Skip to main content

Revue musicale. Thaïs

Category(ies):
Publisher / Journal:
Publication date:

REVUE MUSICALE
Théâtre de l’Opéra : Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, de M. Louis Gallet, d’après le roman de M. Anatole France, musique de M. J. Massenet.

Les cent voix de la Renommée nous avaient avertis déjà des merveilles que nous réservait la représentation de Thaïs, de la richesse et de l’éclat des décors, de la luxueuse fantaisie des costumes, de la grâce lascive des danses, des merveilleuses parures qui devaient rehausser la beauté de Mlle Sanderson, des enivrantes apparitions qui troubleraient le sommeil du sage anachorète ; mais, au milieu de ce déluge de renseignements, que le public recueillait avec avidité, pas un mot du poème ni de la musique. Était-ce donc que les auteurs comptaient surtout sur l’éblouissement que ces merveilles causeraient aux spectateurs pour remporter la victoire ? Il m’en coûterait de le penser, et j’aime mieux croire que par ces éloges préventifs décernés à l’imagination, au talent de leurs auxiliaires, comme à la beauté de leur principale interprète, ils voulaient simplement contenter un peu la curiosité des badauds sans leur rien révéler d’essentiel et frapper ensuite un coup d’autant plus fort par la nouveauté de leur œuvre... Et, si je me trompe ici sur leurs intentions, ils ne sauraient sûrement pas m’en vouloir.

Car c’est là une œuvre nouvelle, au moins par certains côtés. Ce qui me plaît en M. Massenet, c’est qu’il est toujours à l’affût de ce qui peut piquer notre attention, et que les essais qu’il tente, même quand ils ne doivent donner aucun résultat décisif, fournissent matière à bavardage, à discussions, veux-je dire, aussi bien dans les journaux que dans les salons. Vous souvient-il, par exemple, des vains propos qui s’échangèrent lors que M. Massenet eut l’idée, pour donner plus d’unité à Manon, d’accompagner tout le dialogue en vers par un léger bruit d’orchestre et voyez-vous que cette tentative, intéressante, à tout prendre, mais à laquelle il n’a pas donné suite, ait exercé la moindre influence sur la musique de théâtre ? Eh bien, ce qu’il vient de tenter pourrait bien ne pas avoir plus de conséquences, et lui-même, ou je me trompe fort, s’ingéniera à trouver autre chose pour ses prochains opéras, dont on commence à nous entretenir. Pour Thaïs, il aurait voulu, paraît-il, mettre en musique la prose même de M. Anatole France ; mais M. Louis Gallet, lui, tenait pour un poème en vers ; bref, il y eut un compromis entre les deux collaborateurs, et M. Gallet fournit à M. Massenet un livret en « poésie mélique », autrement dit en vers sans rimes, en prose rythmée, où l’on proscrit sévèrement les hiatus, d’où l’on n’exclut pas tout à fait la rime, à condition qu’elle ne modifie en rien l’ordonnance de la construction musicale... Et c’est le savant M. Gevaert, paraît-il, qui a trouvé cette dénomination de « poème mélique », en s’inspirant du grec. On disait autrefois : « des vers blancs ».

Je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait un avantage ou un désavantage quelconque à substituer cette prose rythmée aux vers et je mets en fait que, s’ils n’étaient pas prévenus, la majeure partie des spectateurs jureraient entendre des vers, de même que, dans la plupart des opéras, où les vers sont brisés et défigurés par le compositeur, nous croirions tous entendre de la prose. Il pouvait être amusant de tenter cet essai, mais gardez vous d’espérer qu’il fasse avancer d’un pas la question qui se débat entre les partisans de la prose et les défenseurs des vers en matière d’opéra. Mettons que les deux systèmes se peuvent soutenir et que l’important n’est pas de se servir des vers plutôt que de la prose ou de la prose à l’exclusion des vers, mais de respecter la quantité des syllabes, le nombre des mots, la coupe des phrases : M. Massenet ne serait-il pas de cet avis ? Mais en plus de cette substitution de la prose cadencée aux vers proprement dits, il a voulu sans doute apporter aussi quelque nouveauté dans sa musique. Est-ce qu’on ne lui avait pas mainte fois reproché d’abuser des sonorités creuses, du bruit pour le bruit, quand il écrivait quelque ouvrage en vue de l’Académie de Musique ? Eh bien, il leur prouverait cette fois, à ces juges sévères, qu’il savait aussi se restreindre aux sonorités les plus douces, maintenir tout un ouvrage, à de rares pages près, dans une demi-teinte caressante, et comme un tel procédé permettait, par surcroît, de ménager l’organe délicat de Mlle Sanderson, de l’empêcher de forcer sa voix pour lutter contre un bruyant orchestre, il l’a adopté de grand cœur et scrupuleusement suivi. Peut-être même abuse-t-il des simples accords et des longues tenues de l’harmonie ou des cordes sitôt que sa chanteuse favorite ouvre la bouche, mais elle l’a si jolie !.. Peut-être abuse-t-il aussi des notes aiguës piquées pour peindre le rire moqueur de la courtisane ; mais elle a ces notes si claires et si pures, l’adorable Thaïs !

