Déjanire de Saint-Saëns
AU THÉÂTRE
Avant-Premières
ACADÉMIE NATIONALE DE MUSIQUE. – Déjanire, tragédie lyrique en quatre actes, poème de Louis Gallet, musique de M. Camille Saint-Saëns.
L’admirable Déjanire, de M. Camille Saint-Saëns, dont le théâtre national de l’Opéra a donné dimanche soir la répétition générale, n’était pas, à son origine, une œuvre purement musicale. L’auteur du poème, Louis Gallet, l’avait traitée en pure tragédie, avec accompagnement de chœurs, danses et parties symphoniques. Représentée pour la première fois, le 28 août 1898, sur la scène des Arènes de Béziers, elle remporta un tel succès que M. Camille Saint-Saëns rêva aussitôt de la transformer en drame lyrique. Sollicité par le prince de Monaco et la direction de l’Opéra de leur apporter un ouvrage nouveau, le maître mit son projet à exécution. Mais d’importants travaux entrepris déjà, puis de nombreux voyages artistiques ne lui permirent pas de terminer Déjanire aussi vite qu’il l’aurait souhaité. C’est, en effet, le 14 mars dernier seulement que le théâtre de Monte-Carlo offrit à son public la première de la nouvelle version, celle que nous ont présentée hier MM. Messager et Broussan. M. Camille Saint-Saëns, ainsi qu’il le raconte lui-même, ne put parachever sa partition que grâce à la bienveillante sympathie d’un haut personnage.
« Pour parfaire mon œuvre, écrit-il, j’ai trouvé les meilleures conditions possibles au Caire, dans le délicieux pavillon que S. A. Mohammed Aly pacha, frère du khédive, a l’obligeance de mettre à ma disposition dans sa propriété de Rodah, au milieu du Nil. Entouré des eaux du fleuve sacré, rêvant sous les lambris dorés d’un immense salon surmonté d’une coupole et entièrement décoré dans le style de l’Alhambra, de Grenade, ayant pour voisins les palmiers, les figuiers de l’Inde et des milliers de roses, pour hôte le plus aimable et le plus indulgent des princes, je me demande, quand j’y suis, ce que j’ai fait pour mériter un tel paradis. »
Hercule, vainqueur d’Eurylos, roi d’Œchalie, s’est épris de Iole, la fille du roi détrôné. Il veut l’épouser. Mais Déjanire, la femme légitime, injustement délaissée, s’interpose. Elle empêchera cette union sacrilège. La jeune Iole, d’ailleurs, est remplie d’horreur pour Hercule, l’assassin de son père. Elle résistera, soutenue par l’affection qui l’attache à Philoctète, l’un des compagnons d’armes du héros. Hercule, surprenant ce secret, fait sur-le-champ saisir son ami, qu’il menace de mort si Iole continue à résister à ses desseins. Afin de garder la vie sauve à son amant, la pauvre enfant consent au mariage. Par bonheur, Déjanire veille toujours. Jadis, le centaure Nessus lui a remis, en expirant sous la flèche d’Hercule, une tunique trempée dans son sang.
« Si ton époux, – a-t-il ajouté – est infidèle un jour, qu’il revête la robe enchantée : quand le soleil l’aura frappée, un feu divin en lui s’allumera et son amour pour toi renaîtra dans son âme. »
Déjanire remet ce talisman magique à Iole, qui en ignore la propriété, en l’invitant à l’offrir comme cadeau nuptial à son époux. La jeune femme se rend au conseil de Déjanire. À peine revêtu du terrible vêtement, au moment où il se livre aux libations rituelles, Hercule laisse tomber soudain la coupe du sacrifice et porte les mains à sa poitrine avec un rugissement de douleur. Il s’élance, affolé, vers le temple, monte sur le bûcher préparé pour les victimes, et supplie Jupiter de l’allumer de sa foudre. Les éclairs brillent aussitôt, le tonnerre gronde et le bûcher s’embrase au feu du ciel. Lorsque l’épaissie fumée se dissipe, on aperçoit Hercule, transfiguré, dans le ciel, au milieu des dieux.
