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Revue musicale. Phryné

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REVUE MUSICALE
[…] Théâtre de l’Opéra-Comique : Phryné, opéra-comique en deux actes, poème de M. L. Augé de Lassus, musique de M. Camille Saint-Saëns (1re représentation).

[…] Le sévère auteur de Samson et Dalila, laissant reposer pour un moment sa lyre d’ivoire, s’en vient à l’Opéra-Comique moduler sur la flûte antique quelques thèmes gracieux et légers. Il est jeune encore, il aime à rire et l’histoire de Phryné l’a séduit. L’histoire de Phryné, très expurgée, très atténuée, et qui n’a rien de commun avec celle que les marionnettes du « Chat-Noir » nous chantèrent l’an dernier. Vous connaissez, n’est-ce pas ? le délicieux tableau de Gérôme où, l’illustre peintre a reproduit avec tant d’esprit et de malice la mine ahurie des archontes libertins au moment où d’un geste oratoire autrement éloquent que la parole elle-même, l’avocat Hypéride, débarrassant Phryné de ses voiles, montre 

Des trésors merveilleux à leurs yeux éblouis 

et gagne du coup devant l’aréopage la cause de la célèbre hétaïre faussement accusée d’impiété. 

Cette toile du maître fidèlement reproduite sur la scène de l’Opéra-Comique eût peut-être semblé d’un réalisme un peu risqué aux honnêtes familles qui fréquentent le théâtre de la place duChâtelet. M. de Lassus, l’auteur du livret, s’est contenté de cous montrer Phryné dans un tête-à-tête amoureux avec l’archonte Dicéphile et, comme point culminant de cette scène de séduction, fort agréablement conduite, l’apparition, sur un piédestal enguirlandé de myrtes et de roses, d’une statue de Vénus Aphrodite reproduisant les traits de la divine Phryné.

Singulière analyse que celle qui commence par le dénouement. Je veux pourtant raconter la pièce dans ses plus minutieux détails ; – elle en vaut la peine, assurément, – et essayer de donner une juste idée de la forme toute fantaisiste qu’a prêtée à l’aventure de la belle Thespienne l’imagination poétique de M. Augé de Lassus. 

L’archonte Dicéphile est un hypocrite, un fourbe, un fripon ; mais le peuple, toujours impartial et équitable en ses jugements, le proclame un magistrat intègre, un citoyen donnant l’exemple de toutes les vertus et lui décerne les honneurs du buste :

Honneur et gloire à Dicéphile, 
Digne de nos grands aïeux ! 

Phryné suivie d’un cortège d’esclaves se mêle à l’apothéose et nargue le triomphateur :

Ce peuple vous acclame, 
Permettez, seigneur, qu’une femme 
Vous présente, à son tour, son humble compliment. 

Puis elle s’approche du buste, et son étonnement est grand en voyant qu’il reproduit fort exactement les traits du chansonnier Béranger, poète aimé des dieux. 

Voici Nicias, amoureux de Phryné ; Dicéphile est son oncle et son tuteur : un tuteur qui refuse de rendre des comptes, un oncle qui refuse de prêter de l’argent. « Quelques milliers de drachmes seulement ; hélas ! je suis sans ressource, 

J’ai vendu mes chevaux, que je voyais maigrir 
Et je les ai mangés, ne pouvant les nourrir. 

Le pauvre jeune homme est loin de soupçonner que son vieux coquin d’oncle, pour se débarrasser de lui, a donné l’ordre a deux démarques de le traîner en prison. Bâtonnés par Nicias, puis par les esclaves de Phryné accourus au bruit de l’algarade, les gens de justice s’esquivent au plus vite. Nicias remercie sa bienfaitrice et accepte l’asile qu’elle lui offre dans sa maison. Une troupe de musiciens et de danseuses armés de thyrses, de flûtes et de tambourins envahissent la scène et, sur un rythme de tarentelle, tourbillonnent autour du buste de Dicéphile que l’esclave Lampito, sur un signe de Nicias, coiffe d’une outre à demi pleine de vin. Et le chœur d’entonner l’irrévérencieux refrain qu’il vient d’apprendre de la bouche même de Phryné :

Dicéphile, Dicéphile, 
Dicéphile est un fripon ! 

Quand la nuit est venue et que la scène est restée vide, on voit apparaître l’archonte, une lanterne à la main. En apercevant la souillure faite à son image « Grands dieux ! s’écrie-t-il, quel sacrilège infâme ! Ah ! je me vengerai. » Et, d’un geste de menace, il désigne la maison de Phryné, tandis que le dernier écho de la chanson maudite arrive jusqu’à lui :

Dicéphile, Dicéphile, 
Dicéphile est un fripon ! 

