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Déjanire de Saint-Saëns

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OPÉRA DE MONTE-CARLO : Déjanire, de M. Camille Saint-Saëns.
(De notre correspondant particulier)

Monte-Carlo, 14 mars.

Raoul Gunsbourg ne dirige pas seulement le théâtre de Monte-Carlo ; il donne une brillante impulsion à la musique française en faisant appel aux maîtres. L’an passé, il nous faisait connaître la belle partition de M. Massenet, ce Don Quichotte qui triomphe chaque soir, actuellement, au théâtre de la Gaîté, à Paris. Cette année, il représente la Déjanirede M. Saint-Saëns, cet autre sommet de la musique. La destinée de la nouvelle œuvre de M. Saint-Saëns ne sera pas moins glorieuse que celle de L’Ancêtre, du même compositeur ; cette dernière prit aussi son vol de Monte-Carlo à travers le monde musical.

Il était tout naturel qu’à l’apogée de sa carrière, M. Camille Saint-Saëns fût tenté par la mort d’Hercule, lui qui nous avait déjà chanté, en un fort beau poème symphonique, La Jeunesse d’Hercule ; ce poème avait été exécuté, en 1877, aux Concerts-Colonne, pour la première fois. M. Camille Saint-Saëns nous montrait le héros à son entrée dans la vie ; insensible aux séductions des nymphes et des bacchantes, il préférait s’engager dans la voie plus périlleuse des luttes, terminée, au milieu des flammes, par la récompense de l’immortalité.

Déjanire est comme la réalisation de cette prédiction, puisque nous voyons Hercule, ayant accompli ses douze travaux, se laisser arrêter par l’enchantement de l’amour d’Iole, mais périssant au milieu des flammes d’un bûcher ; la destinée lui fait expier le moment d’égarement auquel il a cédé.

Le mythe de Déjanire est une légende célèbre. On sait que, ses exploits accomplis, Hercule oublia pendant un certain temps son épouse Déjanire pour suivre la jeune esclave Iole. Mais l’épouse ne se tint pas pour battue ; elle essaya de reconquérir le mari volage en lui envoyant la tunique que le centaure Nessus, avant de mourir, lui avait laissée comme un talisman pour s’attacher par des liens indissolubles le cœur de l’infidèle. Or, Hercule n’a pas plutôt revêtu ce vêtement teinté du sang empoisonné de l’hydre de Lerne qu’il est dévoré par des douleurs intolérables et que pour s’y soustraire, il allume un bûcher sur le mont Œta et se précipite dans le feu ; quant à Déjanire, elle se tue. 

Cette fable a inspiré, dans l’ancien théâtre grec, Les Trachiniennes, du poète Sophocle (les Trachiniennes étaient les femmes de Trachine, la ville dans laquelle Nessus avait remis à Déjanire la fameuse tunique) ; le tragique Latin Sénèque écrivit un Hercule sur l’Œta, qui était une paraphrase de celui de Sophocle ; la tragédie latine se termine par l’admission d’Hercule au nombre des dieux, après être monté sur le bûcher.

Le livret que M. Camille Saint-Saëns a écrit est en prose rythmée et suit d’assez près la fable antique. Nous sommes, au premier acte, au centre de l’Acropole, à Athènes. Les Héraclides narrent les glorieux exploits et les combats d’Hercule ; ils vantent la bravoure et la vigueur du fils d’Alcmène. En même temps, ils déplorent la captivité de la belle Lole, la fille de cet Eurytus, tué par Hercule. Iole ne se doute pas encore que le meurtrier du père veuille obtenir l’amour de la fille. Or, c’est l’ami d’Hercule, le farouche Philoctète, qui va être chargé, par le héros invincible, d’instruire Iole de l’amour qu’elle a inspiré.

Mais Iole n’aime personne autre que le messager lui-même, Philoctète. Elle lui avoue sa passion, qui est, d’ailleurs, partagée par Philoctète.

Quant à Déjanire, elle fait demander à Hercule, par la magicienne Phénice, de revenir au foyer conjugal ; mais, quand elle apprend qu’elle est délaissée pour la captive Iole, la fille du roi d’Œchalie, elle invoque la vengeance divine pour assouvir sa colère et ses transports de jalousie.

Le second acte a pour cadre le gynécée dans lequel Iole est prisonnière avec ses compagnes. Elle déplore le sort qui l’accable. Mais voici Déjanire, la reine délaissée, qui vient lui dire sa haine et son ressentiment, à elle qui a osé lui enlever l’époux qu’elle aime.

Sur ces entrefaites, Hercule intervient et ordonne à Déjanire de retourner dans la demeure de Calydon. Malgré les protestations et les serments d’amour de Déjanire, Hercule refuse de se laisser attendrir. Déjanire prend les dieux à témoin de la vengeance qu’elle se réserve d’exercer.

Déjanire n’a pas d’autre visée que de reconquérir le cœur d’Hercule. Au troisième acte, la magicienne Phénice propose à la reine ses sortilèges pour faire revenir le héros au foyer. Mais Déjanire refuse ; elle possède déjà le talisman qui lui fut légué par le centaure Nessus au moment de mourir. 

