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En sortant de l'Opéra. Déjanire

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En sortant de l’Opéra.

C’est un beau spectacle qu’une salle de répétition générale, à l’Opéra. Même quand l’ouvrage est médiocre – surtout quand il l’est – on a plaisir à considérer ce que Paris compte d’élégantes dames et de messieurs notoires, harmonieusement étagés. Mais, hier, Déjanire ne fut pas médiocre. 

Encore qu’une œuvre de M. Saint-Saëns ne puisse promettre qu’un plaisir sévère et dépourvu de facilités, l’Opéra réunissait, hier soir, pour la générale de Déjanire, un public de qualité particulièrement nombreux. Toute la critique était là, par devoir, et aussi beaucoup de Parisiens plus inoffensifs venus, chose peu vraisemblable, pour leur amusement. On admira, durant des entr’actes fort agréables, les toilettes nouvelles que, pour la circonstance, les plus jolies femmes du monde théâtral inauguraient : la robe noire de Mlle Yvonne de Bray, la robe bleue de Mlle de Pouzols, la robe blanche de Mlle Jane Bourdon, la robe rose de Mlle Marguerite Henriquez, la robe toute en or de la délicieuse et grave Mme Marguerite Carré, la discrète et souveraine beauté de Mlle Lucienne Bréval, et tous les regards se rallièrent au panache blanc de Mme Héglon, tremblant entre deux colonnes, près des moustaches grises de M. Pierre Decourcelle et des moustaches noires de M. Xavier Leroux. 

M. Gaillard était seul dans une loge. Il pensait au passé. Les frères Isola, debout et tout pareils, pensaient à l’avenir. M. Broussan, seul dans une loge de face, pensait au présent. M. Gaston Dreyfus écoutait comme un philosophe bien sage. M. Gheusi allait dans les couloirs, actif et empressé près des jolies dames, qui le lui rendaient bien. M. Isidore de Lara passait de l’orchestre au balcon, espérant trouver une meilleure place pour de la musique meilleure, et M. Gabriel Astrat, énigmatique, enlevait les faveurs d’Isadora Duncan à M. Arthur Meyer. M. Jules Bois constatait que les costumes et les décors procédaient de la rénovation violente de tons que sa Furie inaugura, non sans originalité, et M. Reynaldo Hahn, retour de Londres pour vingt-quatre heures, confiait à M. Fasquelle, en fin de spectacle : « Mon Dieu, que j’ai souffert ! » Il parlait évidemment de sa traversée…

On a beaucoup admiré les décors et les costumes, brillants et ingénieux, harmonieusement combinés, et surtout apprécié la lumière du dernier acte où le ballet se développe avec de la grâce. On a découvert tout bêtement que Mlle Yvonne Gall avait une fort jolie voix, et on a bissé discrètement M. Muratore. M. Messager conduisait l’orchestre avec élégance, autorité, distinction : n’avait-il pas dit que Salomé serait la dernière œuvre qu’il dirigerait, comme M. Saint-Saëns a dit que Déjanire sera sa dernière composition ? M. Massenet, ce matin, télégraphiera à M. Saint-Saëns qu’il est plein d’enthousiasme et que sa Déjanire est, au moins, aussi réussie qu’Ivan le Terrible. Et tout le monde sera bien heureux d’une telle soirée, où l’histoire d’une tunique a permis d’admirer de bien belles robes ! […]

Une grande soirée
La répétition générale de « Déjanire »

