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Les Théâtres. Opéra de Monte-Carlo. Déjanire

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LES THÉÂTRES
Opéra de Monte-Carlo : Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes, poème de Louis Gallet, musique de Camille Saint-Saëns.

Déjanire, dans sa forme primitive de tragédie, avec musique de scène, chœurs et divertissement chorégraphique, inaugura les représentations en plein air des Arènes de Béziers, en août 1898. On sait quel succès obtinrent ces représentations dues à l’initiative d’un homme de goût, de grande activité et de rare désintéressement, M. Castelbon de Beauxhostes on sait aussi combien leur nouveauté et leur éclat séduisirent certains de nos poètes et de nos musiciens et combien d’œuvres intéressantes furent spécialement écrites pour ces Arènes où semblait revivre, durant quelques heures, chaque année, la physionomie du Théâtre antique.

Malheureusement, si ce fut l’honneur de ces représentations d’avoir pu inspirer, grâce à leurs conditions d’espace et de plein air, de vastes et larges compositions, il faut convenir que, par leur forme même et par les moyens exceptionnels d’exécution qu’elles nécessitaient, ces compositions étaient condamnées à ne bénéficier que d’un succès local, sans lendemains, et à ne connaître d’autre destination que leur destination première, à moins cependant qu’on leur ait fait subir de profondes modifications.

C’est ce que vient de faire, pour Déjanire, Camille Saint-Saëns ; et pour qui connut l’amitié qui le liait au poète Louis Gallet, aujourd’hui disparu, on peut supposer, avec bien des chances de certitude, que c’est surtout un sentiment de pieux souvenir envers son collaborateur qui l’a déterminé à transformer, dans l’espoir de lui assurer une existence moins éphémère, la tragédie de Déjanire en opéra.

Mais si, dans la version présente, l’action est restée intacte, si Saint-Saëns a même respecté le texte poétique autant que le lui permirent les exigences de la musique, ce texte, jadis entièrement déclamé, est maintenant entièrement chanté ; de telle sorte que l’œuvre représentée, hier soir, sur la scène de Monte-Carlo, a pu nous apparaître comme une œuvre totalement nouvelle.

Hercule, après avoir vaincu le roi Eurytus et l’avoir tué de sa propre main, s’est épris de sa fille Iole ; et pour couvrir d’une excuse sa trahison envers Déjanire, il accuse Junon d’avoir, par vengeance, allumé dans son cœur cet amour coupable. Iole, qui aime Philoctète, dont elle est aimée, repousse l’ardeur du héros triomphant ; cependant, pour sauver Philoctète que poursuit la haine jalouse d’Hercule, elle accepta le sacrifice et s’apprête à suivre à l’autel le meurtrier de son père. De son côté, l’infortunée Déjanire s’est révoltée sous l’affront. Pour ramener Hercule a son amour, elle refuse pourtant les secours de l’enchanteresse Phénice ; elle s’est souvenue du puissant talisman que lui avait légué, avant d’expirer sous les flèches d’Hercule, le centaure Nessus : une fine tunique blanche, baignée du sang de ses blessures, « Si jamais ton époux te trahissait », lui avait-il dit, « fais-lui revêtir cette tunique. Dès qu’il l’aura portée et que l’ardent soleil la frappera, un feu divin en lui s’allumera, et son amour pour toi renaîtra dans son âme. ».

Déjanire feindra donc de se résigner, de s’éloigner sans espérance vers Calydon, tandis qu’Hercule va se parer, pour les splendides noces, de la robe « d’un tissu rare, d’un pouvoir d’amour merveilleux », qu’à l’instigation de Déjanire, lui a présentée Iole. Et voici que bientôt, au milieu des chants de joie, un cri terrible retentit : c’est le héros, qu’un feu ardent brûle et dévore… un monstre invisible est dans ses veines… ses chairs se consument. « Ô Jupiter, mon père, secours-moi !... Du feu que le feu, me délivre ! » s’écrie-t-il en s’élançant sur le bûcher nuptial que la foudre vient subitement d’embraser. Puis il meurt. Mais pendant que Déjanire expie son crime où la Fatalité seule avait guidé sa main, les flammes du bûcher s’abaissent, la fumée se dissipe, laissant apparaître dans l’Olympe Hercule transfiguré, environné des dieux. 

Saint-Saëns, en modifiant la tragédie de Déjanire, n’a point sacrifié l’importante part de musique qu’elle comportait déjà ; non seulement il l’a conservée, mais il l’a utilisée et développée dans le mouvement général de sa partition ; le rôle d’Iole, notamment, dérive en grande partie de la musique de scène qui caractérisait ce personnage lorsque le rôle était déclamé ; et je pourrai citer d’autres exemples. Saint-Saëns y a apporté, du reste, une telle souplesse, il a relié avec un art, avec un style si conformes, les pages récentes aux pages anciennes, qu’il faut, toute la force, toute la vivacité d’impression, que produisirent celles-ci, il y a douze ans, pour parvenir à les dégager de l’ensemble. Et pourtant, ne pourrait-on pas dire de cette œuvre qu’elle représente une sorte de filiation dont les origines se retrouvent dans un poème symphonique de Saint-Saëns, ancien déjà, la Jeunesse d’Hercule ? Les ans n’ont donc pas affaibli l’idée qui, dans cette œuvre, personnifiait le héros ; au contraire, cette idée est parvenue à son plein et magnifique épanouissement, dans la Déjanire actuelle, dans cette musique si puissamment évocatrice, d’un caractère si vigoureux et si noble, d’un accent si ferme, d’une forme si pure, d’une nature harmonique qui emprunte parfois aux tonalités anciennes une saveur si singulière, enfin d’un coloris si séduisant, à la fois éclatant et lointain.

Il ne me semble pas qu’il soit nécessaire, quand il est question de Saint-Saëns, de vanter la tenue, la dignité du style, la supériorité de la technique, la justesse de l’expression, l’intérêt orchestral. Car il n’est guère de musicien, en France ou ailleurs, dont les œuvres soient, au même degré que les siennes, une source de beaux et hauts enseignements. 

Déjanire est une noble page de plus à l’actif d’un très grand artiste. 

Tout a contribué, hier soir, au succès les brillantes qualités de l’exécution musicale, la beauté des décors, les splendeurs de mise en scène telles que devaient les inspirer à Raoul Gunsbourg son goût et son art si personnel, telles que pouvait seule les réaliser la plus intelligente activité.

Le rôle de la véhémente et douloureuse Déjanire est interprété de façon superbe par Mme Félia Litvinne, dont la voix ne fut jamais plus belle, plus généreuse, plus puissamment expressive. Mlle Dubel, Iole simple et touchante, s’est fait particulièrement applaudir dans la délicieuse péroraison du second acte ; Mlle Germaine Bailac représenta, avec talent, l’enchanteresse Phénice l’organe chaleureux, le tempérament fougueux, passionné, la belle prestance de M. Muratore convenaient à merveille au personnage d’Hercule ; il y a obtenu un très légitime succès ; un autre remarquable artiste, M. Dangès, interprète avec une grande justesse d’accent, avec une noble sobriété, le rôle de Philoctète. 

On sait combien sont soigneusement composés l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo sous la direction d’un chef dont on ne saurait trop dire la rare valeur, M. Léon Jéhin, ils contribuent magnifiquement à l’éclat de la soirée.

Gabriel Fauré. 

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