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Une grande première. Déjanire

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UNE GRANDE PREMIÈRE
Déjanire
L’œuvre nouvelle de Camille Saint-Saëns triomphe à Monte-Carlo

Le génie musical de M. Camille Saint-Saëns reste jeune, puissant et beau. Nées à cinquante ans de distance, Dalila et Déjanire apparaissent jumelles. La même noblesse les caractérise, la même fraîcheur les pare, la même force les anime, d’un égal rayon leur gloire s’enveloppe, pures toutes deux dans l’immortalité de l’art. Nous venons d’assister à une représentation classique. Cette expression ne vient pas au hasard sous notre plume. Elle est pesée, voulue. Aucune œuvre lyrique depuis Gluck n’avait comme Déjanire réuni à un degré semblable l’inspiration, te souffle, la mesure, la vérité, mêlé l’action et la poésie, traduit enfin l’âme des héros avec tant de vérité humaine. On ne sait ce qu’il faut admirer davantage chez M. Camille Saint-Saëns de sa maîtrise technique ou de la source inépuisable des idées.

D’aucuns sont tentés de faire au compositeur le reproche de s’y être pris à deux fois pour nous donner une telle partition. Elle ne constituait tout d’abord que la musique de scène d’une tragédie écrite spécialement pour le théâtre en plein air de Béziers et ma foi assez réussie dans ce but, par Louis Gallet, son auteur. Il n’y avait en effet dans la première version que des chœurs avec soli, un ballet, des marches et enfin le tonnerre, le fracas nécessaire quand, au dernier acte, Hercule meurt sur le bûcher, allumé par la foudre céleste. Cette refonte de son ouvrage, désormais complet, dramatiquement et musicalement, prouve chez M. Camille Saint-Saëns une conscience merveilleuse de son devoir et de son pouvoir, une suite rare dans son idéal d’artiste.

Mais il est temps d’arriver aux détails. 

Voici comment marche l’action.

Nous sommes au palais d’Achalie, Hercule fils d’Alcmène et du plus grands des dieux a fini ses exploits. Grâce à lui, la terre ne craint plus les monstres qui la désolaient. Dans Achalie, ville du tyran Eurytos, mort sous ses coups, il règne, cruel et farouche. Il est amoureux, éperdument, d’Iole, sa captive, la propre fille d’Eurytos. Passion terrible qu’il entend voir partager par la jeune Achalienne. En vain son épouse légitime, Déjanire, l’attend à Calydon. Hercule demeure. Il charge son ami Philoctète d’apprendre à Iole que le héros l’adore et que celui-ci ignore la forme douce et les tendres mots de l’aveu. Mission bien pénible pour Philoctete, amoureux lui aussi, d’Iole, qui le paye de retour. Coup de théâtre. Déjanire arrive désireuse de s’opposer d’empêcher ce nouvel hymen. C’est le premier acte.

Au second, le gynécée nous montre Iole se lamentant au milieu de ses femmes. Elle sait le dessein d’Hercule. Courte scène avec Déjanire qui insulte celle qu’elle croit sa rivale. Les deux époux sont en présence. Scène de ménage. « Retourne à Calydon. » Elle refuse et menace de se venger. Comme dans Britannicus, Véron apprend de Junie, le nom de son rival. Hercule apprend d’Iole qu’elle a donné son cœur. Britannicus, ici, c’est Philoctète, aussitôt fait prisonnier. Fureur d’Hercule qui jure et tempête de voir son amitié trahie, sa passion dédaignée. Aurait-il vainement triomphé des mille obstacles, suscités par Junon, pour se voir tenu en échec aux pieds d’une vierge captive. L’acte s’achève sur l’invocation du chœur qui supplie Dellas de rendre à chacun la sagesse et le calme. 

Le troisième acte nous laisse au gynécée. À sa confidente Phénice, Déjanire explique comment le centaure Nessos, qui s’était saisi d’elle et l’emportait déjà, périt sous la flèche d’Hercule non sans avoir donné à Déjanire la tunique teinte de sang, gage et moyen de fidélité. Tissu de vertu magique et souveraine ; au cœur d’un homme il peut fixer l’amour. L’épouse en essaiera le charme.

Iole accourt demandant assistance à la reine de Calydon ; celle-ci s’étonne d’entendre la jeune fille, lui révéler la passion qu’elle a pour Philoctète et qu’elle veut sauver. Comment ? Iole partira, Hercule ne tardera point à l’oublier pour revenir à Déjanire ainsi Philoctète aura la vie sauve. Le vainqueur de Nessos paraît ; Déjanire feint la résignation et va même jusqu’à souhaiter qu’Aphrodite sourie à ce nouvel hymen. Iole s’en allait rejoindre Déjanire pour s’enfuir avec elle, mais Hercule la voit : « Je te veux mienne dès aujourd’hui, crie-t-il, révolte-toi, maudis, condamne. Donne-moi ton amour, sinon je fais mourir celui qui t’adore… » La jeune fille ne résiste plus et dans un serment solennel promet d’être la femme du farouche héros. Déjanire accable alors Iole de reproches, mais devant un si généreux sacrifice et tout à l’idée de ramener quand même son époux, la reine de Calydon pense au talisman, cadeau de Centaure. Elle l’emploiera. C’est Iole qui en fera présent à Hercule, comme vêtement nuptial. Le rideau tombe sur une ardente prière à Éros.