LE LIVRET

La tragédie lyrique que le théâtre de l’Opéra nous a donnée hier soir fut tout d’abord représentée à Béziers, au théâtre des Arènes, avec accompagnement de musique de scène soulignant les parties expressives de l’action, annonçant par des thèmes conformes à leur caractère l’entrée des différents personnages et donnant par de biefs préludes un argument à l’acte qui vient. C’est là une forme à la fois dramatique et lyrique qui approche de la perfection ; malheureusement, elle exige la collaboration d’un compositeur et d’un poète, autant que possible de valeur égale et si nous possédions ici en M. Saint-Saëns le compositeur de génie, nous n’avions en M. L. Gallet qu’un intelligent adaptateur, d’ailleurs écrivain de mérite et parfois lettré. La pièce, rapidement écrite sans doute, fut rapidement oubliée ; mais la musique resta dans la mémoire des auditeurs comme une œuvre de qualité supérieure qui, indépendamment du drame, méritait d’échapper à l’oubli. M. Saint-Saëns transforma donc en tragédie lyrique la pièce de son collaborateur, et, comme, grâce à l’heureuse acoustique du théâtre de l’Opéra on ne perçoit jamais les paroles prononcées, si l’on peut dire, par les chanteurs, l’auditeur, a l’agrément de ne plus goûter en ce noble et précieux ouvrage que la joie de la musique pure.

Sans remonter aux lointaines Déjanire plus ou moins agréablement musiquées pour laisser meugler le personnage un peu niais d’Hercule, on peut se contenter de rappeler un poème que L. Gallet n’a pas été sans connaître, c’est l’Hercule mourant, de Marmontel. L’auteur des Concerts moraux s’y est assez ingénieusement avisé de nous montrer Hercule et son fils Hylus en rivalité amoureuse auprès de la jeune Iole ; Hercule hésite entre le vice et la vertu, et c’est en cédant à son fils celle qu’il aime, que le héros prend le chemin de la vertu. Sur quoi une indication du livret de Marmontel « On danse » célèbre ce fait méritoire, selon qu’il était d’usage au théâtre pour honorer la vertu en 1761. Dans l’ouvrage de M. L. Gallet, Philoctète tient la place du fils d’Hercule ; il aime Iole et il en est aimé, cependant que Déjanire, instruite de l’ardeur immodérée d’Hercule pour sa jeune captive, dès son entrée se répand en alexandrins excessifs. Cette violence et celle d’Hercule opposées à la douceur d’Iole sont des sentiments d’un contraste facile auxquels la musique se prête aisément ; on en pourrait appréhender la banalité si l’art de M. Saint-Saëns ne renouvelait pas à l’infini les situations les plus rebattues. 

À l’acte suivant, les époux ont une explication violente, scène de ménage où Déjanire menace l’infidèle de la colère céleste ; elle a mis Junon dans son jeu. L’esprit de corps possède la reine des Dieux ; Vénus sans doute se contente de l’éloquence de la chair. Et voici qu’Hercule s’avise tout à coup de l’amour de Philoctète pour Iole et, avec cette véhémence qui devait rendre ses relations bien difficiles, lui reproche de l’avoir trahi. Le sympathique boueux qui avait nettoyé les écuries d’Augias oublie qu’amicalement accueilli par Danaus, dans une seule nuit il engrossa ses cinquante filles, ce qui constitue envers l’amitié un singulier abus de confiance en même temps évidemment qu’un record. Le chœur des Héraclides paraît le comprendre, car dans un très beau finale il plaide pour le héros les circonstances atténuantes.

Le troisième acte s’ouvre par le récit de la mort du Centaure ; c’est, même dans le texte, une page assez colorée. Puis Hercule, ayant offert à Iole la vie de Philoctète contre son amour, celui-ci reproche à Iole d’avoir sacrifié sa pudeur pour le délivrer et c’était déjà aux beaux jours du romantisme, la situation de Didier au dernier acte de Marion Delorme. Cet épisode relève le rôle un peu sacrifié de Philoctète sans rien ajouter à l’action. En fin d’acte, il est parlé de la tunique de Nessus ; la magie de ce talisman est indiscutablement un élément musical parce qu’il apporte d’inquiétants mystères dans ces violences un peu continues. Au commencement du dernier acte, Hercule célèbre Iole sur la lyre, ce qui est apollinione, dyonisiaque peut-être, mais bien peu hérakléen. Puis il revêt la tunique fatale et procède à son union avec Iole par un sacrifice qu’interrompt le feu dévorateur dû au sang du Centaure. Dans son égarement, il se jette aux flammes du bûcher, puis réparait dans une gloire parmi les nuées. Il y aurait là pour un apôtre – et Marmontel l’avait compris – l’occasion de stances douloureuses que le compositeur aurait noblement amplifiées. Modestement, l’auteur a préféré laisser parler la seule musique, et comme elle est de M. Saint-Saëns, nous n’avons qu’à nous en réjouir.