Voici, en effet, devant nos yeux, la plus charmante incarnation de la courtisane et de la danseuse telle que nous la dépeint M. Anatole France : « Elle recevait de ses amants de l’or, non plus compté, mais mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C’est pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, étant aimée, elle s’aimait elle-même. » Et pensez-vous que le compositeur, toujours si préoccupé de trouver pour chacune de ses héroïnes l’interprète rêvée, au point de vue plastique, encore plus peut-être qu’au point de vue musical, se serait épris si vivement de la courtisane Thaïs s’il n’avait eu, pour la représenter à nos yeux, l’artiste dont la beauté avait déjà jeté de tels feux dans Esclarmonde et dans Manon, s’il n’avait pas pensé que ces yeux si éloquents, ces épaules d’un contour si pur, cette gorge éblouissante raviraient les spectateurs, feraient de nous tous autant d’Athanaëls ?...

Athanaël, c’est le nom que porte, à l’Opéra, le cénobite Paphnuce dont les saintes actions nous sont contées dans les Vies des Pères des déserts. Au sixième siècle de notre ère environ, ce saint homme, poussé par l’esprit de Dieu, s’en vint trouver la courtisane Thaïs qui remplissait l’Égypte du bruit de ses triomphes et de sa beauté. Dès qu’il aborda la pécheresse, il éprouva une grande surprise en découvrant qu’elle croyait à la toute-puissance de Dieu le Père, à la vie éternelle avec d’ineffables récompenses pour ceux qui auraient pratiqué le bien sur la terre et de cruels châtiments pour ceux qui auraient fait le mal. Elle était donc toute disposée à se convertir et, quand le moine eut parlé : « Je vous demande seulement trois heures de temps, répondit-elle ; après cela, je me tiendrai où il vous plaira et ferai selon votre bon plaisir. » Paphnuce, alors, lui ordonna de ramasser tout ce qu’elle avait acquis par sa mauvaise vie et de brûler ces honteuses richesses ; il l’emmena ensuite dans un couvent de religieuses, l’enferma dans une cellule dont il boucha l’entrée avec du plomb et la quitta, non sans lui recommander de se tenir toujours tournée vers l’Orient, en répétant cette humble prière : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi ». Thaïs passa de là sorte trois longues années en cellule, jusqu’au jour où Paphnuce, estimant que le Seigneur devait être apaisé, vint enlever son cachet, ouvrir la porte, et dit à la recluse : « Allez, car Dieu vous a pardonné vos péchés ! » Et Thaïs sortit ; mais elle ne vécut pas plus de quinze jours après et mourut dans la paix du Seigneur.

