La musique. Roma
LA MUSIQUE
« ROMA » DE M. JULES MASSENET
PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉÂTRE DE MONTE-CARLO
Au théâtre de Monte-Carlo : première représentation de Roma, opéra tragique en cinq actes, d’après Rome vaincue d’Alexandre Parodi ; poème de M. Henri Cain ; musique de M. Massenet.
Il n’est pas facile de comprendre pourquoi M. Massenet a mis en musique Rome vaincue, tragédie médiocre d’Alexandre Parodi, qui obtint il y a trente-cinq ans quelque succès, grâce à l’interprétation saisissante de Mme Sarah Bernhardt et de M. Mounet-Sully. Une œuvre de cette espèce, véritable tragédie de collège, à la fois austère, pompeuse et banale, semble la moins faite du monde pour séduire une nature musicale comme celle de M. Massenet. Serait-ce qu’il nourrit actuellement le besoin de passer en revue tous les genres de musique théâtrale, et qu’après avoir porté sur la scène lyrique des opéras comiques voluptueux et sentimentaux, des drames véristes à la mode d’Italie, des opéras à grand spectacle, des contes de fées, des fabliaux et maintes autres sortes de pièces, il veut maintenant y produire une tragédie selon les règles ? Le titre d’« opéra tragique », qu’il a donné à son ouvrage, nous invite à le croire : c’est l’étiquette d’une nouvelle catégorie.
Le sujet de Roma, ou de Rome vaincue ne vous est sans doute plus très exactement familier ; il peut être conté en peu de mots. Annibal est aux portes de Rome. Il a écrasé les légions à la Trébie, à Trasimène ; il vient d’anéantir l’armée romaine à Cannes : un jeune tribun militaire, Lentulus, seul échappé au carnage, en apporte la terrible nouvelle. Le peuple est en proie au désespoir ; Fabius Maximus s’efforce en vain de lui rendre courage. Comment les dieux ont-ils ainsi délaissé la République ? Quelle peut être la cause de tant de désastres ? Le grand-pontife survient, et proclame la réponse des oracles : si Rome est vaincue, c’est qu’une des vestales a trahi ses serments ; lorsque la coupable aura expié son crime, Rome redeviendra victorieuse. Fabius et le pontife cherchent quelle est la criminelle ; les soupçons, un instant égarés sur une innocente enfant qui se nomme Tunia, se fixent enfin sur Fausta, qui est la nièce et la fille adoptive du grand Fabius lui-même ; et l’amant de Fausta n’est autre que Lentulus. Avant qu’on ait arrêté Fausta, un esclave gaulois la fait échapper ; cet esclave hait Rome d’une haine implacable, et il a foi dans les oracles, qui ont prédit que Rome périrait, si le crime de Fausta n’était point châtié. Mais il a compté sans le patriotisme de la jeune fille : tandis que le Sénat affligé délibère, elle surgit au milieu des sénateurs, et vient se livrer elle-même. En vain son aïeule Postumia, vieille aveugle respectée de tous, vient supplier les sénateurs : Fausta est condamnée, selon la loi, à être ensevelie vivante. Et elle subirait son supplice effroyable, si l’aveugle ne la frappait d’un coup de poignard au cœur. Cette mort plus douce suffit d’ailleurs à apaiser les dieux : à peine Fausta a-t-elle succombé, qu’on voit paraître le consul Scipion, des légionnaires vainqueurs, et les aigles romaines triomphantes.
Cette tragédie est à la fois extrêmement plate et extrêmement grandiloquente. Je ne sais si vous pouvez sentir, en lisant un si bref résumé, combien il y a de ridicule à faire dépendre le sort d’Annibal, de Rome et de l’univers, du fait qu’une jeune personne a laissé parler son cœur, et peut-être ses sens, en faveur d’un soldat : mais je vous assure qu’en voyant la pièce, on le sent fortement. L’infortuné Fabius, qui tandis qu’Annibal aux portes de la ville, ne songe qu’à gémir et à pleurer sur l’aventure de sa nièce, fait un personnage particulièrement fâcheux : on a peine à croire qu’un si grand homme, lorsqu’il avait à sauver sa patrie du plus pressant danger, ait été uniquement occupé de cette historiette, et n’ait pas cherché d’autres moyens pour triompher d’Annibal. La pièce est d’ailleurs pleine d’épisodes inutiles et de situations invraisemblables. Le rôle de l’esclave gaulois ne sert à rien, qu’à créer une péripétie artificielle ; et ce Sénat romain, où tantôt Fausta, et tantôt Postumia pénètrent par toutes les portes, est une bien étrange assemblée : qui aurait pensé que dans le Sénat de Rome les femmes entraient comme dans un moulin ? Et le plus grave, c’est qu’il est impossible de prendre intérêt à aucun des personnages : pas un d’entre eux ne vit ; ce sont des ombres vaines qui débitent des tirades d’une rhétorique débile et glacée. La musique d’une telle pièce, tout entière en extérieur et en surface, ne peut être qu’extérieure et superficielle aussi.
