible, de ces versificateurs dont tout le talent se borne à placer, au bout d’une tirade plate et languissante, un prétendu « beau vers », formé d’une antithèse creuse ou d’un banal effet oratoire. Ce n’est pas par ces moyens qu’on peut évoquer l’esprit farouche et religieux de l’ancienne Rome, rendre émouvante l’aventure d’une vestale coupable, vraisemblable la relation qui unit cette historiette et la destinée d’un grand peuple. Je ne puis vous dire combien il semble disproportionné, dans la pièce de Parodi, que le sort d’Annibal, de Rome, et de l’univers dépende de la conduite de Mlle Kousnezoff, si charmante d’ailleurs que puisse être cette cantatrice ; et cette impression de ridicule est encore accrue par la naïveté avec laquelle, tout le long de sa tragédie, Parodi a montré Rome, le peuple, les sénateurs et Fabius uniquement soucieux de savoir si Fausta est restée sage ou non. Les armées romaines sont anéanties ; Annibal est aux portes : de quoi pensez-vous que soient occupés ce grand peuple et ces grands hommes ? De lever des troupes, d’exercer des légions, de forger des armes, de fabriquer des machines ? Point ; le Sénat, abattu, désolé, désespéré, ne délibère que d’une seule question : celle de savoir si Fausta a laissé dénouer sa ceinture par le soldat Lentulus. Et Fabius, Fabius le héros, n’a pas d’autre pensée que celle-là, ne songe qu’à cela, ne veut que cela : cette affaire de famille efface à ses yeux le danger de la République. Il n’est rien de moins romain ; il n’est rien de plus absurde. Ni Fabius, ni les autres personnages, n’ont d’ailleurs ombre de caractère et de vie : ce sont des figures de théâtre, qui épanchent à flots des tirades d’une vaine rhétorique. Si du moins la pièce était bien faite : mais elle l’est fort mal ; elle est pleine de maladresses et d’invraisemblances. Qu’est-ce que ce bois sacré des vestales, où circulent tranquillement des esclaves gaulois et des centurions romains ? Qu’est-ce que ce Sénat où les femmes entrent comme au moulin ? À quoi sert le rôle de l’esclave gaulois, sinon à créer une péripétie artificielle ? À quoi sert le rôle de Posthumia, la vieille aveugle, sinon à faire un « beau rôle » ? Mais à quoi servent tous les personnages et, toutes les situations ? Tout est factice, tout est postiche, et rien ne sert de rien, ni ne signifie rien.

Par quoi M. Massenet a-t-il bien pu être séduit dans une production de cette sorte ? Rien n’y semblait pouvoir lui plaire ; rien ne s’accordait avec son inspiration et son talent. Ce musicien d’amour, de grâce et de plaisir, que trouvait-il qui lui convînt dans cette sévère, glaciale et morne tragédie ? Il est impossible de l’apercevoir. À moins qu’il n’ait tout justement voulu « jouer la difficulté », comme on dit, et mettre en musique le poème le plus éloigné de sa nature ; à moins encore qu’il n’ait eu le dessein d’ajouter à son œuvre, où déjà il a touché à tant de genres divers, opéras comiques, drames véristes, opéras à grand spectacle, contes de fées et fabliaux, un ouvrage d’un genre nouveau : une tragédie musicale. Mais alors, il aurait dû mieux choisir sa tragédie ; et il n’était pas difficile d’en trouver une qui fût moins fastidieuse que Rome vaincue. Quoi qu’il en soit, M. Massenet a traité ce sujet austère avec une parfaite austérité. Il n’a point cherché un instant à lui prêter de l’agrément par des épisodes accessoires et des hors-d’œuvre divers ; il n’y a pas même mis de ballet. Il s’est manifestement efforcé d’être fort, d’être grave, d’être tragique, d’être pathétique. Malheureusement, ces qualités-là ne sont pas de celles qu’il possède naturellement ; il n’en peut guère donner que l’image superficielle et le faux semblant ; il remplace la gravité par l’emphase et la force par le bruit. Ses idées, qui ne sont par elles-mêmes, et dans leur état de floraison spontanée ni austères, ni énergiques, ni pathétiques, mais voluptueuses et gracieuses, se prêtent mal à une transformation de cette sorte ; elles perdent à un tel grossissement leur charme particulier, et jusqu’à l’élégance distinctive de leur ligne et de leur contour. Il n’y a pas dans Roma une idée musicale qui soit véritablement significative, qui ait une forme définie et une expression éloquente ; toutes sont gonflées et vides, et le fracas qu’elles font sonne le creux.

