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Ariane de Massenet

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Les Premières

OPÉRA — « ARIANE », OPÉRA EN CINQ ACTES, POÈME DE M. CATULLE MENDÈS, MUSIQUE DE M. MASSENET

L’histoire d’Ariane a souvent tenté les poètes et les musiciens. Vous savez qu’Ariane est la sœur de Phèdre, et, par conséquent, elle aussi,

La fille de Minos et de Pasiphaë,

c’est-à-dire la petite-fille, par son père, de Jupiter, et par sa mère, de Phœbus, dieu du Soleil. Vous n’ignorez pas non plus que Vénus poursuit de sa haine cette race solaire, ne pardonnant pas aux indiscrets rayons de Phœbus de l’avoir fait pincer en flagrant délit avec Mars. C’est Vénus qui anima Pasiphaë, femme de Minos, d’un amour exécrable pour le taureau de qui est issu le Minotaure, — ce monstre cannibale, frère utérin d’Ariane et de Phèdre, enfermé dans le Labyrinthe par ordre du roi de Crète, Minos, et à qui Athènes payera un tribut de chair humaine jusqu’à ce que Thésée soit venu le tuer. C’est encore Vénus qui va s’acharner sur Ariane et sur Phèdre, les rendre toutes deux amoureuses de Thésée, faire d’abord triompher la seconde des deux sœurs, — mais en se réservant de l’accabler plus tard sous le poids d’une passion infâme pour son beau-fils Hippolyte, comme on le voit dans les tragédies d’Euripide et de Racine, dont le sujet du présent opéra Ariane est en quelque sorte le prologue.

Lorsque l’infortunée Ariane fut abandonnée par Thésée dans l’île de Naxos, succomba-t-elle à son désespoir ? Certains auteurs l’affirment. D’autres pensent qu’elle fut consolée par Bacchus. Catulle — non pas Catulle Mendès, mais Catulle, le poète latin — dans le charmant poème sur les Noces de Thétis et de Pélée, insinue discrètement que, lors du départ de Thésée, Bacchus n’était pas loin. Ovide, dans les Héroïdes, semble croire à l’Ariane inconsolable : mais, dans les Métamorphoses, il dit :

... Desertae et multa querenti

Amplexus et opem Liber tulit...

« À la gémissante Ariane, Bacchus apporta ses embrassements et son appui... » Le drame finit en comédie. Bien entendu, les auteurs tragiques, Thomas Corneille et M. Mendès, n’ont point adopté ce dénouement.

Au premier acte, M. Mendès place l’action en Crète, au bord de la mer, près du Labyrinthe, où Thésée est entré pour combattre l’affreux Minotaure. Ariane nous a fait part de son amour pour le héros. Elle se confie également à sa sœur Phèdre, vierge guerrière et chasseresse, jusqu’ici rebelle au culte d’Aphrodite. Ariane avoue à Phèdre que, malgré les ordres de leur père, Minos, elle a donné à Thésée le célèbre fil qui lui permettra, s’il est vainqueur, de sortir du Labyrinthe après le combat. Quelques instants d’angoisse, puis Thésée est vainqueur, en effet. Il apparaît, beau comme un jeune dieu, sur le seuil du Labyrinthe. Il aime Ariane, il le lui dit, il l’emmènera. Mais il emmène aussi Phèdre, sur la demande d’Ariane, qui désire ne pas se séparer de sa sœur et qui est, en cela, bien imprudente.

Le deuxième acte nous montre la galère qui emporte Thésée, Ariane et Phèdre, vers l’île de Naxos. Au point de vue du drame, il faut bien le dire, cet acte est absolument inutile.

Au troisième, nous sommes à Naxos. Thésée ne songe plus qu’à Phèdre et néglige Ariane. Celle-ci a l’idée, attendrissante, si l’on veut, par sa naïveté, de demander à Phèdre de parler en sa faveur à Thésée. (Cette idée est dans Thomas Corneille. M. Mendès aurait pu l’y laisser. Du moins a-t-il évité de prêter à Phèdre, comme l’a fait Thomas, un rôle trop odieux.) Loyalement, Phèdre remontre à Thésée son devoir. Mais le héros, farouche et brutal, proclame ses sentiments : ce n’est plus Ariane qu’il aime, c’est Phèdre. Et celle-ci est ivre de joie, mais bourrelée de remords. Elle finit par confesser à Thésée qu’elle l’aime aussi, mais cet amour lui fait horreur. Ariane les surprend au moment où, vaincus par Cypris, ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Elle s’abat sur le sol, comme foudroyée. Lorsqu’elle reprend ses sens, Phèdre s’enfuit. Ariane exhale ses plaintes. Soudain, Pirithoüs, le fidèle compagnon de Thésée, vient annoncer que Phèdre est morte. Exaspérée contre Vénus, elle a insulté et frappé la statue d’Adonis, qui a roulé sur elle et l’a écrasée. (Épisode inventé par M. Mendès, en ce qui concerne Phèdre, mais qui rappelle l’idylle xxiii de Théocrite, la fable de Daphnis et Alcimadure, de La Fontaine, et la Gioconda, de d’Annunzio.) Ariane, incapable de la moindre rancune, est désolée de la mort de Phèdre, et implore le secours de Cypris, qui lui donne, en guise d’escorte, les trois Grâces, pour descendre aux enfers chercher sa sœur.