Déjanire a, cachée dans la foule, assisté à cette scène d’épouvanté. Désespérée, elle s’enfuit, en s’écriant :
Ô mon héros ! c’est moi qui t’ai frappé !
Victime de la ruse infâme du Centaure,
Je veux reconquérir Hercule et je le perds !
Telle est, brièvement racontée, la trame très puissante, très scénique et très captivante de Déjanire.
Après une seule audition, je n’ose assurer que Déjanire est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de M. C. Saint-Saëns, mais j’affirme avec certitude, dès à présent, que cette partition resplendit comme l’un des plus purs joyaux de l’écrin du maître français. Déjanire demeurera un monument immortel de style, de limpidité, de splendeur, de perfection même. Tout y est pondéré, concis, en place : chaque personnage exprime ce qu’il doit exprimer et rien de plus. Les phrases s’épanouissent larges, distinguées, personnelles, soutenues par une extraordinaire science d’instrumentation, puissantes et sonores dans la bouche des chœurs. C’est tout à fait beau ! Certes, l’œuvre est sévère, mais combien saine et reposante est cette austérité.
Nous citerons parmi les pages les plus impressionnantes :
Au premier acte : la scène de Phénice ; la poétique entrée de Iole soulignée par les flûtes en octaves ; le chœur des Héraclides effrayées (fa mineur) dont l’accompagnement farouche terrifie.
Au second acte : le duo entre Hercule et Déjanire, où surgit tout à coup une gamme descendante de clarinette d’un imprévu saisissant ; les insultes d’Hercule à Philoctète et la prière à Pallas que Mlle Gall et les chœurs ont divinement nuancée.
Au troisième acte : l’allegretto en la majeur, dont la phrase voluptueuse se déroule sous les adieux de Déjanire à Hercule, puis la scène de la tunique, curieuse par son orchestration combinée de timbres, de harpes, de légers trémolos de violons et d’un imperceptible roulement de grosse caisse.
Au quatrième acte : le ballet – très court, trop, même, – et enfin la perle de la partition, un épithalame d’une harmonisation et d’un archaïsme intenses dont la cadence finale sur l’accord de sixte du troisième degré produit un effet prodigieux. Ce morceau fut bissé d’acclamation ; il faut ajouter que M. Muratore le détailla, en demi-teintes, comme le dieu du chant.
L’interprétation et l’exécution orchestrale ont été remarquables. Pouvait-il en être autrement sous la rigide baguette de M. André Messager ? Le directeur de l’Opéra avait tenu à diriger lui-même l’œuvre de M. Saint-Saëns. Mme Litvinne se montra en Déjanire dramatique, artiste toujours impeccable ; Mlle Gall une poétique Iole à la voix experte et chaude, Mlle Charny une consciencieuse Phénice.
M. Muratore seul pouvait supporter le terrible rôle d’Hercule ; il le fit merveilleusement. Artiste plein de talent et d’abnégation, M. Dangès, créateur du rôle de Philoctète à Monte-Carlo, voulut combattre une fois encore pour le maître devant le public parisien. Celui-ci l’en récompensa par de chaleureux applaudissements.
Le ballet – bien réglé par M. Clustine et dansé avec grâce par Miles B. Mante, S. Mante, Kerval et Delsaux – ne m’a pas semblé très réussi au point de vue costumes. Ceux-ci, fort beaux séparément, forment un ensemble peu plaisant. Regrettable chose, tous les autres faisant le plus grand honneur au goût délicat de M. Pinchon !
Je m’en voudrais de ne point adresser des félicitations aux peintres décorateurs, MM. Rochette, Landrin et Mouveau.
Et maintenant, Déjanire, que la Destinée te soit propice et te protège comme ta sœur aînée Proserpine, dont les représentations se poursuivent triomphales au Trianon-Lyrique, sous la conduite de la charmante cantatrice Jane Mortels. – A. B.
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publication date : 18/09/23