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Semaine théâtrale. Déjanire

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SEMAINE THÉÂTRALE
Opéra. – Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes, poème de Louis Gallet et C. Saint-Saëns, musique de C. Saint-Saëns. (Première représentation le 22 novembre 1911.)

Il y avait tout juste un siècle et demi, soit cent cinquante ans, que ce sujet de Déjanire, qui n’est autre que celui de la mort d’Hercule causée par la tunique de Nessus, se produisit pour la première fois sur la scène de l’Opéra, pour n’y plus reparaître depuis lors. Le 3 avril 1761, l’Académie royale de musique, dirigée alors par Rebel et Francoeur, les deux compositeurs jumeaux, donnait la première représentation d’une tragédie lyrique en cinq actes intitulée Hercule mourant, dont la musique avait été écrite par Dauvergne sur un livret de Marmontel. Cent vingt-cinq ans auparavant, en 1636, Rotrou lui-même avait fait jouer, sous le simple titre d’Hercule, une tragédie qui compte parmi ses meilleures et qui fut imprimée dans ses œuvres sous celui d’Hercule mourant. Étant donné le sujet, il était difficile que les personnages ne fussent point les mêmes dans les deux pièces, puisque les mythes grecs nous apprennent que « Iole, fille d’Eurytas, roi d’Œchalie, fut aimée d’Hercule, qui s’empara des états de son père, et emmena la jeune captive à Trachine, où elle provoqua la jalousie de Déjanire ». En effet, nous retrouvons dans le livret de Marmontel exactement les personnages de la tragédie de Rotrou, auquel il ne se gêna pas, dit-on, pour emprunter aussi ses situations : ce sont Hercule, Philoclète, Iole et Déjanire, qui étaient représentés à l’Opéra par Gélin, L’Arrivée, la tendre Sophie Arnould, à peine figée de dix-huit ans et dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, et Mlle Chevalier. Et ce sont donc, naturellement, les mêmes personnages encore que nous retrouvons dans la présente Déjanire, augmentés d’une figure secondaire, celle de la vieille Phénice, qui rentre dans la catégorie des « confidentes » de notre tragédie classique.

Nous savons dans quelles circonstances est née la première version de cette Déjanire. On se rappelle qu’il y a quelques années un mécène intelligent et hardi, M. Castelbon de Beauxhôtes, eut l’idée de faire servir les immenses Arènes de Béziers à des spectacles grandioses qui s’inspireraient de ceux que les Grecs donnaient dans l’amphithéâtre, à ciel ouvert, en présence de vingt-cinq mille auditeurs. Il résolut de demander à des poètes de grands drames, non point lyriques dans le sens que nous attachons actuellement à ce mot, mais relevés de chœurs, de danses et de cortèges, et comportant, par conséquent, une partie musicale importante. Le premier ouvrage qui parut ainsi sur les Arènes fut Déjanire, tragédie en quatre actes, en prose rythmée, de Louis Gallet, avec musique de M. Saint-Saëns, qui fut représentée le 28 août 1898[1]. Ce fut une véritable solennité, dont n’ont point perdu le souvenir ceux qui ont pu y assister. Il est permis de dire que Louis Gallet n’avait peut-être pas donné à son drame toute la magnifique puissance qu’il pouvait comporter. Mais le succès n’en fut pas moins éclatant, grâce à la richesse et à la majesté du spectacle, au milieu si nouveau dans lequel il se déroulait, grâce à une interprétation superbe, due à MM. Dorival et Dauvilliers, à Mmes Segond-Weber et Cora Laparcerie, à la splendeur des décors et de la mise en scène, à la musique, aux chœurs, à la danse, enfin, aussi, il faut le dire, à l’effet que produisaient sur eux-mêmes les quinze mille spectateurs qui se pressaient dans les Arènes. Ce succès fut moins complet lorsque l’ouvrage parut ensuite, le 11 novembre de la même année, sur la scène de l’Odéon, dans des conditions où, naturellement, on avait été obligé de le réduire. Le drame, il faut l’avouer, parut un peu sec, un peu pâle et d’un intérêt médiocre.

