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Causerie dramatique. Carmen

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Causerie Dramatique
THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE. – Carmen, opéra-comique en 4 actes tiré de la nouvelle de Prosper Mérimée, par MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Georges Bizet. […]

Plus hardis et mieux inspirés que les auteurs de la Manon Lescaut que vient, tout récemment, de représenter le Vaudeville, les auteurs de Carmen, en empruntant à Mérimée sa nouvelle, ont laissé à son héroïne son caractère originel.

Ils ne l’ont point justifiée et l’ont à peine adoucie : elle est entrée toute vive dans le drame, avec sa crânerie et son audace ; la fleur de cassie au coin de la bouche, et le poing sur le flanc ; faisant les yeux en coulisse, et se balançant sur ses hanches, comme une pouliche du haras de Cordoue ; effrontée, provoquante et railleuse.

Ils ont été aussi loin que possible, et sont restés dans la mesure : ils lui ont laissé les bras au vent, et ne lui ont point allongé son jupon rouge ; mais ils lui ont raccommodé ses bas.

On dit : tout le monde connait Carmen, la charmante Nouvelle de Mérimée, ce conteur exquis, qui fait l’ornement de toutes les bibliothèques, il est donc inutile de raconter le drame. Malheureusement il n’en est rien, beaucoup de gens, d’ailleurs fort estimables, ne connaissent pas Carmen, n’ont même jamais rien lu de Mérimée, et son œuvre manque à bien des bibliothèques. On lit si peu en France !

On a fait et publié bien des menus de repas, à l’usage des gens qui veulent occuper agréablement leur estomac ; on n’a jamais eu l’idée de composer des menus de bibliothèques à l’usage des gens qui désireraient occuper agréablement leur esprit.

Si bien que les trois quarts du temps, les bourgeois et les gens du monde, même de bonne volonté, ignorent absolument quels pourraient être les éléments constitutifs d’une éducation littéraire, même réduite au strict nécessaire.

Mais, revenons à Carmen : oui, Carmen est une délicieuse nouvelle de Mérimée, dont l’œuvre se compose d’une douzaine de volumes, que vous pouvez vous procurer, sans grosse dépense, à la librairie de Michel Lévy, et que vous ferez bien, pour le moins, d’emprunter pour quelques sous à un cabinet de lecture ; car si tout le monde ne possède pas Mérimée, il n’est vraiment permis à personne de ne pas le connaître.

La pièce suit pas à pas la nouvelle : il fallait que cela fût ainsi ou qu’on n’y touchât point. Je débute donc par un éloge, sur la façon dont les auteurs ont mené leur travail.

Au premier acte, on se reconnaît tout de suite : voici à gauche la manufacture de tabacs de Séville ; en face, le poste des dragons à veste jaune. Le brigadier don José Lizarrabengoa, un Navarrais doux et paisible, – bien qu’il ait déjà tué un homme au pays basque, – et que tourmente un peu le mal du pays, tresse mélancoliquement une chaîne de laiton pour attacher son épinglette.

L’heure est proche où les ouvrières entrent à la manufacture ; elles arrivent en foule, et, parmi elles, la Carmencita. Elle a reluqué du premier coup-d’œil le jeune brigadier ; mais lui ne prend point garde à elle. Alors, elle l’apostrophe et le gouaille, et, comme la cloche sonne et qu’il faut aller au travail, elle prend la fleur de cassie qu’elle a à la bouche, d’un mouvement du pouce la lui lance juste entre les deux yeux, et se sauve en riant et en montrant ses jambes !

Le pauvre brigadier en est tout abasourdi : cela lui a fait l’effet d’une balle qui lui arrivait !

Au beau milieu de son trouble, survient Micaëla, qui lui apporte une lettre où sa mère le presse de revenir près d’elle, non à Elizondo, en Navarre, mais dans un village d’Andalousie, aux environs de Séville, où elle s’est fixée en compagnie de la pure et chaste fille, au jupon bleu et aux nattes tombant sur les épaules, dont elle voudrait faire la femme de son fils.

José reçoit fort bien la messagère et le message ; on s’attendrit au ressouvenir d’autrefois ; puis on se dit à bientôt ; on se sépare, et tout irait le mieux du monde si le diable ne rentrait en scène sous les traits de la Carmencita.

