Critique musicale. Cinq-Mars
CRITIQUE MUSICALE
Cinq-Mars, drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, paroles de MM. Poirson et Gallet, musique de M. Gounod. [...]
Les auteurs de Cinq-Mars ont placé en tête du poème deux avertissements : l'un pour remercier les artistes chargés des rôles secondaires, – Meyerbeer avait déjà fait la même gracieuseté dans la partition du Pardon de Ploërmel ; l'autre avertissement contient des remerciements à l'héritier littéraire d'Alfred de Vigny pour l'autorisation donnée à MM. Gallet et Poirson de tirer le sujet de leur poème du roman connu. C'était en effet leur devoir de rendre hommage à A. de Vigny, mais il était inutile d'ajouter que la partie historique du drame s'appuie sur les très nombreux mémoires du temps. On sait assez généralement ce qu'il y a d'historique dans les aventures de Cinq-Mars, et puis il est fort indifférent qu'un poème d'opéra fasse des emprunts à l'histoire, pourvu qu'il soit bon.
Si MM. Gallet et Poirson avaient dû réellement faire de l'histoire, ils auraient été obligés de mettre en scène les deux personnages les plus importants du drame. Or, le roi ne paraît que deux fois, une fois pour traverser le fond du théâtre, l'autre fois pour dire quelques mots, qui nous le montrent sous son aspect le moins favorable. Richelieu s'est fait remplacer par son confident le Père Joseph du Tremblay, quoique celui-ci fût mort quatre ans avant Cinq-Mars ; nous verrons qu'il fait de son mieux pour être digne de son maître.
MM. Gallet et Poirson ont voulu condenser toute l'histoire de Cinq-Mars dans les quatre actes de leur drame. Au lever du rideau, on voit le jeune homme au moment de paraître à la cour et entouré de courtisans qui lui conseillent, les uns, de n'obéir qu'au cardinal, les autres d'attendre tout du roi. Cinq-Mars leur répond « très légèrement, avec un peu de moquerie » :
Vous avez tous raison, en somme :
Le cardinal est un grand homme !
Le roi Louis est un grand roi !
Je serai pour tous deux un serviteur fidèle.
«Mais, lui dit-on, c'est le cardinal pourtant qui vous appelle ! – Oui, répond-il finement, pour le service du roi ! » On voit aussitôt quel caractère MM. Gallet et Poirson ont voulu donner à leur personnage. Cinq-Mars reste seul avec son ami de Thou, et, selon une superstition connue, il ouvre un livre au hasard pour y lire l'avenir. Il tombe sur la légende de saint Gervais et de saint Protais, terminée par ces deux vers :
Ils furent aussitôt frappés du même glaive,
Et leur sang se mêla dans le même tombeau.
Le Père Joseph vient annoncer officiellement à Cinq-Mars la volonté du cardinal de le placer près du roi, dans l'espoir que le contact d'un esprit jeune et vaillant exercera une influence salutaire sur l'âme mélancolique de Sa Majesté ; le jeune marquis devra se rendre sans délai au camp de Perpignan. En même temps, le Père Joseph annonce à Marie de Gonzague que les ambassadeurs du roi de Pologne sont attendus à la cour, afin de demander pour leur souverain la main de la princesse. Cinq-Mars a exprimé à la princesse le désir de la voir avant de partir ; l'entrevue a lieu ; la situation est à peu près identique à celle du duo du second acte de Guillaume Tell, et les deux personnages tiennent au fond le même langage. Cinq-Mars me paraît même aller un peu loin en disant :
Eh quoi! vous gardez le silence ?
Faut-il donc oublier les beaux jours envolés,
Les furtives rougeurs trahissant nos pensées,
Les paroles d'adieu lentement prononcées,
Et les aveux muets de nos regards troublés !
Marie répond aussi franchement que Mathilde : « Oui, vous l'arrachez à mon âme, etc. »
Au commencement du second acte, Marion de Lorme et Ninon de Lenclos se risquent dans les appartements du roi et se plaignent de ce que Richelieu menace de les faire exiler. On médit du cardinal, puis, à l'annonce de l'arrivée du roi, les deux courtisanes s'enfuient au plus vite. On ébauche une conspiration contre Richelieu, on complimente Cinq-Mars ; celui-ci se trouve de nouveau seul avec Marie, mais le Père Joseph ne tarde pas d'arriver en trouble‑fête ; avec ce ton obséquieux, hypocrite et froid qui lui est habituel, il déclare que le cardinal s'oppose à l'union des deux amants ; ils résistent, et Cinq-Mars brave ouvertement le cardinal et son confident.