Dès l’ouverture, formidablement bruyante et tumultueuse, ce caractère d’enflure apparaît. M. Massenet a eu beau recourir à des formules célèbres et s’inspirer de maîtres illustres (la péroraison de cette ouverture est construite exactement comme la péroraison d’une ouverture de Weber ; traits rapides des cordes sur un chant des cuivres), il n’a pu lui donner un sens profond et une véritable substance musicale. Les chœurs du premier acte, qui d’ailleurs sont d’une belle sonorité, sont aussi peu expressifs que l’ouverture ; c’est un bon devoir d’écriture chorale, et rien de plus : étrange spectacle que celui de M. Massenet faisant de bons devoirs ! Les récitatifs de Fabius, la narration de Lentulus, les cris de la foule, tout cela est d’une déclamation correcte, mais sans un accent singulier, sans une inflexion qui frappe, qui touche ni qui pénètre ; c’est fort honnêtement fait, et c’est imité des meilleurs modèles ; mais c’est entièrement dépourvu d’émotion réelle et de vie. Le deuxième acte, après un duo de Fabius et du grand-prêtre, qui rappelle assez nettement la manière de Spontini, contient un morceau où se retrouve l’art habituel de M. Massenet : c’est le récit de l’innocente Junia, récit mélodique avec assez de simplicité et de grâce, qui fait songer à la légende de la Sauge dans le Jongleur de Notre-Dame, mais qui contient malheureusement, vers la fin, une étrange petite formule vocale, sautillante et sémillante, mieux faite pour exprimer la coquetterie de Manon que la candeur d’une vestale enfant. Dans les deux premiers actes, M. Massenet s’est surtout inspiré de nobles exemples : Weber, Gluck ou Spontini ; le troisième est soumis à de plus regrettables influences, qu’on avait déjà vues paraître à divers endroits, mais qui dominent ici presque sans partage : influences de Meyerbeer ou d’Halévy, dont le rôle de l’esclave gaulois est tout encombré ; et ces influences persisteront jusqu’à la fin dans les ensembles et les chœurs. Ailleurs, dans le duo d’amour de Fausta et de Lentulus, dans les prières et les lamentations de l’aveugle Posthumia, s’épanche une facilité un peu vulgaire, où la veine mélodique particulière à M. Massenet est fâcheusement mêlée et grossie de mélodisme italien. Tels sont à peu près les éléments qui concourent à former la partition de Roma, partition fort honorable d’intention et d’effort, mais où le musicien n’a pu trouver l’emploi de ses dons naturels les plus précieux, et qui inspire, en même temps que l’estime, un sentiment que la musique de M. Massenet n’a guère coutume d’inspirer : e’est l’ennui que je veux dire… Cette saison, par une rencontre peu commune, aura vu paraître trois opéras classiques : Déjanire de M. Saint-Saëns, Bérénice de M. Magnard, Roma de M. Massenet. Il est superflu de vous dire quel est celui qui me semble le plus véritablement classique, et auquel vont toutes mes préférences. Mais le public n’a paru préférer aucun des trois.

L’interprétation de Roma est fort bonne. Mlle Kousnezoff, qui tient le personnage de Fausta, a un médium assez faible, mais des notes élevées fort brillantes, qui donnent à son chant beaucoup d’éclat ; plus d’éclat que d’émotion. Son jeu abonde en attitudes gracieuses, mais un peu contournées et voulues, et qui sont plutôt d’une danseuse que d’une vestale, même coupable. Mlle Arbell joue avec véhémence le rôle de Posthumia. Mlle Campredon dit d’une voix charmante le récit de l’innocente Junia ; mais elle ne peut faire oublier avec quel art supérieur et parfait Mme Guiraudon-Cain chanta naguère ce même récit à Monte-Carlo. Mlle Le Senne prête à la grande vestale une imposante dignité. M. Muratore est un superbe Lentulus ; jamais il n’eut plus de puissance vocale, plus de chaleur, plus de fougue et de passion. M. Delmas donne à Fabius une autorité et une majesté véritablement romaines ; M. Noté chante vaillamment le rôle de l’esclave gaulois. M. Vidal dirige avec son expérience et sa sûreté habituelles l’œuvre de son maître Massenet. La mise en scène est bonne ; le premier et le dernier décor, qui représentent le Forum et la campagne romaine, sont particulièrement pittoresques. Mais le décor du troisième acte, qui figure le bois sacré, est d’un ton verdâtre et jaunâtre à la fois déplaisant par sa fadeur et agaçant par sa fausseté. Les artistes qui l’ont peint n’ont-ils donc jamais vu quelle est, sur la terre et sous le ciel d’Italie, la couleur d’un bois d’oliviers et de cyprès ?

Pierre Lalo.

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(1842 - 1912)

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