Très bref le quatrième acte nous fait assister aux danses, aux offrandes, à la cérémonie des noces. Hercule accepte des mains de Iole la tunique fatale et la revêt. Un rayon de soleil en embrase les fleurs et tout aussitôt Hercule rugit, en proie à une flamme intérieure, dévorante. Il déchire sa chair, se frappe, roule à terre. Exaspéré, épuisé, il tombe sur le bûcher nuptial. Il implore le secours de Jupiter qui a pitié de son fils. Le feu du ciel descend et dans les éclairs et la fumée, le héros disparaît. Victime de la ruse infâme du Centaure, Déjanire meurt désespérée d’avoir perdu Hercule en croyant le reconquérir.

Le poème de Louis Gailet, on s’en rend compte, offrait dans son essence toutes les ressourcées d’un merveilleux livret d’opéra et Camille-Saint-Saëns, qui adore la poésie et la pratique, n’a pas eu de peine à remanier, refondre l’action et le dialogue laissés par son regretté collaborateur. Il l’a fait avec infiniment de tact, respectant scrupuleusement les détails de caractère adoptés par l’auteur de la Déjanire dramatique.

En revanche il s’est accordé une large compensation dans le développement musical et sa partition, qui contient à peine quelques-uns des éléments primordiaux dont il se sert pour sa musique de scène, est devenue une œuvre copieuse, complète, dans ses aspirations et dans sa beauté. 

L’orchestre admirable, d’où sont nées à Monte-Carlo, tant de chefs-d’œuvre, ayant pour parrain ce très distingué musicien Léon Jehin, a conservé à la tragédie lyrique de Saint-Saëns toute son ampleur, toute sa noblesse, toute sa pureté d’inspiration. 

M. Raoul Gunsbourg, grand dispensateur de trésors artistiques, avait d’autre part assuré à l’ouvrage des interprètes de tout premier ordre. Encadrés par ces chœurs formidables et disciplinés, qui constituent une des richesses de l’Opéra de Monte-Carlo, et qui tiennent avec un ensemble si parfait le rôle important dont ils sont chargés dans Déjanire, – encadrés, dis-je, par ces masses chorales qu’envient les scènes lyriques les plus réputées. Mme Félia Litvinne, M. Muratore, Mlles Dubel et Bailac. M. Dangès, avaient la mission précieuse de faire valoir l’art si élevé du génial compositeur.

Mme Litvinne n’a pas son égale pour donner musicalement aux grandes héroïnes classiques une vie aussi puissante. Le cœur tourmenté de la farouche épouse d’Hercule a dû gagner le sien et la Déjanire qu’elle nous a présentée hier est assurément, dans ses moindres expressions d’amour, de jalousie, de haine, de perfidie et de désespérance, la Déjanire impressionnante que voulut la légende. 

Le superbe Hercule qu’a composé M. Muratore ! Quelle fougue dans sa vaillance ! quelle impétuosité dans sa passion ! et puis, lorsqu’il est dominé, vaincu à son tour par le destin que lui dicta Éros, quel charme attendrissant et profond ! Dans cette personnification du glorieux fils du Jupiter, M. Muratore a trouvé un des rôles qui conviennent le mieux, le plus complètement à son tempérament, à ses moyens physiques et vocaux, à son intelligence scénique. La gracieuse et palpitante Iole « est Mlle Yvonne Dubel », très applaudie, notamment après son air de début du deuxième acte. Phénice aux yeux ardents, au masque fatal sous ses cheveux blancs, « c’est Mlle Germaine Bailac » qui en a fait une création vraiment remarquable.

Et M. Dangès, avec une personnalité dont il convient de le féliciter vivement, a su mettre en valeur l’intéressant caractère du fier Philoctète.

Si je vous dis maintenant qu’à côté de l’enthousiasme déchaîné par la partition de M. Camille Saint-Saëns, une part considérable de louanges fut réservée à la mise en scène, vous ne serez certainement pas surpris. Nul n’ignore depuis longtemps qu’ici règne M. Raoul Gunsbourg qui jouit d’une réputation mondiale de metteur en scène prodigieusement habile. 

Pour donner à la tragédie lyrique de M. Camille Saint-Saëns un cadre digne d’elle en esprit et en beauté, il fallait vraiment un talent éprouvé comme celui de M. Gunsbourg. 

En esprit, la moindre faute de goût eût été désastreuse ; en beauté, la pompe du héros magnifique devait garder une harmonie très simple dans son éclat. M. Raoul Gunsbourg l’a compris, il a réussi une illustration incomparable pour une œuvre incomparable. 

Et cette grande première représentation à laquelle nous venons d’assister ne nous est pas apparue seulement comme une manifestation grandiose d’art musical, mais aussi comme un modèle d’art théâtral.

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