La conspiration éclate pendant une fête chez Marion, où les conjurés se croient à l'abri du soupçon. Cinq-Mars en est le chef ; son ami de Thou s'oppose vainement à une alliance avec l'Espagne ; les conjurés se séparent en répétant :
Sauvons le roi, sauvons la noblesse et la France !
Délivrons le trône et l'autel !
Au troisième acte, Marie et Cinq-Mars se rendent à une chapelle dans la forêt de
Saint-Germain pour se marier. Quand ils sont entrés, arrive le Père Joseph pour chanter un air terminant par ces paroles :
Toute grandeur est fragile
Que nous ne défendons pas,
Et, comme une idole aux bases d'argile,
S'écroule un pouvoir dont nous sommes las.
Le Père Joseph est parfaitement instruit de tout ce qui se passe ; il déclare à Marie qu'elle ne va pas tarder à être veuve si elle persiste dans sa résistance, que le seul moyen de fléchir le cardinal et de sauver Cinq-Mars, c'est de l'abandonner et de consentir à ce qu'on demande. Le roi arrive avec sa suite et l'ambassadeur de Pologne. Marie, éperdue et dominée par le Père Joseph, n'ose refuser sa main à l'ambassadeur. Le suppôt de Richelieu n'a fait qu'user de ruse et de mensonge, car au dernier acte nous voyons Cinq-Mars et de Thou en prison. Marie vient annoncer qu'elle a gagné les gardiens, et qu'à l'aurore une barque attendra les prisonniers au bas de Pierre-Encise. Pourquoi pas tout de suite, puisqu'on voit par les scènes suivantes que l'aube n'est éloignée que de quelques minutes ? A peine Marie est-elle partie qu'arrivent le grand chancelier et le Père Joseph avec des gardes annoncer aux prisonniers que le moment de mourir est venu. Au moment où ils vont sortir, Marie rentre, jette un cri et tombe évanouie.
L'analyse que je viens de faire met chacun à même de juger les qualités et les défauts de la pièce. Il me reste à parler du divertissement intercalé dans la fête chez Marion. Marion commence par faire un cours de géographie du pays de Tendre. Deux routes y sont tracées : l'une suit le fleuve Inclination en passant par cinq villages nommés : Complaisance, Discrétion, Petits-Soins, Empressement, Sensibilité, puis on arrive sans peine à Bonheur-Convoité. L'autre chemin, non moins sûr, mais plus court, passe par Jolis-Vers et Billet-Galant. Gardez-vous surtout de Négligence, qui vous pousse à Tiédeur, puis à Légèreté et vous fait vous noyer dans le lac Indifférence.
Après la théorie, vient la pratique : un berger qui chante fait la cour à une bergère qui se borne à danser. Il prend le chemin le plus court : les Petits-Soins sont représentés par des femmes en travesti portant des bouquets, des éventails, des bijoux, etc. Les Billets-Doux et les Jolis-Vers sont des instrumentistes et des scribes avec leurs écritoires. Tout cela pouvait paraître fort ingénieux au temps de Mlle de Scudéri ; mais que ce temps est loin de nous !
On a répété que M. Gounod a composé sa partition en six semaines. Que ce soit un éloge ou une critique, il y a là une idée fausse, que l'on rencontre trop souvent. On a dit à satiété que Rossini a écrit le Barbier en quinze jours : c'est possible : quand un musicien sait assez bien le métier et a pris l'habitude de certains moyens, il peut toujours faire vite, et d'ailleurs le Barbier est le point culminant, ou si vous aimez mieux, renferme la quintessence des opéras bouffes de Rossini. Mozart, qui ne manquait certes pas de facilité, a composé les Noces de Figaroen six semaines et la Clémence de Titus en trois semaines environ. Cependant il a dit de Don Juan qu'il n'avait négligé aucune peine pour donner à ses amis de Prague quelque chose d'excellent.
La Flûte enchantée fut écrite dans des conditions difficiles et pour des moyens d'exécution fort restreints ; il y a des morceaux que Mozart refit plusieurs fois jusqu'à ce qu'ils contentassent Schikaneder. Il n'en est pas moins vrai que nulle part le génie de l'auteur ne se montre avec autant d'éclat que dans Don Juan et la Flûte enchantée. D'ailleurs, une preuve de facilité, c'est la faculté d'improviser que Mozart, Beethoven, Hummel et Mendelssohn possédaient à un degré remarquable. Berlioz, nous le savons par lui-même, composait avec une grande facilité, mais il retouchait ses œuvres jusqu'à ce qu'il en fût bien satisfait. On peut poser en principe qu'un ouvrage écrit trop vite contient nécessairement des parties où la musique est conventionnelle, superficielle, faible ou fausse. Le Barbier de Rossini ne fait pas exception.