Le quatrième acte se passe donc aux enfers. Tout cela est de l’invention de M. Mendès. D’après les récits antiques, Phèdre n’était point morte à ce moment-là, et seuls, Thésée, Hercule et Orphée ont pu descendre aux enfers et en revenir sains et saufs. Je ne blâme pas M. Mendès d’avoir mêlé à la légende des imaginations de son crû. Je comprends son intention, qui est de rendre Ariane sublime d’abnégation, afin que l’ingratitude dont elle sera payée ajoute au pathétique de sa détresse finale. Mais n’a-t-il point passé la mesure ? N’est-il pas allé jusqu’à la plus criante invraisemblable ? Si bonne soit-elle, une amoureuse véritable se sacrifiera-t-elle à ce point ? Cela sent l’artifice, l’algèbre dramatique, plutôt que la vérité humaine.

Toujours est-il que Perséphone, séduite par le présent que lui offre Ariane — un bouquet de roses, symbole de la vie terrestre que regrette toujours la fille de Cérés, enlevée par Pluton — consent à rendre Phèdre à l’amitié d’Ariane, — mais aussi, hélas ! à l’amour de Thésée. Car, au cinquième acte, Thésée et Phèdre, malgré leur admiration et leur reconnaissance, cèdent à l’invincible passion, et s’embarquent, abandonnant sur le rivage la malheureuse Ariane, qu’appellent les sirènes et qui se laisse glisser dans la mer.

Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée,

Vous mourûtes, aux bords où vous fûtes laissée !

Ces deux vers, on le sait peut-être, ne sont pas de M. Mendès. Son poème, dont j’ai déjà indiqué, chemin faisant, certains défauts, a aussi celui d’être écrit en une langue trop tarabiscotée. À la représentation, on n’entend presque rien, parce qu’on n’a pas le temps de saisir le sens de ces mots rares et de ses phrases subtiles. Dans un opéra, il n’est possible de comprendre les paroles que si elles sont parfaitement simples, comme, par exemple, dans les livrets de Quinault. Mais M. Mendès a choisi un beau sujet, bien propre à inspirer un musicien.

*

M. Massenet aura, dans l’histoire de la musique, une physionomie nettement tranchée. Précisément parce que sa personnalité est si caractéristique, il a nécessairement, à côté d’une foule d’admirateurs fervents, quelques cruels ennemis. De même que les classiques condamnaient en bloc le romantisme et ses succédanés, le baudelairisme et le verlainisme, de même on peut opposer à l’art de M. Massenet une sorte de question préalable. Je dois commencer par déclarer que je suis, avec l’immense majorité du public contemporain, de ceux qui ne résistent pas au charme de M. Massenet et pour qui sa grâce est la plus forte. Je crois, du reste, que son éclatante fortune est due aux mêmes causes qui lui valent par ailleurs d’irréductibles sévérités. Plus qu’aucun autre compositeur actuel, il a incarné l’esprit de l’époque. Cette molle langueur, cette mièvrerie fiévreuse, cette « morbidesse » que tout le monde constate dans ses ouvrages, les uns pour l’en louer, les autres pour l’en blâmer, traduisent exactement — trop exactement peut-être, — comme les poèmes de Baudelaire et de Verlaine, auxquels je faisais allusion tout à l’heure, le vague et sensuel mysticisme, la verrerie raffinée qui sont assurément parmi les traits marquants de l’âme contemporaine. Que l’on souhaite un art plus viril, plus robuste, plus sain, rien de mieux. Mais c’est un vœu de moraliste, et un artiste ne peut guère se dispenser d’être de son temps.