Elle ne craint plus de faire remettre à Hercule la tunique ; et, au dernier acte, qui est tout entier consacré aux danses et aux réjouissances populaires en l’honneur du fils de Jupiter, Iole apporte le précieux présent dans un coffret. Aussitôt qu’Hercule a revêtu la tunique, il est dévoré par le feu qui consume sa chair, et, dans sa douleur, il appelle à son secours la foudre qui le délivrera de ses atroces souffrances.

C’est bien là la mort tragique d’un héros. Ce livret est traité de façon très pathétique ; et les amours de Philoctète et d’Iole interviennent habilement dans ces pages sombres pour faire un contraste fort heureux. M. Camille Saint-Saëns, librettiste, savait, du reste, mieux que personne quel poème pouvait mettre en valeur M. Camille Saint-Saëns musicien ; et je suis sûr que ce dernier est fort content de son collaborateur, cet autre lui-même.

Sur cette donnée si variée en péripéties, M. Saint-Saëns a réalisé une partition très classique et traditionnelle comme coupe et comme forme. C’est ainsi que souvent les chœurs sont traités à deux voix, plus souvent même à l’unisson ; c’est ainsi que les « airs » succèdent aux duos. Les accents expressifs sont d’une netteté, d’une clarté lumineuses, et les thèmes conducteurs sont développés avec une science dans laquelle le compositeur s’avère, une fois de plus, comme un maître. L’invention rythmique est toujours intéressante et neuve.

Au début du premier acte, je signalerai les chœurs dont le prélude a, dès le commencement, affirmé la tonalité en mibémol majeur. L’intervention des voix à l’Unisson et en octaves, avec l’orchestre, traduit la puissance herculéenne et la vigueur indomptable que célèbrent les Héraclides. L’entrée d’Hercule, majestueuse, sur un rythme caractérisé et qui sera modifié ou plus animé, sert d’accompagnement plus tard dans le grand air : « Ô toi la plus fidèle ! » L’air de Philoctète est écrit dans une tessiture tout à fait apte à faire valoir la voix, et la page que chante le jeune ami d’Hercule : « Ô cruauté des dieux ! », est d’un contour charmant. Ne quittons pas ce premier acte sans mentionner toute la scène, tendre et émue, entre Philoctète et Iole, dont les modulations claires, ensoleillées, succèdent à d’autres plus sombres. L’apparition de Déjanire, farouche et hautaine, clamant sa vengeance devant Junon, a une allure imposante.

Le second acte débute par un prélude lent, auquel des tierces caressantes sur des harmonies classiques apportent une ambiance d’archaïsme. L’air que Iole chantera plus loin : « Ne font-ils pas de moi ? », qui a été préparé par un récitatif d’aussi belle forme que ceux des maîtres anciens, est le point culminant de cet acte.

Le premier duo de Déjanire et Iole, puis l’intervention d’Hercule, sont des pages qui attestent de la vigueur et une solide construction.

Il en, est de même des scènes traitées en duo, trio et quatuor, ainsi que des ensembles vocaux dans le troisième acte ; ils sont l’œuvre d’un compositeur imprégné de la forme précise et de la musicalité des maîtres. Les thèmes exposés se développent d’une manière heureuse et constituent tantôt le contour mélodique d’une pensée, tantôt la broderie ajourée qui accompagne une idée. 

Le quatrième acte sert de couronnement à cette belle partition ; il se compose de danses écrites dans des tonalités grégoriennes, qui donnent à l’œuvre une étonnante couleur archaïque et sont écrites avec un rare sens du théâtre. 

L’impression produite sur les auditeurs privilégiés de la première représentation a été énorme. Maintes pages ont été applaudies avec enthousiasme. On a apprécié, en particulier, et fait bisser, l’air du quatrième acte : « Ô toi dont le clair visage ! », délicieusement soupiré par Muratore, et l’air de Philoctète, que nous donnons plus haut. Et avec quelle science des ressources théâtrales le magicien Gunsbourg a su répartir aux chanteurs les différents rôles de la belle partition de M. Camille Saint-Saëns ! C’étaient : Mme Félia Litvinne, une Déjanire aux accents superbement sonores, à la voix d’or et de cristal ; Mlle Dubel, une Iole touchante et de beau style ; Mlle Germaine Bailac (la magicienne Phénice), d’une prenante gravité ; le ténor de l’Opéra Muratore (Hercule), à la stature magnifique, aux accents de lyrique envolée d’un dieu qui chanterait, et, enfin, Dangès (Philoctète), un de nos meilleurs pensionnaires de l’Opéra, à la voix de belle résonance, bien posée et bien conduite. Stylés par M. Léon Jéhin, les chœurs et l’orchestre ont fait ressortir à souhait les beautés de la nouvelle œuvre de M. Saint-Saëns. Ajouterai-je que les décors de M. Visconti avaient transporté sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo le ciel radieux de l’Attique et le beau soleil de l’Hellade, deux très proches parents du ciel et du soleil de cette adorable Côte d’Azur et de lumière ? […]

LOUIS SCHNEIDER. 

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