Je suis bien forcé de parler un peu d'une question traitée déjà, c'est celle des répétitions générales d'ouvrages nouveaux. Les directeurs de théâtres ne veulent pas en revenir à la solution rationnelle, qui, autrefois semblait toute naturelle. Ou bien ils font les répétitions à huis clos, ou ils emplissent la salle si bien que les employés perdent la tête au point de refuser à la critique musicale l'entrée qu'ils accordent à de simples curieux. La répétition générale du Roi de Lahore devait encore se faire à huis clos ; il y a quelques jours, on lisait dans les Nouvelles des théâtres que, sur la demande d'abonnés de l'Opéra, M. Halanzier a changé d'avis. Si la nouvelle est vraie, la presse en remerciera les abonnés.
Un autre abus qui prend des proportions presque monstrueuses concerne les premières représentations. On sait qu'à part les places des abonnés la salle y est presque en entier occupée gratuitement. Cet usage provient sans doute de ce qu'on a voulu donner à ces représentations une plus grande solennité et avoir un public favorablement disposé. Or la salle de l'Opéra-Comique contient 1,800 places, et pour la première représentation de Cinq-Mars il n'y avait pas moins de dix mille demandes. Vous faites-vous une idée du supplice que devaient endurer les auteurs et le directeur ?
Naturellement, tous les quémandeurs croient avoir le même droit, et sont fort irrités d'essuyer un refus ou même d'obtenir des places moins bonnes que celles qu'ils espéraient. Le moyen le plus simple d'en finir ce serait peut-être de rendre la salle au vrai public, au public payant. Mais l'abus est tellement enraciné que les auteurs et les directeurs aimeront mieux subir toutes les tortures possibles que de reprendre leur liberté.
Le seul avantage que présente l’exclusion de la presse aux répétitions générales, c'est que les auteurs d'un ouvrage nouveau peuvent regarder les critiques comme nulles et non avenues, sous prétexte qu'on ne saurait juger leur œuvre sur une seule audition. Cela est vrai quelquefois, et je ne manque jamais de le dire ; aussi pour Cinq-Mars me bornerai-je à quelques observations que je ne veux nullement, donner pour un compte rendu.
Il m'a paru qu'en général la musique de M. Gounod est bien scénique et d'une facture remarquable. Si peu que l'on comprenne les paroles, le compositeur en a tenu compte, même dans les chœurs, bien plus qu'on ne le fait ordinairement ; c'est un mérite trop rare pour que je n'insiste pas. Ce qui, dans une première audition du moins, semble manquer, c'est un assez grand nombre d'idées originales et de morceaux saillants.
Le prélude instrumental est pathétique et sombre ; il est probablement emprunté en partie à la marche funèbre du dernier acte. Parmi les morceaux de chant, j'ai remarqué d'abord un morceau d'ensemble à effet dans la forme ordinaire ; une poétique mélodie de Marie et le duo des deux amants ; puis, au second acte, la chanson de Fontrailles et quelques chœurs. L'imitation de l'ancienne musique française dans le ballet ne m'a pas plu beaucoup.
Marion est, comme Philine, une, chanteuse à roulades, quoiqu'elle y mette plus de réserve. Le chœur des conspirateurs a produit de l'effet ; seulement, le motif, qui est dit trois fois et qui en semble le point culminant, est moins heureux que celui de Meyerbeer, auquel on songe involontairement. Le troisième acte motive toujours les observations générales que j'ai faites plus haut. Au dernier acte, la mélodie de Cinq-Mars est douce et expressive ; le duo d'amour a paru chaleureux, et l'unisson des voix bien employé.
Mlle Chevrier a débuté dans le rôle de Marie ; elle a une voix charmante et chante avec sentiment et goût, mais prononce très mal les paroles. Mme Franck-Duvernoy a bien rendu la partie de Marion, à cela près que par un moment elle a détonné. Dereims a une jolie voix de ténor, un peu mince et gutturale ; c'est un Cinq-Mars convenable ; il a bien chanté surtout le monologue du quatrième acte. De Thou était d'abord un baryton ; on en a fait un ténor ; Stéphanne remplit bien le rôle, seulement à la fin il a crié comme s'il s'attendait à être décapité tout de bon. Barré n'a guère à dire que la chanson de Fontrailles ; il y a mis tout son talent. Giraudet est un capucin grave et sombre, au lourd patelinage, comme il convient.
[…]
J. WEBER
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Charles GOUNOD
/Paul POIRSON Louis GALLET
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publication date : 03/11/23