C’est pourtant ce drame que, en l’absence du pauvre Louis Gallet, désormais disparu, M. Saint-Saëns, se faisant son propre collaborateur, eut l’idée de transformer en un poème de véritable tragédie lyrique, c’est-à-dire complètement musicale. Il n’eut pour cela qu’à faire des rôles parlés des rôles chantés et à compléter son œuvre sous ce rapport, car il conserva presque intégralement toute la partie chorale et symphonique de sa première partition, les situations et le cours de la pièce restant à peu près ce qu’ils étaient. Et quand cette transformation fut opérée, le compositeur fit représenter sa Déjanire seconde édition au théâtre de Monte-Carlo, où elle avait pour interprètes Mmes Litvinne (Déjanire), Dubel (Iole) et Bailac (Phénice), et MM. Muratore (Hercule) et Dangès (Philoctète). C’est de là qu’elle nous est revenue, comme nous revient tout ce qui parait à Monte-Carlo. 

M. Saint-Saëns n’a pas pu, malheureusement, communiquer au drame imaginé par Louis Gallet ce qui lui manquait, c’est-à-dire le mouvement et la vie, avec le sentiment de la passion qui devrait l’animer et que le sujet comportait. Hercule est un butor, dont l’amour pour Iole ne se traduit que par des brutalités, et Déjanire n’est qu’une furie qui ne trouve que des moyens semblables pour ramener à elle l’époux qu’elle voit lui échapper. Tous deux sont constamment ivres de colère, sans qu’un seul instant la tendresse parle chez eux le langage du cœur, sans que les sentiments exprimés par eux revotent un peu de noblesse et de poésie. D’autre part, il faut bien dire que dans ces quatre actes l’action est nulle, et que le poète n’a su créer aucun de ces incidents, de ces coups de théâtre qui donnent la vie à une œuvre dramatique en excitant l’intérêt du spectateur. 

En résumé, la donnée du drame se réduit à ceci. Hercule, non seulement a vaincu, mais a tué Eurytas, roi d’Œchalie et père de la jeune Iole, devenue sa captive. En dépit du souvenir de Déjanire, il s’est épris de la jeune princesse et veut l’épouser, alors que celle-ci, on le comprend, n’éprouve qu’un sentiment d’horreur pour l’assassin de son père. Indifférent à ce sentiment. Hercule envoie près d’elle, pour lui exprimer formellement sa volonté, son ami Philoctète, qui précisément aime Iole et en est aimé. Certains indices pourtant font naître en lui des soupçons, bientôt il découvre avec fureur le secret de cet amour partagé et fait arrêter Philoctète, en attendant qu’il le condamne à mourir. Mais voici venir Déjanire, qui, jalouse, a quitté Calydon pour se rapprocher de l’époux qui l’outrage, et se venger de lui, en même temps que de la princesse innocente qu’elle considère comme une rivale. Celle-ci n’a pas de peine à l’apaiser en lui dévoilant la vérité et en lui faisant connaître qu’elle est la victime du héros.

Hercule, cependant, n’a point cessé de vouloir se rendre maître d’Iole malgré l’éloignement qu’il lui inspire. Il la surprend au moment où, prête à fuir sous un déguisement pour aller retrouver Déjanire, qui doit l’emmener à Calydon, il lui donne à choisir entre la soumission absolue à ses volontés et la mort de Philoctète, qui périra si elle résiste. Alors, pour sauver celui qu’elle aime, l’infortunée se résigne, jure de lui obéir et consent à devenir son épouse.

