Déjanire de Saint-Saëns
MUSIQUES
Opéra. – Déjanire. […]
Il y a 2350 ans, Sophocle faisait représenter à Athènes un drame dont le sujet était la jalousie de Déjanire et la mort d’Hercule. Qu’il me soit permis d’en rappeler les grandes lignes.
Déjanire devine une rivale dans une jeune captive, dans Iole, – la fille d’un roi vaincu par Hercule à Œchalie. Lychas, l’ami et le compagnon d’Hercule, veut calmer sa fureur, mais Déjanire « accoutumée à pardonner les infidélités de son époux », gémit sur la perte de son bonheur ; elle compare avec tristesse la beauté d’Iole dans sa fleur et la sienne qui s’efface, et, désespérée, elle se résout à user du fatal présent de Nessus. On connaît l’histoire de cette tunique empoisonnée que le Centaure mourant donna à Déjanire comme « un charme qui lui ramènerait la tendresse d’Hercule si jamais elle en était délaissée ». Déjanire charge donc Lychas de remettre en son nom la tunique à Hercule. À peine Lychas est-il parti, que Déjanire découvre la puissance du sang de Nessus. Son époux va périr, et périr par elle. Elle jure de partager son sort, et elle se tue au moment où paraît un cortège lugubre : c’est celui d’Hercule qui, d’abord anéanti par d’horribles souffrances, se réveille, se lamente, rappelle ses exploits et maudit l’ignominie de sa mort. Hercule se surprend à pleurer tant il souffre cruellement, et il s’en indigne, et il s’en excuse, et, rejetant les voiles qui le couvrent, il expose à tous les yeux l’affreuse plaie qui le déchire, et qui abat jusqu’à sa constance. Puis, apprenant de son fils Hyllus la mort de Déjanire, il comprend que les oracles sont accomplis, que son heure est venue, et en héros digne de l’Olympe, il dicte sa volonté dernière : Hyllus, son fils, fera élever le bûcher sur lequel Hercule ordonne qu’on le brûle « vivant encore » ; ce devoir accompli, Hyllus épousera Iole, cause des plus tragiques douleurs. Ainsi se termine l’œuvre de Sophocle – les Trachiniennes – qui évidemment a inspiré la Déjanire, de Louis Gallet et de Camille Saint-Saëns.
La musique de Déjanire en fut écrite durant les mois d’hiver 1897-1898 que M. Saint-Saëns passa à Las Palmas, et l’œuvre nouvelle fut représentée aux Arènes de Béziers au mois d’août suivant. Ce fut une solennité extraordinaire. Les chœurs évoluèrent sur la piste même des Arènes, grâce à deux larges escaliers qui donnaient sur la scène ; les orchestres étaient massés de chaque côté du théâtre ; le long du mur se dressaient vingt harpes. Le spectacle fut superbe, et l’enthousiasme des douze mille spectateurs ne connut point de bornes. Après la représentation, les Biterrois débaptisèrent une rue pour appeler « rue Saint-Saëns » la voie qui conduit aux Arènes.
À l’Opéra, la partition de Déjanire s’est imposée au public parisien par la noblesse et la pureté de son art. M. Camille Saint-Saëns, qui soumet à « une harmonie, de plus en plus sévère, les métamorphoses de sa pensée » est un classique. Il est classique par la forme châtiée, par l’aisance de l’écriture, par l’ordre, par la précision et par la clarté ; mais il est romantique aussi par le lyrisme frémissant de certaines pages. Et ce romantisme et ce classicisme se concilient parfaitement, ainsi que l’a fort bien démontré un des biographes du compositeur, M. Émile Baumann. Les romantiques n’étaient-ils pas pétris de classicisme ? Berlioz ne voyait rien de plus beau que l’Ericiole, et Hugo, Flaubert et Banville se sont rejetés vers les mythes païens, par dégoût de la réalité moderne. L’Olympe grec leur présentait un beau simplement humain, de clairs symboles des forces naturelles, un monde conscient et amoureux de ses limites : « Tant qu’il y aura, n’importe où, une tête enfermant la pensée, qui haïsse le désordre et conçoive la Loi, l’Esprit de Jupiter vivra », a dit Flaubert dans la Tentation de Saint-Antoine.
L’Opéra nous a donné une exécution tout à fait remarquable de Déjanire. Mme Litvinne n’a jamais été plus belle ni plus émouvante, et jamais sa voix généreuse n’a eu d’accents plus pathétiques que dans le rôle véhément et douloureux de Déjanire. « Artiste admirable, artiste de tout premier ordre », a déclaré M. Camille Saint-Saëns dans un jugement que toute la salle a ratifié. M. Muratore est l’incarnation même d’Hercule : il a une prestance superbe, un organe chaleureux, et il est parvenu à l’absolue maîtrise du chant, car il a soupiré avec un art infini l’imploration amoureuse à Iole. M. Dangès joue et chante le rôle de Philoctète (Le Lychas du tragique grec) en artiste sûr de lui, sûr de sa voix, sûr de son jeu : il a fait preuve d’une justesse d’accent et d’une sincérité d’expression qui deviennent fort rares. Mlle Gall a une voix charmante et elle s’en sert à ravir. La mise en scène de M. Stuart est digne de notre Académie de musique ; et je louerai aussi les danses du quatrième acte, réglées par M. Custine et les décors de MM. Rochelle, Landrin et Mouveau, dont l’atmosphère est vraiment évocatrice de l’art mycénien.
Enfin, M. Messager a dirigé l’orchestre avec cette netteté, cette sobriété et ce souci des nuances qui le caractérisent, et il a donné à M. Camille Saint-Saëns le témoignage d’une admiration partagée par tous ceux qui ont à cœur le renom et la gloire de l’école française.
P. M.
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publication date : 09/01/24