Le second acte débute par une scène amoureuse entre Phryné qui n’a plus grand'chose à perdre et Nicias qui a tout perdu. Riche, la courtisane ne l’aimait pas ; ruiné, elle l’adore, et le lui dit dans un langage doux comme un baiser :

Oui, je t’aime, et jamais sur ma lèvre 
Ce mot si caressant 
Ne laissa, Nicias, tant de joie en passant.

Mais voilà que Lampito vient troubler le tête-à-tête des deux amants en leur racontant que Dicéphile court par la cité comme un fou furieux et jure que les coupables seront punis. Phryné ne s’en émeut guère. Elle trouvera bien le moyen, quand elle sera seule avec l’archonte, de calmer son courroux. À peine est-elle rentrée dans ses appartements, on voit arriver Dicéphile conduit par Lampito. Le jeune esclave qui connaît bien pourtant le coquet gynécée en fait l’inventaire minutieusement : Voici le miroir où se reflètent les grands yeux de la belle, et les bijoux dont elle se pare, « heureux colliers, bracelets d’or et voici le lit de repos :

Lit si propice aux doux larcins 
Où la dispute est si facile, 
Alanguis-toi, toujours docile !
L’amour attiédit les coussins. 

Resté seul, Dicéphile maudit la perversité de la femme, songe aux malheurs de Troie et jure bien que, à la place d’Orphée, il eût laissé Eurydice aux enfers. 

Phryné s’avance lentement vers lui, le cajole, l’enlace et l’ensorcelé si bien que le bonhomme oublie complètement pourquoi il est venu. Elle lui demande son miroir, il le lui apporte ; son anneau d’or, ses bracelets il les attache lui-même au bras qu’elle lui tend, et ce bras est tout nu. Elle veut pour compléter sa parure quelques fleurs, une rose. 

LUI
Il n’en est pas ici 

ELLE 
Derrière ce rideau ! 

Et le rideau, s’écartant de lui-même, laisse apparaître inondée de lumière la statue d’Aphrodite, tandis que tout le reste de la scène est plongé dans une complète obscurité. Un chœur mystérieux se fait entendre, chantant les charmes de la déesse. Dicéphile, abusé par une étonnante ressemblance, croyant que c’est Phryné elle-même qui est devant lui, s’élance pour la saisir. Le rideau tombe, la vision s’évanouit, et l’archonte, en se retournant, aperçoit Phryné « négligemment étendue » a sur son lit de repos. Ébloui, fasciné, il se jette à ses pieds. C’est dans cette posture que viennent le surprendre Nicias et le nombreux cortège qui le suit. L’oncle partagera ses biens avec son neveu. À ce prix, l’aventure de l’archonte sera tenue secrète, et le peuple chantera plus fort que jamais : 

Honneur et gloire à Dicéphile, 
Digne fils de nos grands aïeux ! 

Je n’ai parlé si longuement de ce livret, avec citations à l’appui, que parce que je n’ai pas voulu être en reste avec le spirituel confrère qui, ici même, au lendemain de la première représentation, l’avait analysé avant moi. 

Ceux qui, à propos de la nouvelle partition de M. Saint-Saëns, ont prononcé le mot d’opérette, se sont étrangement trompés. Assurément l’œuvre n’est pas écrite d’un bout à l’autre en contrepoint fleuri et le style fugué n’y eût point été de mise. Mais, pour quelques rythmes légers, quelques motifs guillerets et quelques cadences vieillottes, – archaïques serait peut-être plus respectueux, – que d’élégances harmoniques et d’agréables surprises dans l’instrumentation ! Le coloris, antique ou moderne, en est tout à fait charmant, et s’il ne s’y trouve pas le moindre reflet de l’hymne à Apollon ou de l’ode à Pindare, on n’en est pas moins charmé par le parfum poétique qui se dégage de cette jolie petite partition. Non, ce n’est point là de l’opérette telle que l’ont conçue les maîtres du genre ; c’est tout au plus, comme le disent les Allemands des opéras d’Auber, de la petite musique faite par un grand musicien. Que cette fois, étant donné le ton du sujet, M. Camille Saint-Saëns ait essayé d’être gai, c’est bien possible, mais qu’il ait voulu être drôle comme il l’a été dans certaines plaisanteries musicales que ses intimes connaissent bien, quoi qu’on ait pu vous dire, n’en croyez rien. 