Tel est le récit qui a servi de matière au roman si finement ironique de M. Anatole France ; mais, en plus des légères discussions philosophiques et religieuses qu’il y a glissées, en plus des épisodes qu’il a tirés de son imagination, comme le récit de l’enfance de Thaïs, de son baptême auquel la prépare le bon esclave nègre Ahmès, de ses triomphes scéniques à Antioche, à Alexandrie, de ses premières amours avec l’élégant Lollius, de sa liaison avec le sybarite Nicias, un ancien condisciple de Paphnuce aux écoles d’Alexandrie, il a apporté à la légende ancienne une modification capitale. Après avoir quitté le désert pour arracher la courtisane à sa vie de débauches, après l’avoir enfermée dans un couvent, Paphnuce-Athanaël ne reprend pas tout tranquillement sa vie de cénobite. Il lui en cuira de n’avoir pas suivi l’avis du sage Palémon, qui lui conseillait de se désintéresser des affaires du monde et de cultiver tranquillement ses laitues ; Paphnuce, en abordant Thaïs, en résistant aux tentations de la chair quand il se trouve en face d’elle, en lui criant : « Moi, je t’aime en esprit et en vérité, je t’aime en Dieu et pour les siècles des siècles ; ce que j’ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable et divine charité », n’en a pas moins été mordu par un désir inavouable. Et Thaïs, du fond de la cellule où il la tient enfermée, l’obsède et le domine. Ses jours et ses nuits ne sont pleins que du souvenir de la danseuse. En vain s’impose-t-il les pénitences les plus dures, en vain passe-t-il des mois assis, sans bouger, sur le chapiteau d’une colonne, en vain s’enferme-t-il dans un tombeau abandonné, au milieu des reptiles et des orfraies ; Thaïs est toujours là présente à ses côtés, et, quand il apprend enfin, par une rumeur, à travers le désert, que la sainte recluse va mourir, il se sent pris d’une rage folle à l’idée qu’il ne l’a pas possédée, autrefois, comme Nicias ; il prend sa course vers le couvent et se précipite au pied du lit où la pécheresse agonise : « Je t’aime ! Ne meurs pas ! Écoute, ma Thaïs ! » Et la courtisane repentie, soulevant doucement la tête, expire, tandis que Paphnuce, hideux, la face transfigurée par les désirs qui le dévorent, tombe anéanti : « Un vampire, un vampire ! » crient avec épouvante les religieuses affolées.

Rassurez-vous, cette conclusion est fort atténuée à l’Opéra et Athanaël, qui, sous les cheveux ondulés et la barbe soigneusement peignée de M. Delmas, n’a pas l’air d’un cénobite trop sauvage, conserve jusqu’à la fin sa belle figure et sa noble élégance. Est-ce l’effet de la musique ? est-ce la tenue si correcte de ce moine ou la présence de Mlle Sanderson ? mais il me semble, en écoutant les deux scènes capitales entre Thaïs et Athanaël, entendre un nouvel abbé des Grieux, une nouvelle Manon. Dans le duo final, en particulier, quand la courtisane, près de mourir, rappelle à celui qui l’a convertie et leur première entrevue, et leur « lumineux voyage », et leur doux repos dans la fraîche oasis, alors il n’y a plus de doute possible : n’étaient les costumes qui me gênent un peu, je n’hésiterais pas à dire que c’est une seconde édition de la mort de Manon. Toute la pièce, au surplus, se réduit à une série de scènes tendres ou violentes entre les deux personnages principaux, et M. Gallet n’a rien pu garder de ce qui fait le charme subtil du roman de M. Anatole France : un plus habile que lui, d’ailleurs, s’il s’en peut voir, y aurait tout de même échoué.

Nous voici d’abord dans la Thébaïde. Les cénobites prennent leur frugal repas, la nuit tombée, au bord du Nil ; un seul manque à l’appel : c’est Athanaël, qui ne se fait pas longtemps attendre. Il revient de la ville et parle d’y retourner pour l’arracher au culte de Thaïs. Un instant rasséréné par la douce parole de Palémon, il s’étend sur sa couche, mais aussitôt Thaïs lui apparaît en rêve ; elle danse, elle mime les amours d’Aphrodite sur le théâtre d’Alexandrie, et la foule applaudit avec délire... Alors Athanaël se réveille, prend son bâton de route et part pour la ville. Il frappe à la porte du voluptueux Nicias et celui-ci paraît appuyé sur deux belles esclaves, Myrtale et Crobyle ; il s’ouvre à son ancien ami du singulier projet qui le ramène, et, vite, les gaies compagnes du philosophe s’amusent à le parer de bijoux, comme il le demande, à le revêtir d’une riche tunique brodée, si bien que, lorsque Thaïs arrive, avec toute une troupe de danseurs, de baladins, de philosophes, pour souper une dernière fois chez Nicias, elle est légèrement surprise en voyant se dresser devant elle ce grave et beau personnage qui prétend la forcer de changer de vie : « Ose venir, lui dit-elle en riant, ose venir, toi qui braves Vénus ! »