Eugène Morand.

LA MUSIQUE

M. Saint-Saëns est un très grand musicien, un des plus grands parmi les contemporains. Il est musicien dans le sens le plus pur et le plus noble de ce terme, et, je professe une admiration sans bornes pour l’artiste austère qui, portant en lui comme conception idéale de son art, la forme classique, est resté fidèle à cette conception depuis près d’un demi-siècle. 

Seuls, ceux qui s’intéressent à la Musique et qui ont suivi de près l’épopée wagnérienne, qui ont constaté l’invasion triomphante de l’œuvre d’un des plus grands génies nés au monde de l’Art depuis William Shakespeare, peuvent apprécier la foi immuable dans les principes adoptés et la sérénité parfaite du chef incontesté de la Musique française. 

Les ondes sonores du Titan germanique, telles une trombe terrible et magnifique, sont venues inonder l’univers, ébranlant les bases même de l’architecture musicale. 

D’éminents compositeurs de partout, engloutis dans la tourmente, disparurent. Ceux qui revinrent avaient été si vivement influencés par l’esthétique de Richard Wagner, que celle-ci fut, pour eux, le fatal manteau de Nessus. N’ayant pas la force de supporter la dévorante ardeur qui les affolaient, ils se sacrifièrent sur l’autel du dieu Bayreuthien. 

Dans l’œuvre de Camille Saint-Saëns, je ne trouve aucune trace de cette influence, et les musiciens français peuvent être fiers de ce maître qui, négligeant la mode du jour, est resté lui même. Son art fait de clarté, d’ordre et de formes précises, est l’expression absolue de sa race. J’ai horreur des questions de nationalités en matière d’art, mais le cas de M. Saint-Saëns est tellement exceptionnel, son indépendance est si grande et si caractéristique, qu’il me faut constater combien, par l’esprit seul de sa musique, il est et restera le plus grand patriote de l’Art français. 

Depuis Samson et Dalila, le compositeur n’a pas écrit une œuvre plus homogène dans toutes ses parties que Déjanire. Ici, l’Idée est la maîtresse aimante et soumise de la Forme ; se pliant à toutes les variations de sa fantaisie amoureuse. Cette Idée et cette Forme sont pareilles à deux amants célestes entrelacés qui, en se matérialisant dans un baiser suprême, trouvent leur expression terrestre en donnant naissance à l’Œuvre d’Art !

Dès le premier acte, on est séduit par la noblesse de la ligne méthodique, par des rythmes nouveaux, par des harmonies variées dont l’originalité coule de source et ne donne jamais l’impression d’une recherche laborieuse. 

Les musiciens seuls peuvent comprendre la magie de son orchestre qui, par de sobres moyens, arrive à produire un effet prodigieux. Savant, souple et sonore, cet orchestre est toujours éloquent, sans jamais dérober à nos oreilles un seul mot du poème.

Combien suave et limpide l’accent des flûtes soupirant sur un mode grec ! Comme il colore délicatement rentrée de Iole qui nous apparaît aussi pure et vaporeuse que le premier sourire virginal et rosé de l’Aurore ! La jolie voix de Mlle Gall au timbre frais et délicieux, vient renforcer cette impression. 

Partout et toujours. M. Saint-Saëns prend grand soin de caractériser ses personnages et de faire parler à chacun d’eux le langage qui lui est propre. Le thème d’Hercule, annoncé par une fanfare dans la coulisse, répond bien au tempérament du dieu de la force et du courage, mais malgré le très grand talent de M. Muratore, et malgré son organe si expressif et si mordant, on est un peu déçu. La cause, en est que le nom d’Hercule – par association d’idées – nous impose une image de puissance physique phénoménale.