Lorsque Déjanire, qui a vainement attendu Iole au rendez-vous qu’elle lui avait donné, revient et apprend de sa bouche ce qui vient de se passer, elle n’a plus qu’un espoir pour ramener à elle l’époux qui la dédaigne et qu’elle n’a cessé d’aimer. Le centaure Nessus lui a remis naguère, en mourant, la tunique teinte de son sang, en lui disant que le jour où Hercule lui serait infidèle, elle n’aurait qu’à lui faire revêtir cette tunique pour voir renaître en lui son amour d’autrefois. Déjanire ne doutant point de la valeur de ce talisman, le confie à Iole, en lui recommandant de le transmettre à Hercule pour qu’il le porte au jour de la fête d’hyménée. Au moment où s’apprête la cérémonie nuptiale, où le prêtre à l’autel prépare, par le supplice d’une brebis innocente, le sacrifice offert aux dieux propices et bienfaisants, on voit s’avancer Hercule, couvert du vêtement empoisonné. Soudain, lorsqu’il s’approche d’Iole pour lui prendre la main, il pousse un cri déchirant, un rugissement terrible. Impuissant à apaiser le feu qui le dévore, il se répand en imprécations, s’efforce en vain d’arracher de son corps la tunique fatale, puis implore le ciel pour faire cesser ses souffrances, et expire enfn au bruit de la foudre qui éclate furieusement au milieu des nues... Et l’on voit aussitôt, dans l’Empyrée, en une lumineuse apothéose, Hercule, aux pieds de son père Jupiter, tranquille désormais, resplendissant de gloire et prenant place au rang des dieux !...

Il n’est pas besoin de dire que la partition de Saint-Saëns est d’une tenue superbe. Musicien sérieux et éloquent, il trouvait en un tel sujet matière à faire épanouir ses admirables qualités de style et de grandeur. Au milieu de ses défauts, la pièce de Gallet avait du moins le mérite d’être bien conçue au point de vue de l’intervention musicale ; dans Déjanire, en effet, le chœur joue un rôle très important qui le rapproche de celui de la tragédie antique, où, personnage agissant, il prenait une part réelle à l’action, dont il était l’un des ressorts les plus puissants. La partie chorale est donc ici en quelque sorte prépondérante, puisque, je l’ai dit, le compositeur a conservé presque intégralement presque toutes les pages de sa partition primitive, avec quelques modifications insignifiantes, comme d’élever d’un ton (de la b en si b) le chœur d’hommes du premier acte « Comme la Ménade en délire », ou, au contraire, de baisser d’un demi-ton (de mi b en ) le chœur féminin du troisième : « Dans la nuit, avec des cris sauvages... ». C’est, on peut le dire, cette prépondérance du chœur qui donne à l’œuvre son caractère particulier, son ampleur sonore, et qui la rapprocherait sensiblement du genre de l’oratorio. On sent d’ailleurs que ces grandes pages chorales, ainsi que l’orchestre qui les accompagne, ont été écrites pour le plein air ; cet orchestre, d’une sonorité puissante dans sa grande simplicité rythmique, est remarquable par sa sobriété voulue et son absence de recherches inutiles.