Il ose, en effet, pénétrer dans la maison de la courtisane, et n’en sortirait peut-être pas sans rougir, si le Seigneur ne le protégeait au moment décisif : lorsque Thaïs s’offre à lui dans toute sa splendeur, le cénobite prie avec ferveur, et voilà qu’un nuage opportun s’élève autour de la tentatrice. Il retrouve alors son calme et commande à Thaïs, qui ne résiste plus, d’abandonner cette vie de débauche, de fermer sa porte à Nicias, d’anéantir toutes ses richesses, de se retirer enfin dans un couvent dont les portes se refermeront à jamais sur elle. Elle obéit avec douceur ; en vain demande-t-elle grâce pour une charmante et précieuse statuette d’Eros, le dernier présent qu’elle ait reçu de Nicias ; Athanaël, à ce nom, se sent pris de rage et brise en mille morceaux la statuette. Alors, tout flambe, ou plutôt devrait flamber, car on a de sages précautions à l’Opéra, et le peuple veut en vain s’opposer au départ de la courtisane adorée, de la comédienne adulée... Un instant, Thaïs et Athanaël risquent d’être arrêtés par la foule ; mais Nicias jette, pour s’amuser, de larges poignées d’or au peuple : tous se bousculent pour attraper quelque obole, et Thaïs s’enfuit, entraînée par Athanaël.

Il l’a menée au couvent et puis est revenu retrouver ses frères à la Thébaïde quand commence le troisième acte ; mais le triomphe qu’il a remporté sur l’enfer l’a brisé de corps et d’âme. Il ne mange plus ni ne boit ; le voilà qui s’étend un instant par terre et s’endort. Aussitôt les Sept Esprits de la Tentation l’assaillent, lui ravissent sa pauvre âme et l’entraînent dans une ronde infernale où les apparitions les plus enchanteresses viennent s’offrir à lui : il me fait alors l’effet, cet Athanaël, du chevalier Robert au milieu des nonnes, du docteur Faust dans la nuit de Walpurgiss. Un instant il voit luire une étoile et se croit sauvé. Mais le sabbat reprend avec une nouvelle furie ; l’étoile s’éteint. Thaïs s’élève au fond, triomphante : Athanaël est vaincu. Des chants pieux, tout à coup, se font entendre, annonçant le prochain trépas de la courtisane. Athanaël s’éveille en sursaut, pousse de grands cris et fait irruption dans le couvent où Thaïs va mourir. Les religieuses, alors, se hâtent de le laisser seul avec elle afin qu’il puisse lui faire ses adieux, la supplier de ne pas mourir, comme Fernand, comme Roméo, comme des Grieux, comme maint amoureux d’opéra qui ne chante pas de façon sensiblement différente. À quoi donc reconnaîtrez-vous ici, je vous prie, qu’il ne s’agit pas de deux amants ordinaires, que celle qui meurt est presque une sainte et que celui qui vit est un pieux cénobite, un Père du désert ?

Il y aurait eu intérêt, cependant, pour le musicien à s’efforcer de prêter à Athanaël des accents particuliers, qui ne fussent pas ceux d’un héros d’opéra quelconque, à essayer aussi de traduire par les instruments, sous la parole et le chant, les passions qui commencent à gronder en son âme, à souligner le désaccord qui se dessine entre les sentiments de rédemption, de charité que le moine exprime et les appétits charnels qui le tourmentent, sans qu’il y cède, en face de la femme qu’il veut convertir et racheter. Mais ce n’est ni l’habitude ni le goût de M. Massenet de fouiller au fond du cœur de ses personnages, de chercher à rendre à la fois ce qu’ils ressentent et ce qu’ils expriment, quand ce sont choses différentes. Ce n’est pas là du tout son affaire et j’ai regret à dire qu’il n’a vu que le côté extérieur de son sujet, qu’il a simplement fait chanter Thaïs et Athanaël comme deux amants d’opéra vulgaires, en leur prêtant simplement les mélodies les plus douces, les cantilènes les plus langoureuses qu’il pût trouver. Il en aurait trouvé davantage qu’il ne les aurait sûrement pas rejetées.

Le premier tableau, très court, qui nous fait assister au repas des cénobites, se déroule sur un motif calme et soutenu de l’orchestre, sur une douce psalmodie des voix, qui n’ont pas grand caractère ; et, vraiment, la longue phrase d’Athanaël : « Hélas, enfant encore », est d’une signification assez vague. Mais la nuit vient, Athanaël se couche, et les violoncelles exposent alors un chant large et tranquille auquel s’enchaîne le morceau du songe où se dessine le thème qui peint les triomphes d’actrice et de femme de Thaïs ; puis, quand le cénobite se réveille, quand il se croit désigné par le Seigneur pour sauver la pécheresse, alors les violons montent sous la voix avec puissance et lorsque le vieux Palémon a vainement tenté de le retenir, lorsqu’il part, les violons soutiennent très longtemps un ut à l’aigu, tandis que les chants des cénobites répondent à la voix d’Athanaël qui se perd de plus en plus dans le lointain du désert.