À un point de vue plus spécialement technique, M. Massenet a exercé une influence considérable. Presque tous les musiciens qui sont âgés aujourd’hui d’une quarantaine d’années ont subi l’ascendant de M. Massenet. Par exemple, M. Charpentier, l’auteur de Louise, M. Puccini, l’auteur de la Vie de Bohême, sont ses disciples directs. Je ne vois guère que M. Vincent d’Indy et M. Debussy qui se soient affranchis de cette empreinte. Mais, dans presque tous les opéras qui se sont joués depuis quinze ans, à chaque instant on retrouve des formules mélodiques et harmoniques, une atmosphère et une couleur qui, pour être souvent combinées avec l’imitation wagnérienne, n’en viennent pas moins en droite ligne de M. Massenet. Cuisiner des idées de Massenet à la sauce Wagner, tel a été le procédé courant de toute une génération. Et plusieurs de ces épines ont été insupportables. Mais M. Massenet n’est pas responsable de ses Campistrons et n’en garde pas moins le prestige d’un chef d’école.

Dans Ariane, ainsi que le sujet le comportait, M. Massenet a évidemment fait un effort vers la simplicité et la pureté classiques. Mais on ne tarde pas à s’apercevoir que cet effort n’arrive qu’à reproduire certaines formes, certaines traditions de la facture classique, mais que la substance musicale d’Ariane demeure aussi essentiellement massenétique que celle de Manon, d’Hérodiade ou d’Esclarmonde. Ainsi, M. Massenet a donné, dans l’orchestration d’Ariane, le rôle prépondérant aux cordes ; mais ses phrases de violon, d’ailleurs délicieuses, ne pouvaient être écrites que par l’auteur de la méditation de Thaïs. L’originalité mélodique de M. Massenet est tellement accusée qu’il lui est impossible de donner le change et de s’approprier un style autre que le sien.

Le premier acte, sans ouverture, après quelques mesures de prélude, débute par un suave chant de sirènes, accompagné par les violons et les harpes, qui auront de quoi s’occuper au cours de cette représentation. Récit ample et vigoureux de Pirithoüs. Puis un premier clou : la pénétrante cantilène d’Ariane, « Chère Cypris compatissante, » dont le motif reviendra souvent, ainsi que le thème exquis de l’amour d’Ariane pour Thésée, qui apparaît pour la première fois dans sa scène du premier acte avec Phèdre, exposé par les violons aux mots : « La fine grâce de sa force... » M. Massenet, n’écrivant point un drame lyrique wagnérien, ne s’est pas livré à un travail thématique et symphonique : mais il a largement pratiqué le rappel de thèmes. Les deux que je viens de citer caractérisent fort bien la douce et tendre Ariane. Mais une observation s’impose tout de suite : Phèdre a été moins heureusement traitée. Ses entrées sont généralement soulignées par des fanfares qui n’ont rien de très typique. À la fin de ce premier acte, Thésée victorieux chante à Ariane un agréable arioso, et le départ s’accomplit aux accords d’un tutti d’allure nuptiale et triomphale.

Au second acte, c’est l’orchestre qu’il faut écouter. Mais quelle adorable « marine », avec le thème de hautbois frais et poétique, s’élevant au-dessus d’un murmure berceur et volontairement monotone comme le bruissement des flots ! On ferait de cet acte, sans décor et sans paroles, un poème symphonique ravissant.

Le grand succès est allé au troisième acte, qui a été coupé de fréquents applaudissements et suivi de nombreux rappels. Les points saillants sont : la jolie complainte d’Eunoé, suivante d’Ariane, sur un dessin de harpe solo ; le chant houleux et triste qui commente à l’orchestre les confidences d’Ariane à sa sœur ; l’arioso douloureux d’Ariane : « Tu lui parleras, n’est-ce pas ? » ; les sauvages imprécations de Phèdre, sous lesquelles reparaît un instant le thème de « Chère Cypris, » tragiquement déformé ; la scène de Phèdre et de Thésée, expressive, d’un bout à l’autre ; les lamentations d’Ariane : « Ah ! le cruel, » ; et surtout, la reprise par le violon solo du thème de l’amour pour Thésée, que j’ai signalé au premier acte, et qui, revenant bien en situation et remarquablement joué par M. Brun, a été bissé d’enthousiasme.

J’aime encore, au quatrième acte, les lugubres psalmodies du chœur des trépassés, sur des sonorités analogues à celles du plain-chant, et les phrases dolentes de Perséphone. Mais cet acte est celui du ballet, — chose très importante à l’Opéra. Eh bien ! chorégraphiquement ce ballet est étriqué. Musicalement, il bénéficie d’un air charmant, celui du menuet des Grâces, déjà entendu à la fin du troisième acte ; le reste est plus terne. Et le cinquième acte aussi est un peu maigre et rapide. Le dernier duo de Thésée et de Phèdre nous a permis toutefois de réentendre avec plaisir un thème chaleureux de l’ouverture de Phèdre, ouvrage déjà ancien de M. Massenet et souvent joué dans les concerts.