Ce qui me parait manquer le plus dans cette musique, et c’est moins la faute du compositeur que celle du sujet et de la façon dont il est traité, c’est la peinture de la passion humaine. En faisant de Déjanire une sorte d’Euménide, d’Hercule un monstre sans entrailles, l’un et l’autre toujours en querelle et en fureur, Gallet imprimait à son poème une couleur continue de violence à laquelle le musicien, en donnant à l’œuvre une forme proprement lyrique, ne pouvait complètement se soustraire. Toutefois il aurait pu, me semble-t-il, pour les deux rôles d’Iole et de Philoctète, trouver des accents touchants et caressants dont l’émotion aurait produit un contraste heureux avec le caractère farouche de l’ensemble et que je regrette de ne pas rencontrer. Cette réflexion faite, il est juste de signaler les pages surtout intéressantes de cette partition à la marche rapide, qui se déroule sans longueurs et sans superfluités oiseuses. C’est, au premier acte, l’entrée mélancolique d’Iole, celle d’Hercule, annoncée par des fanfares retentissantes, et le récitatif de celui-ci, d’un accent mâle et empreint de grandeur. Au second, le prélude (en sol mineur sans note sensible), d’un dessin aussi heureux qu’original, le joli chœur des Œchaliennes : Pallas, vierge prudente et sage..., dont l’effet est délicieux avec la voix d’Iole planant harmonieusement sur l’ensemble, et le chœur d’hommes qui forme conclusion. Au troisième, la rencontre mouvementée d’Iole et de Déjanire, qui est d’un bon sentiment scénique et traitée avec vigueur. Enfin, au quatrième, toute la musique du ballet et la poétique cantilène confiée, dans la partition originale, à un coryphée, et placée ici dans la bouche d’Hercule :

Viens, toi dont le clair visage
Garde la fraîcheur du matin.

Cette jolie mélodie, d’un tour plein de grâce, avec son accompagnement rythmique de harpes, a été le succès de la soirée. M. Muratore l’a dite de façon à la faire redemander par toute la salle.

Les interprètes – et aussi l’orchestre et les chœurs – ont dû rendre hommage à Saint-Saëns. Par les dissonances qui courent, ils ne se rencontrent pas souvent à pareille fête. Une musique tonale, rythmée, sans intervalle gauches ou sauvages, où l’oreille n’est pas froissée et déroutée par des rencontres et des chocs de notes inattendus, où les voix ne sont pas dévorées par le fracas de l’orchestre, qui leur permet d’articuler librement les paroles, comme Mme Litvine en donne si bien l’exemple, voilà qui n’est pas fréquent et qui devait les couvrir d’aise.

Aussi l’exécution est-elle excellente. Mme Litvinne fait tout ce qu’elle peut, avec son visage d’ordinaire toujours souriant, pour nous montrer en Déjanire une Mégère non apprivoisée. Inutile de dire qu’elle chante en grande artiste qu’elle est. On sait que c’est elle qui, il y a quelques mois à peine, établissait le rôle à Monte-Carlo, de même que MM. Muratore et Daugès créaient là-bas ceux d’Hercule et de Philoctète. M. Muratore, toujours vaillant, toujours chanteur et comédien intelligent, nous offre un Hercule suffisamment brutal et désagréable, et fait sonner sa belle voix avec sa générosité accoutumée. Mlle Gall, pudique et charmante, a la voix argentine et pure, sait prêter au tendre personnage d’Iole le caractère de poétique mélancolie qui lui convient, et celui de Philoctète est fort bien tenu par M. Dangés, qui est un artiste consciencieux et distingué. Enfin, il faut aussi rendre justice à Mlle Charny, dont l’aimable visage n’a pas craint de se montrer sous les traits flétris et les cheveux blanchis de la vieille Phénice, et qui complète un ensemble excellent et sans reproches. Les chœurs, si importants dans un tel ouvrage, où leur intervention est incessante, se sont fait remarquer par leur solidité et leur grande sûreté, et la supériorité de l’orchestre s’affirme une fois de plus.

ARTHUR POUGIN.

[1] On sait que depuis lors plusieurs de nos compositeurs furent invités à écrire la musique de divers ouvrages conçus spécialement en vue des Arènes. Parmi ces ouvrages, il faut citer Prométhée, de M. Gabriel Fauré (1900), Parysatis, de M. Saint-Saëns (1902), les Hérétiques, de M. Charles Levadé (1905), les Mystères de l'Hyménée, de M. Nussi-Verdié (1906), le Premier Glaive, de M. Henri Rabaud (1908), la Fille du Soleil, de M. André Gailhard (1909), Héliogabale, de M. Déodat de Séverac (1910), les Esclaves, de M. Aymé Kunc (1911).

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