Grand tintamarre dans la manufacture ; des ouvrières sortent en poussant des cris ; on vient chercher la garde ; le brigadier, suivi de deux dragons, pénètre dans l’établissement et ramène bientôt Carmen, Carmen elle-même, qui dans le feu d’une discussion, a joué du couteau et balafré gaillardement une de ses camarades.

Il s’agit de conduire la délinquante à la prison, et pendant que le lieutenant, qui commande le poste, rédige un bout de rapport, Carmen reste sous la garde du brigadier.

Il a bientôt avalé tous les gâteaux de miel que lui jette la rusée coquine. Elle estropie le basque, et il ne l’en croit pas moins Navarraise ; car il est fasciné, il n’entend plus rien, et boit stupidement l’enivrement et la folie dans les regards enjôleurs de la bohémienne endiablée.

— En route, si je vous poussais et si vous tombiez, mon pays, je me chargerais du reste ?

— Eh Bien ! ma payse, essayez, et que Notre-Dame de la Montagne vous soit en aide.

On se met en marche, et au bout de quelques pas, voilà mon José les quatre fers en l’air et la Carmencita envolée.

Au deuxième acte, nous sommes à la guinguette de Lillas Pastia, le bohémien, où le lieutenant de dragons, que nous connaissons déjà, et quelques-uns de ses camarades mènent joyeuse vie, en compagnie de quelques filles d’Égypte, parmi lesquelles nous retrouvons Carmen.

Or, l’amoureux José a payé de la dégradation et d’un mois de prison sa galante complaisance pour la bohémienne. Mais celle-ci ne sera point ingrate. C’est ce soir même que le jeune brigadier est rendu à la liberté : lorsque tout le monde se sera retiré, il viendra recevoir le prix du service rendu.

L’heure de la retraite n’est pas loin et les dragons se mettent en route ; mais non sans que le beau lieutenant ait vainement sollicité de Carmen le droit de revenir après l’appel et ne l’ait menacée, sur ses refus, de le faire malgré elle.

À peine tout le monde est-il sorti que le Dancaïre, un parfait coquin qui commande la bande de bohémiens, de contrebandiers et de bandits, dont la Carmencita fait partie, vient lui déclarer qu’elle doit se préparer à les suivre immédiatement. Carmen refuse tout net, pour cause d’amour, et remet au lendemain le plaisir de se retrouver en si aimable compagnie.

La voix de José se fait entendre au dehors et les deux amants sont bientôt dans les bras l’un de l’autre. Les plus agréables choses prennent fin ; après une heure d’oubli, le dragon don José se souvient de son devoir militaire, on entend sonner la retraite, il faut partir, et sans retard.

Carmen veut le retenir, il insiste, elle le raille.

— Eh bien ! pars donc : tu es un vrai canari d’habit et de caractère. Écoute, Joseito, tu m’as rendu service, t’ai-je payé ? D’après notre loi je ne te devais rien, puisque tu es un payllo (étranger à la race bohème) ; mais tu es un joli garçon et tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour. Crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as rencontré le diable, – oui, le diable ; il n’est pas toujours noir, – et il ne t’a pas tordu le cou. Adieu encore une fois. Ne pense plus à Carmencita, ou elle te ferait épouser une veuve à jambe de bois (la potence, qui est veuve du dernier pendu).

Des coups retentissent à la porte : c’est le lieutenant. Carmen ne répond pas : Les coups redoublent et bientôt, sous un violent effort, la porte cède et l’officier paraît. Altercation entre le soldat et son supérieur. José résiste et refuse d’obéir à l’ordre du lieutenant qui lui enjoint de sortir. Celui-ci lève la main sur son rival, qui saute sur son sabre. Mais on accourt, on les sépare et les bohémiens s’assurent de l’officier, qu’on emmène.

Dans la nouvelle, José tue bel et bien son lieutenant d’un coup de pointe. J’aime mieux cela. Mais les auteurs ont voulu ménager la sensibilité des spectateurs de l’Opéra-Comique, et se réservant pour le duel au couteau du troisième acte, – duel sans résultat d’ailleurs, – ils ont craint d’escompter leur effet. Mais il ne s’agissait pas ici d’un duel en règle ; un coup fourré faisait l’affaire et la situation était plus forte.