L’interprétation est des plus brillantes. Mlle Bréval, merveilleuse de noblesse et d’émotion, a remporté dans le rôle d’Ariane un des plus beaux triomphes de sa carrière. Mlle Grandjean, artiste dont je fais le plus grand cas mais qui est excellente surtout dans la douceur et l’élégie, par exemple dans Agathe du Freyschutz, manque un peu de la rudesse et de la violence qui convenaient à Phèdre. M. Muratore est un ténor intelligent et vaillant. M. Delmas (Pirithoüs) n’a pas grand chose à faire, mais il le fait à la perfection. Mlles Demougeot, Laute, et Berthe Mendès, soprano, ont de jolies voix ; Mlle Lucy Arbell, contralto, a une voix puissante, mais elle a aussi un fâcheux accent exotique. Et n’oublions pas Mlle Zambelli, danseuse admirable, qu’on n’a pas suffisamment utilisée cette fois, ni Mlles Sandrini, Barbier et Meunier, qui figurent gracieusement les trois Grâces.

Paul Souday.

Soirée Parisienne

OPÉRA

Au moment où la question de la direction de l’Opéra va être résolue, M. Gailhard a voulu, avec Ariane, frapper un coup décisif.

Il s’est adressé aux auteurs les plus capables de séduire le public, Massenet, le musicien des belles pécheresses repenties, Catulle Mendès, le poète des pécheresses qui continuent. On vient de lire l’appréciation du poème et de la partition ; quel que soit d’ailleurs l’accueil que lui réserve le grand public, il ne serait pas plus équitable d’en rendre M. Gailhard responsable que de l’en faire bénéficier.

Il en est autrement de la mise en scène, des décors, de la présentation extérieure, qui sont l’œuvre de M. Gailhard, et grâce auxquels il prétend se réhabiliter de sa longue gestion, auprès du public... et du ministre.

II n’était bruit, depuis quelques semaines, que des merveilles décoratives que l’on nous préparait. On nous avait promis que la mise en scène nous étonnerait ; elle nous a étonnés, par son insuffisance. La fameuse galère du premier acte a fait quelque peu sourire ; elle a obtenu le plus franc succès de gaieté par la suite.

Mais passons au détail : au premier acte, nous sommes près du palais du roi Minos, qui se profile en perspective. À droite, sur la pente du mont Ida, le Labyrinthe dédaléen montre ses courbes capricieuses. À gauche, la galère émerge parmi des rocs !

Au deuxième acte, la galère est en pleine mer. Elle flotte, la voile gonflée. L’illusion du mouvement de la mer devait être donnée par un panorama fuyant, tandis que les flots viendraient lécher les flancs du bateau. Hélas ! l’illusion n’a pas existé un instant et le spectacle de cette frêle nef, immobile au milieu de la mer agitée, donnait l’exemple d’une stabilité inconnue — malheureusement — de nos directeurs de théâtres eux-mêmes.

La mer, elle aussi, s’en mêla : cependant qu’elle était, à droite de la nef, furieuse éperdument, on voyait, à gauche, le calme plat. C’était une mer politique.

Le décor du troisième acte — Naxos — passable en son ensemble, voulait évoquer un aspect de la Grèce antique ; aussi, quelle fut notre surprise de voir apparaître, au milieu, telle une carte postale, Cypris entourée de sa cour, ainsi que l’a représentée notre dix-huitième siècle.

Le décor des Enfers, au contraire, serait assez réussi, n’était l’inconcevable idée d’entremêler les personnages en chair et en os et les personnages en toile peinte.

En dépit de toute indulgence, on dut convenir que le ballet des Grâces et des Furies fut manqué. On s’explique mal que la direction ait dérangé pour un si piètre divertissement, non seulement les premiers sujets, mais les deux étoiles. Elle serait sans excuse, n’était l’occasion qu’elle a procurée à Mlle Sandrini de montrer dans une des trois Grâces, cette beauté plastique, cette eurythmie du geste et de la démarche qui font de son apparition au troisième acte un spectacle délicieux.

N’insistons pas sur le cinquième acte, avec ses sirènes ailées !... L’Opéra donne aux Parisiens une idée bien peu séduisante de la mythologie grecque. Peut-être aussi, sur des promesses exagérément brillantes, avions-nous trop espéré ? Quoi qu’il en soit, la déception a été grande.

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Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

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/

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