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Causerie dramatique. Jean de Nivelle

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CAUSERIE DRAMATIQUE
Théâtre de l’Opéra-Comique : Jean de Nivelle, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. Goudinet et Ph. Gille, musique de M. Léo Delibes […].

L’Opéra-Comique nous a donné, avec Jean de Nivelle de M. L. Delibes, un de ces grands ouvrages qui confinent de si près au répertoire de l’Opéra qu’il est difficile de trouver ce qui les différencie de nos drames lyriques. En théorie, c’est le dialogue : mais il y en a si peu dans Jean de Nivelle que ce n’est pas la peine d’en parler ! Le libretto de MM. Goudinet et Philippe Gille était, primitivement un grand drame historique, destiné à la Porte-Saint-Martin. De directeur en directeur, le drame historique est devenu livret d’opéra-comique et les auteurs ont fait chanter ce qui valait pourtant la peine d’être dit. Il est rare que ces changements de destination soient très heureux pour les œuvres dramatiques. Jean de Nivelle, s’il eût été conçu d’abord pour l’opéra-comique, l’eut été certainement d’une façon beaucoup plus simple, tandis que l’œuvre adaptée est vraiment trop embrouillée, surchargée et même obscure.

De plus, elle manque d’unité ; certaines scènes qui touchent au comique de l’opérette, comme celle qui se passe entre l’ambassadeur ridicule de Louis XI et le chambellan grotesque du comte de Charolais, détonnent dans un milieu ordinairement sentimental et chevaleresque.

Cela a fait dire que Jean de Nivelle avait l’air d’être fait avec le Louis XI de Casimir Delavigne et le Pied de Mouton ! Ces défauts du libretto seraient certainement atténués si les parties parlées avaient pu être plus nombreuses. Mais, qui eût pu le croire jadis ? on ne sait plus dire le dialogue à l’Opéra-Comique !

Dans ce théâtre où Roger, Couderc et tant d’autres furent d’excellents comédiens, il n’y a plus que des chanteurs, incapables de descendre à la vile prose… Mme Engally, par exemple, ignore presque notre langue, qu’elle parle avec un accent slave des plus prononcés, et M.  Talazac gasconne d’une si mirifique façon qu’il a fallu renoncer à le faire parler. Ces méridionaux, d’ailleurs, ont une façon terrible de vous dire : Moi, je n’ai pas d’assent ! Et comme ils sont de bonne foi, n’entendant pas plus leur prononciation que Virgile ne sentait l’ail, quand il exhalait à la cour d’Auguste, où tout le monde en mangeait.

Le vrai parfum du vers latin,

il n’y a rien à faire. Il n’en faut pas moins regretter pour les auteurs du livret qu’ils n’aient pu jeter dans l’œuvre quelques jolies scènes de comédie, qui eussent été à la fois des repos et des éclaircissements à leur drame touffu.

Le vrai Jean de Nivelle était un fier gredin de baron féodal, fils du duc de Montmorency, qui trahit sa maison et sa patrie pour passer au parti des Bourguignons, de qui il reçoit des terres en Flandres, où sa race s’allia à celle des comtes de Horn. Son père, à plusieurs reprises, le somma de rentrer en France, ce que n’eut garde de faire le transfuge, qui devint, dans l’exécration populaire, 

ce chien de Jean de Nivelle,
Qui s’enfuit quand on l’appelle.

Plus tard, une chanson des Flandres, très curieuse en ceci qu’elle est l’original de la chanson de Cadet-Roussel, fit passer au chien de Jean de Nivelle les qualités de son maître : 

Jean de Nivelle n’a qu’un chien ;
Il en vaut trois, on le sait bien.
Mais il s’enfuit quand on l’appelle,
Connaissez-vous Jean de Nivelle ?
Ah ! oui, vraiment,
Jean de Nivelle est bon enfant. 