Quoi qu’il en soit, la fuite de José n’en est pas moins nécessaire, puisqu’il a résisté à son chef et qu’il l’a insulté, et voilà notre héros incorporé fatalement dans la bande du Dancaïre.

Le troisième acte nous montre don José dans le plein exercice de ses fonctions de contrebandier et de bandit ; mais l’amour est éteint dans le cœur de Carmen, et le soldat déserteur, après avoir payé sa folle passion de son honneur, ne vît plus que pour le désespoir, en proie à une jalousie dévorante. Carmen a rencontré dans ses courses vagabondes le beau toréador Escamillo, et c’est lui maintenant qu’elle aime.

Escamillo court après elle et c’est José qu’il rencontre. Le toréador ne fait pas mystère de son amour, et les deux rivaux sont bientôt renseignés sur leurs rôles respectifs. C’est ici que se place le duel au couteau dont j’ai parlé. Vainqueurs tour à tour, les deux champions échappent l’un à l’autre : Escamillo, après avoir désarmé son rival, épargne généreusement sa vie, et, désarmé à son tour, il se voit arracher à la rage de don José par l’intervention de Carmen et des bohémien, qu’elle appelle à son secours.

Le dénouement ne se fait pas attendre. José ayant appris qu’il y avait des taureaux à Cordoue, il y vole et arrive tout à point pour assister au triomphe d’Escamillo, et à la joie de Carmen, fière de la gloire de son nouvel amant. José supplie, s’humilie, s’avilit, implore : dure et impitoyable, comme la femme qui n’aime plus, la Carmencita prend plaisir à Iui broyer le cœur et à faire parade de son nouvel amour. Elle court à sa destinée : il semble qu’elle la trouve trop lente à venir. Elle l’irrite et l’éperonne, elle vient à la fin. Dans un transport de rage amoureuse, don José la frappe de deux coups de couteau. Puis il prend dans ses bras le cadavre le couvre de baisers et se laisse arrêter sans résistance.

Carmen avait prédit juste : elle lui aura fait épouser la veuve à jambe de bois.

Tout cela sort peut-être bien un peu des habitudes de l’Opéra-Comique ; mais je n’y vois, pour mon compte, aucun inconvénient et le public ne m’a pas paru autrement heurté de cette audace.

Une chose pourtant me paraît certaine ; c’est que ceux qui connaissaient la nouvelle de Mérimée ont dû prendre à ce drame infiniment plus de plaisir que ceux qui l’ignoraient. Quant à moi, j’avoue que, sous le charme de mes souvenirs, j’ai trouvé un très grand plaisir à cette adaptation, faite avec autant d’adresse que de goût et avec un sentiment parfait de l’art.

La partition de M. Bizet est extrêmement intéressante. Pleine de talent et de la plus grande distinction, la musique de M. Bizet possède une séduction pénétrante qui vous prend et vous captive.

Peut-être manque-t-elle un peu de variété et d’oppositions. Elle affecte parfois des allures un peu majestueuses et ne revêt pas toujours un caractère suffisamment accentué pour la situation. Je citerai, comme un exemple venant à l’appui de mon reproche, le Chœur de la cigarette, chanté par les femmes et qui pourrait — sans comparaison, — se dire tout aussi bien à la place du chœur des femmes sur le vaisseau dans l’Africaine ou remplacer le chœur :

Déjà dans la chapelle
Dont la voûta étincelle, etc.

de la Favorite.

Comme musique générale, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est charmant ; mais cela manque souvent d’appropriation.

On ne peut pas reprocher à M. Bizet l’abus de la couleur locale ; il a même été sur ce point d’une sobriété un peu exagérée.

Il est vrai qu’il avait déjà traité un sujet espagnol, Don César de Bazan, où il n’avait pas montré la même réserve.

Pourtant le commencement de l’air de Carmen après son arrestation au premier acte : Près des remparts de Séville, est d’un fort joli effet et d’un caractère très-heureux.