Pour exprimer ce personnage qui synthétise un élément surhumain, il faudrait posséder un trombone suraigu à la place d’un larynx. 

Le rôle de Déjanire est remarquablement écrit. L’agitato de l’orchestre qui accompagne le chœur, à son entrée, peint immédiatement la psychologie de cette reine délirante et désespérée. 

Mme Litvinne est une Déjanire deux fois reine, car elle est aussi reine de son art et sa voix, d’une beauté éclatante, sonne sans peur et sans reproche, au service d’une déclamation superbe et d’une diction parfaite. Son style si classique pourrait, servir d’exemple à la plupart des jeunes prima donna qui, du style, ne connaissent que le nom. 

Cette grande chanteuse est aussi une tragédienne de fière allure. 

Le rôle de Phénice porte bien l’empreinte du mystère qui doit envelopper une prophétesse. Mlle Charny lui prête les qualités de son beau mezzo et de son jeu intelligent, encore qu’un peu conventionnel. 

Philoctète, dans l’adaptation nouvelle du drame hellénique qu’en a fait M. Saint-Saëns, est un personnage regrettablement sacrifié. 

Il en résulte qu’au point de vue musical, le rôle reste terne. M. Dangès en tire tout le parti possible avec beaucoup d’intelligence. 

La partie chorale est au-dessus de tout éloge. Écoutez la fin du deuxième acte, ô vous jeunes Ultra-modernistes, vous si jeunes et déjà si vieux qui imposez des sauts périlleux vocaux à vos interprètes et déplacez ainsi tous des registres… Écoutez bien. Quelle beauté dans ce chœur ! 

Théâtralement, la scène finissait avec la sortie d’Hercule, mais le compositeur, dédaignant l’effet facile, termina son acte avec une page de musique pure ; une très belle page. L’enthousiasme qui accompagna la chute du rideau lui donne raison. 

Dans cette fin d’acte, nous trouvons toute la conception esthétique de M. Saint-Saëns : la musique avant tout ! 

Art suprême, art mystérieux pour l’intelligence et si clair pour l’âme : la Musique, plus idéale que la Poésie, la Peinture et la Sculpture, puis qu’elle ne copie aucune des choses de ce monde. Elle devient parfois la collaboratrice de la Poésie, pour rendre celle-ci plus pénétrante, mais elle ne saurait être son esclave. La Musique ne doit jamais servir de commentaire sonore aux systèmes des poètes anémiques, car la philosophie n’est que l’effort intellectuel de l’homme pour expliquer l’essence du monde, tandis que la Musique est cette essence même. 

Déjanire a obtenu un très grand succès. Le public a rendu hommage an grand artiste dont le chant vibrera longtemps encore, lorsque tous les assistants de la soirée d’hier auront rejoint leurs pères dans la vallée des Ombres. 

Pour la direction musicale de Déjanire, M. André Messager est le chef rêvé. Cette partition demande une grande culture musicale de la part de l’homme qui la dirige, elle exige le geste sobre qui impose la force sans dureté, l’expression sans secousses. L’exécution orchestrale est admirable et une grande partie du succès de l’interprétation revient à M. Messager comme Capellmeister et, comme directeur, en collaboration avec M. Broussan, pour la présentation si artistique de l’œuvre. 

Après le rêve d’art, la pensée retourne à la vie, avec ses luttes, ses aspirations. En quittant l’Opéra, une analogie s’imposait à mon esprit, entre l’œuvre si saine que je venais d’entendre et le retour de la jeune génération française vers les sports qui forment des hommes de force, de beauté virile et de volonté ! Et j’ai souhaité que la belle œuvre de M. Saint-Saëns telle une brise pure venue des hautes cimes fortifie la jeunesse musicale et la guérisse d’une recherche excessive, d’un raffinement exagéré qui menacent de féminiser les musiciens contemporains. 

Isidore de Lara. 

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