MM. Gondinet et Gille n’ont pris pour héros ni le personnage tragique du condottiere qui se vendit aux Bourguignons, ni le personnage comique du fantoche légendaire de la chanson. Ils ont imaginé un Jean de Nivelle sentimental, qui n’a quitté les États du duc de Monmorency que pour ne pas épouser une femme qu’il n’aimait point. Ce fuyard d’un hyménée contraint s’est réfugié aux environs de Dijon, et sous les habits de berger, il est devenu la coqueluche des filles du pays. Mais Jean de Nivelle « fuit toujours quand on l’appelle ! » Une seule parmi les belles de l’endroit apprivoiserait à la rigueur cet Hippolyte ; c’est la jeune Ariette. Elle est, en vérité, charmante ; mais quelle triste famille elle a ! Une sorcière, qui la bat, malgré la protection de Jean. Heureusement, Arlette a une amie à la cour de Dijon, une sœur de lait, je crois, Diane, qui habille la paysanne en grande dame et la donne pour favorite et pour amie, eu tout bien tout honneur, au comte de Charolais. Ce Charles, qui devait porter plus tard le nom de Téméraire, est un gendarme fort respectueux auprès des femmes et se contente de demander à Ariette de lui chanter des noëls bourguignons, qui ne sont même pas à la hauteur des chansons des « Bourguignons salés. » Arlette, cependant, ne fréquente pas les lambris dorés du bel hôtel des ducs de Bourgogne sans que sa vertu y coure des risques. Elle est aimée d’un reître du nom de Saladin qui la traiterait volontiers de Turc à Maure. Ce Saladin commence par mettre Jean en prison et par donner à Arlette, au nom de ce même Jean, un rendez-vous où la pauvrette irait se faire prendre si une prison d’opéra-comique pouvait garder un prisonnier. Mais Jean s’évade, se fait reconnaître, et tue prestement Saladin, qui doit trouver que si ce chien de Jean de Nivelle se sauve quand on l’appelle, il arrive aussi parfois bien mal à propos quand on ne l’appelle pas ! Jean n’a évité un péril que pour tomber dans un autre. L’ambassadeur de France le réclame, et il passerait un vilain quart d’heure si le comte de Charolais n’avait justement levé la bannière de la ligue du bien public contre le roi Louis XI. Jean s’enrôle avec Bourgogne et débute vaillamment en sauvant la vie à Charles le Téméraire, à la bataille de Montlhéry.

Cette bataille de Montlhéry, livrée près du château bâti par le gentilhomme qui portait le singulier sobriquet de « Fil-d’Etoupes, » fut la plus singulière bataille du monde. Les deux commandants d’armée s’attribuèrent la victoire : l’un et l’autre passèrent pour morts, après avoir furieusement pavé de leur personne.

« Jamais, dit philosophiquement le sire de Cummines, plus grande fuite ne fut vue des deux parts, » et il cite des « hommes de bien, « Français ou Bourguignons, qui s’ensauvèrent l’un jusqu’en Poitou, l’autre jusqu’en Hainaut I Dans cette bataille, où chacun se dit vainqueur et où chacun se crut battu, il y avait une vraie source de situations d’opérette que les auteurs n’ont fait qu’indiquer. Le caractère général de l’ouvrage les a empêchés d’en tirer tous les effets comiques qu’elle comportait.

Après quelques plaisanteries, ils ont repris le ton lyrique, pour nous montrer Jean de Nivelle ému devant les bannières de France et passant aux Français, ce qui finirait par lui jouer un vilain tour si la paix ne se signait entre Louis XI et les princes. Histoire de fantaisie ; mais nous ne chicanerons pas là-dessus, ni sur ce patriotisme du drapeau, que ne connaissait guère la féodalité. Les auteurs en ont tiré un beau final, après lequel Jean de Nivelle épouse son Ariette et va sagement, planter ses choux en Flandre, à égale distance de la griffe de Louis XI et de celle du Téméraire. Ces aventures, que j’abrège, ont paru un peu compliquées à l’Opéra-Comique. On y aime mieux le lieutenant de la Dame blanche et des héros plus simples.