Il y a cependant un accompagnement de basson, dans le duo du premier acte, entre Dicéphile et Nicias, qui évidemment fait supposer quelque intention comique chez le compositeur mais le sens m’en échappe complètement. Ce basson m’a remis en mémoire celui qu’a employé M. Gounod dans certain passage du Médecin malgré lui, et qui fait suite à un trait de flûte non moins caractéristique. Mais là il n’y a pas à s’y tromper c’est de l’harmonie imitative pure. 

Après une courte introduction, suivie d’une scène dialoguée, le chœur chante en accents pompeux la gloire de Dicéphile, et célébrera tout à l’heure, sur un rythme mollement cadencé, la jeunesse et la grâce de la séduisante Phryné. À noter quelques jolies phrases de ténor dans le duo dont j’ai parlé plus haut. Ne serait-ce pas à propos du chœur « Que la fête se prépare », et du morceau d’ensemble, placé à la fin de l’acte, qu’on aurait imprudemment laissé échapper le mot d’opérette ? Mais entre ces deux refrains, qui ont un entrain et une verve un peu vulgaires, se placent deux inspirations pleines de fraîcheur et du tour mélodique le plus gracieux : le cantabile de Nicias et le couplet de Phryné, dont je veux citer les jolis vers : 

Si le front couronné de lierre, 
Et sur la lèvre une chanson, 
Heurte à ma porte hospitalière 
Bacchus qui n’a plus de raison, 
Ma porte s’ouvre complaisante 
Et je suis là, toujours présent 
Entrez ami ! 
Je ne suis pas bonne à demi. 

Que ne puis-je faire pour le musicien ce que je fais pour le poète !

Elle est très courte aussi l’introduction du second acte. Il n’y a que les grands symphonistes pour se donner le luxe de ces petits levers de rideau. Écoutez l’élégant contre-sujet qui accompagne le récit de Nicias « Excusez ma présence indiscrète », au commencement du duo qu’il chante avec Phryné. Écoutez aussi les phrases caressantes de l’orchestre pendant que Phryné veut retenir auprès d’elle Nicias pour lui faire l’aveu de son amour. Les arpèges des harpes dans les parties graves de l’instrument donnent une teinte poétique tout à fait délicieuse à l’invocation à Vénus que suit un trio à l’unisson dans lequel la prolongation persistante de la même note, – une succession de  embrassant trois octaves, – rappelle un peu l’emploi si ingénieux qu’a fait de cette sorte de pédale Berlioz dans le septuor des Troyens. Ce morceau qui, bien qu’écrit dans la gamme moderne donne l’impression d’un hymne païen (nous voilà bien loin du style de l’opérette) a eu les honneurs du bis. On a bissé aussi les couplets de Dicéphile que l’on comparera si l’on veut à ceux de Gaspard dans le Freischutz, et je n’étonnerai personne en disant que M. Saint-Saëns a mis beaucoup d’esprit et de fine raillerie du meilleur comique dans la scène où Phryné entreprend de séduire le vieil archonte et y réussit. Le chœur qui termine le premier acte revient à la fin du second, mais avec des développements moindres que la première fois. Les spectateurs ne se sont pas plaints de ce raccourcissement ils étaient pressés d’applaudir. Renoncera-t-on bientôt à cette coutume bizarre, véritable secret de Polichinelle, qui veut que le nom de l’auteur, ou des auteurs d’une pièce, ne soit imprimé sur l’affiche que lorsqu’un régisseur, ganté de blanc, l’a livré à l’impatiente curiosité du public ? 

Les décors et les costumes de Phryné sont très soignés, très réussis ; l’interprétation ne saurait être meilleure. M. Fugère, dans le rôle de Dicéphile, s’est montré, comme toujours, chanteur excellent et parfait comédien ; M. Clément, jeune ténor dont la voix est d’un timbre agréable, a donné beaucoup de relief au personnage de Nicias. Il est regrettable pour Mlle Buhl qu’elle perde un peu des grâces de son sexe en jouant un rôle de travesti quand à Mlle Sibyl Sanderson, elle ne nous a jamais paru aussi séduisante, aussi belle que dans ce rôle de Phryné qu’elle chante en perfection avec une voix dont elle ne cherche pas à faire valoir le volume aux dépens de la qualité. Il est inutile, je crois, de faire remarquer que la statue de Vénus Aphrodite dont l’apparition, au second acte, a mis toutes les lorgnettes en mouvement est due, en grande partie, à part une légère ressemblance dans les traits du visage, à l’imagination du sculpteur. 

E. REYER. 

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