La partie musicale du rôle de Carmen, dans ce premier acte, m’a parue peu conforme à l’esprit du personnage. Carmen n’est pas du tout sentimentale, c’est une Manon Lescaut d’Afrique fleurissant au pays andaloux. José le dit lui-même : « Les Andalouses me faisaient peur ; toujours à railler, jamais un mot de raison. » La Carmencita ponctuait sa vie avec des cliquetis de castagnettes et des éclats de rire. C’est la femme bestiale et primitive dans toute sa beauté.

Les couplets sur l’amour et le chœur où ils s’encadrent sont fort jolis et ont produit un grand effet. L’air de Micaëla est charmant et d’un sentiment délicieux.

Au deuxième acte, les couplets du toréador, avec leur refrain en sextuor, ont été très-applaudis, et justement applaudis.

Le troisième et le quatrième acte m’ont paru moins riches que les deux premiers. La réapparition de Micaëla ne donne rien de bien saillant et le quintette avec chœur qui sert de finale au troisième acte rentre peut-être un peu trop dans la catégorie des selles à tous chevaux, comme le chœur des contrebandiers au début : deux morceaux, d’ailleurs, fort bien traités sans doute, mais sans caractère particulier et sans intention bien définie.

Au quatrième acte, la dernière scène entre José et la Carmencita est d’un mouvement excellent et très-dramatiquement faite : les supplications du malheureux amant, implacablement immolé à une passion nouvelle, sont très-chaudes et dans un sentiment très-vif. C’est peut-être la partie la mieux appropriée et la mieux réussie, dans le sens dramatique, de tout l’ouvrage.

Cette partition, je le répète, est extrêmement intéressante, et il faut l’entendre plusieurs fois pour en apprécier sûrement la valeur. Je me promets ce plaisir, et l’on me permettra bien de compléter alors les impressions dont je rends compte aujourd’hui.

Il y a, je dois le dire et je puis le dire tout de suite, dans la nouvelle œuvre de M. Georges Bizet, plus de talent que de puissance, et je ne lui crois pas le don de l’appropriation. Carmen abonde en mélodies ; mais elles sont trop souvent d’un dessin singulièrement mousse. Comme exemple de ce système mélodique vague et flottant, je citerai l’introduction du troisième acte, qui offre un spécimen parfait du génie de l’auteur abandonné à lui-même.

À tout seigneur tout honneur, la création du personnage de Carmen a été, pour cette remarquable artiste qu’on appelle Mme Galli-Marié, l’occasion d’un triomphe. Elle y est irréprochable. Elle a su imprimer à ce rôle un caractère de vérité saisissant. Tant que dure la représentation, elle vous tient sous le charme. C’est plutôt une Andalouse qu’une vraie gitana ; mais c’est alors si exact et si parfait que je lui sais bon gré de n’avoir pas poussé les choses plus au noir. Tout est là dans la proportion qu’il faut. Quand elle se dandine, remuant sa jupe rouge par un imperceptible mouvement des hanches, abaissant sur ses yeux de velours les franges noires de ses paupières et laissant tomber ce regard indéfinissable des femmes espagnoles, plein à la fois de provocation et de dédain, tout en mâchurant la fleur de cassie, – la fleur de cassie est jaune, par parenthèse, – qu’elle tient du coin de la bouche, elle est vraiment adorable, et l’on se sent au vif de la vérité, dès le début de la fiction. Et comme elle donne tout de suite du relief et de l’accent aux moindres traits caractéristiques que la chance lui envoie ! Je dis la chance, parce que je trouve que l’auteur ne s’en est pas suffisamment préoccupé.

Mlle Chapuy a dit avec beaucoup de charme et de grâce le petit rôle tout épisodique de Micaëla, – qui n’existe pas dans la nouvelle de Mérimée, – et Mlles Ducasse et Chevalier font deux charmantes gitanas.

Bouhy a très-bien chanté le toréador Escamillo, Lhérie est entièrement au-dessous de sa tâche, et quant à Barnolt, qui me représente assez bien Léonce ayant avalé un fifre, il m’a paru plus digne que jamais de faire l’ornement du Café des ambassadeurs.

La mise en scène de Carmen est très soignée, et l’on voit que celui qui s’en est occupé a été à bonne école. […]

Charles de La Rounat

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Librettist, Journalist, Theatre director

Charles de LA ROUNAT

(1818 - 1884)

Composer, Pianist

Georges BIZET

(1838 - 1875)

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