Mais, dans ce livret un peu pénible, le musicien a trouvé bon nombre de situations. Elles sont de genres fort divers. Les unes sont d’un comique qui touche à l’opérette, comme le trio de l’ambassadeur de France, du chambellan de Charles et de Saladin, qui vend à tous les deux son influence sur le jeune duc, trahison trop gaiement traitée pour être tout aussitôt punie de mort par l’épée de Jean de Nivelle : ce même chambellan et ce même ambassadeur de féerie se retrouvent encore, pour se jouer des farces, sur le champ de bataille de Montlhéry. Cette partie bouffe, confiée à MM. Grivot et Gourdon est traitée sans grand entrain par le musicien, qui semble s’excuser de la liberté grande qu’il prend d’aborder la bouffonnerie au cours d’une œuvre dramatique. Il est mieux à son aise dans les situations tendres et mélancoliques, qui sont nombreuses. La ballade de la mandragore, chantée au premier acte par Mme Engally, plus sorcière que jamais et fonçant son contralto à plaisir, reprise au second acte dans le duo entre Arlette et son amie Diane, et qui apparaît encore à la fin de l’opéra, est une inspiration très heureuse. Il en est de même de la mélodie d’Arlette : On croit à tout quand on aime, et surtout de l’arioso et duo de Jean avec la jolie paysanne, morceaux d’une mélancolie charmante. J’aime moins le fabliau un peu tourmenté qu’Arlette chante à la cour des Bourguignons, gens qui aiment les vins francs et les chansons franches. L’école du « civet sans lièvre » fait ici son apparition, et on la reconnaît de suite aux rythmes brisés, aux cadences suspendues, aux tonalités plus difficiles qu’agréables. Mais les situations héroïques et chevaleresques sont traitées avec un véritable éclat. Si, dans le final du second acte on retrouve avec surprise une inspiration empruntée à la Favorite, les stances de la bannière chantées avec une grande puissance par M. Talazac ont les qualités de netteté qui font la musique populaire. L’inspiration en est vraiment élevée. Une seule modulation modifie le caractère du chant, sans en altérer le rythme, se couronnant par des si bémol que M. Talazac donne à pleine voix. C’est le clou musical de la partition.

Pour moi, ce que je préfère de beaucoup dans l’œuvre, c’est le travail de l’orchestre. Jean de Nivelle n’a pas, il est vrai (et je le regrette), d’ouverture symphonique : mais l’entracte du second acte, pour flûtes et hautbois, est un petit bijou. Et, tout au cours de la partition, dont le catalogue thématique est très riche et que je relis dans la belle partition dé M. Heugel, on rencontre des accompagnements charmants. M. Delibes, qui a fait beaucoup de musique de ballet, est un paysagiste qui est mieux à son aise dans la peinture d’impressions un peu vagues, comme la mélancolie, que dans l’expression plus serrée des sentiments humains du drame. Il m’a semblé lire que M. Saint-Saëns reprochait à cette musique symphonique de n’être pas assez claire. Reproche singulier, que je ne saurais adresser à la partition de Jean de Nivelle. L’orchestre m’en a paru, tout au contraire, très bien débrouillé, et je ne reproche un peu de tapage qu’aux ensembles vocaux, où la force est poursuivie par le bruit. En somme, l’ensemble de l’œuvre est tel qu’on peut considérer Jean de Nivelle comme un événement musical et le gros effort de l’Opéra-Comique pour cette année.

M. Talazac joue avec puissance le rôle de Jean. J’ai dit déjà qu’il n’avait en lui que les mérites d’un chanteur et que ceux de comédien d’opéra-comique lui faisaient défaut. La même observation doit être faite à propos de Mme Engally, qui a des façons féroces dans son rôle inutile de sorcière. M. Taskin, dans le personnage de Charolais est plus complet ; il le sait et met en relief, avec un peu d’affectation, sa belle voix bien maniée. Quant à Saladin, ses méfaits sont punis dès le second acte. Il faut enfin, applaudir comme tout le monde Mlle Bilbaut-Vauchelet, qui vocalise à ravir : mais la vocalise, c’est le luxe du chant ; la voix bien posée et l’intonation juste en sont l’essentiel. Est-ce l’émotion ? vous savez qu’on a cru, un moment, à un incendie, le soir de la première, — est-ce quelque autre raison ? mais il m’a paru que la charmante Arlette chantait parfois un peu faux ! 

[…]

Henry Fouquier

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publication date : 05/02/24