Il est évident que M. Massenet, traitant un sujet essentiellement tragique, a tenté de hausser le ton au niveau de la tragédie ; il a voulu être grave, énergique et pathétique ; il y a fait un grand effort. Je ne puis dire que cet effort me paraisse avoir été toujours heureux. Non pas qu’il ait manqué à la gravité qu’il s’était imposée, et qu’il ait prêté à ses Romains des grâces et des agréments déplacés ; la musique de Roma garde presque partout un sérieux fort estimable, et ce n’est que ça et là, par exemple à la fin de l’air de Tunia, la vestale innocente, qu’on rencontre avec étonnement une de ces sémillantes formules mélodiques, plus convenables à l’opéra comique, et à la coquette Manon, qu’à la tragédie et à une chaste vierge romaine. Les erreurs de Roma sont d’autre sorte : c’est tout simplement que la force, ni le pathétique ne sont dans la nature de M. Massenet ; ses idées ne sont ni fortes, ni pathétiques ; lorsqu’il faut absolument du pathétique et de la force, il n’a point d’idées pour ces sentiments-là, j’entends d’idées qui aient véritablement une substance musicale et une valeur expressive. Il remplace la force par le bruit, par un bruit énorme de l’orchestre et des chœurs ; certains ensembles et finales de Roma sont, à cet égard, au nombre des morceaux les plus assourdissants qu’on puisse entendre au théâtre. Ce bruit est d’ailleurs sans grand raffinement : aucune recherche de polyphonie, aucune nouveauté dans la combinaison et la marche des instruments et des voix. M. Massenet procède par « paquets », si l’on peut ainsi parler, par perpétuels doublements de parties ; il obtien ainsi un gros fracas, et rien de plus ; on est surpris qu’un musicien comme lui n’ait pas eu la tentation de produire autre chose. Quant au pathétique, il le remplace par des effusions mélodiques, dont la facilité et la vulgarité sont parfois excessives : le duo d’amour de Fausta et de Lentulus, les chants de haine de l’esclave gaulois, les supplications de l’aveugle Postumia en offrent de regrettables exemples.
La forme musicale, dans Roma, est assez différente de celle qu’on voit dans les autres ouvrages de M. Massenet : la différence des sujets en est cause. Pour un opéra qui n’est pas seulement un opéra ordinaire, mais un « opéra tragique », pour un opéra aussi « grand opéra » que possible, les formes déliées et légères qui sont habituelles à M. Massenet ne pouvaient sans doute pas suffire ; il en a adopté d’autres qu’il a empruntées à divers modèles. Celui à qui il a fait le plus souvent appel est Meyerbeer : singulier recours, et qui n’est pas celui qu’on aurait souhaité ; la manière de Meyerbeer, mêlée à la manière de M. Massenet, ne l’agrandit et ne la fortifie pas réellement, mais l’alourdit, l’encombre d’une ampleur conventionnelle et de formules surannées. Les passages de Roma où règne cette influence meyerbeerienne sont nombreux : beaucoup de duos, de trios et de chœurs. Ailleurs, M. Massenet paraît avoir songé à l’opéra classique : soit dans les paroles du grand-prêtre annonçant la sentence de l’oracle, soit dans le dialogue du grand-prêtre et de Fabius, récitatif mêlé d’éléments mélodiques, souvenirs de Gluck, si l’on veut, ou plutôt de Spontini. Ailleurs encore, il semble s’être inspiré de procédés dont M. Saint-Saëns fait volontiers usage dans ses opéras, et dans Samson et Dalila entre autres : il expose des commencements de fugue, mais il les arrête vite, et ne les mène pas jusqu’à leur développement complet. La page la plus précieuse de la partition est sans doute le chant de Tunia, mélodie pure et gracieuse, qui est bien de M. Massenet lui-même, et que dépare seul, à la conclusion, le bizarre petit effet dont je vous ai parlé tout à l’heure. En somme, Roma est une œuvre honorable d’intention et d’effort, mais qui s’accorde mal avec la nature du musicien, dans laquelle il n’a pas pu mettre de sentiment et d’émotion naturels, et qu’il a été réduit à remplir d’expression emphatique et de sonorités bruyantes ; je vous en entretiendrai d’ailleurs avec plus de détails au jour prochain où elle sera représentée à Paris.
L’interprétation presque tout entière est excellente et brillante. Le rôle de l’aveugle Postumia est tenu par Mlle Arbell. C’est ce rôle qui fut jadis interprété par Mme Sarah Bernhardt, aux temps les plus heureux de sa voix d’or ; Mlle Arbell le joue de son mieux. Mlle Kousnezoff représente Fausta, la vestale coupable, de façon gracieuse ; sa voix manque un peu d’ampleur dans le médium, mais s’épanche avec beaucoup d’éclat dans les notes hautes. Mme Julia Guiraudon chante avec un art et un goût achevés le récit de la vestale innocente. Mme Eliane Peltier dit d’un accent juste les brèves répliques de la grande-vestale. M. Delmas est un imposant Fabius Maximus ; il a l’autorité et la majesté romaines, et l’on ne peut déclamer avec plus d’énergie ni de conviction qu’il ne fait. M. Muratore, qui représente Lentulus, a une superbe puissance vocale, avec une fougue et une ardeur extraordinaires. M. Noté, dans le rôle de l’esclave gaulois, fait vaillamment retentir sa voix sonore. M. Clauzure figure avec dignité le grand-pontife. M. Jehin dirige l’orchestre avec la sûreté et la précision qui lui sont particulières. Les chœurs sont merveilleux de force et de vie. Et M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène extrêmement ingénieux et habile, a donné aux mouvements de foule une animation et une vérité frappantes ; le dernier des figurants joue et prend part au drame.
PIERRE LALO.
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Jules MASSENET
/Henri CAIN
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publication date : 03/11/23