Entre le premier tableau et le suivant, l’orchestre attaque un morceau qui doit dépeindre, ou je me trompe fort, le tumulte de la ville d’Alexandrie et qui est vraiment curieux, avec un dessin persistant des cordes et des appels des cuivres qui dénotent un ressouvenir évident, mais très adouci, de la Chevauchée des Valkyries. Ces dessins et ces effets d’orchestre reparaîtront d’ailleurs sous l’air d’Athanaël : « Voilà donc la terrible cité », qui n’est pas dépourvu de caractère ; il est assurément très préférable au dialogue d’Athanaël avec Nicias, au quatuor qu’ils chantent avec les esclaves Crobyle et Myrtale, deux pages d’une légèreté conventionnelle et d’une gaieté laborieuse, où les rires des belles esclaves trouvent un écho dans les parties de triangle et de petite flûte. Le chœur des histrions, comédiens et philosophes qui font cortège à Thaïs est naturellement du même style et le dialogue empreint d’une lassitude indifférente : « Nous nous sommes aimés une longue semaine » a tout l’air d’un gracieux nocturne auquel il suffirait de donner un accent un peu plus tendre pour en changer le caractère. Il me plaît au contraire, et beaucoup, ce joli chant des violoncelles qui soutient les propos que Nicias et Thaïs échangent à voix basse sur le compte d’Athanaël, et la strophe que Thaïs adresse au cénobite : « Qui te fait si sévère ? », après une agréable ritournelle des violons, avec un léger trait de la flûte répondant à la voix, est tout à fait gracieuse et d’une expression juste. Est-ce que ce ne serait pas là, par hasard, le meilleur tableau de la partition ?

Ici se place un nouvel épisode descriptif, une longue composition symphonique, où revient le thème de la danse de Thaïs sur le théâtre d’Alexandrie, et qui vise à dépeindre les amours d’Aphrodite et du jeune dieu syrien Adonis, « une pantomime qui était en grand honneur, nous dit le librettiste, à Alexandrie pendant les fêtes d’Adonia, chère aux femmes ». Est-il besoin d’ajouter que le musicien l’a traitée avec son talent habituel ? Mais voici encore une page où se reconnaît bien le faire de l’auteur, car elle est très voisine d’autres que Manon nous a souvent débitées : c’est l’invocation de Thaïs à son miroir, au milieu de laquelle apparaît un court motif de flûte qui doit exprimer le culte de la courtisane pour Vénus, car il va reparaître un peu plus loin, quand Thaïs se met sous la protection de la déesse, au milieu de sa grande scène avec Athanaël. Et je vous garantis que vous retrouverez aussi l’auteur applaudi de Manon dans le dialogue du moine avec Thaïs, avec d’ingénieux rappels de motifs précédemment entendus, avec de gais crépitements de l’orchestre en écho des rires de Thaïs, avec de larges accords sous les sévères paroles du cénobite, avec... Mais vous entendez tout cela d’ici, je gage.

Entre les deux tableaux se trouve encore un grand prélude symphonique, une « méditation », dit l’auteur, où le violon solo, soutenu par la harpe et par les voix aussi, derrière la toile, chante la transfiguration qui s’opère en Thaïs sous la chaude parole d’Athanaël. Et les premières répliques qu’ils échangent, une fois le rideau levé, se déroulent sur un motif de danse orientale avec tambourins et clochettes qui doit venir de la maison voisine où Nicias et ses amis sont en fête. Quant à la cavatine que Thaïs chante afin de sauver sa chère statuette d’Eros, elle a déjà souvent résonné à notre oreille, et le grand finale où le peuple veut empêcher Thaïs de fuir se développe avec un crescendo très bien ménagé, sur un motif impétueux à trois temps, qui m’a rappelé, de loin, le célèbre finale de la Vestale : honneur à Spontini. Le dernier acte est très court par lui-même et ne paraît si long que par les développements excessifs du ballet où j’entends avec plaisir des accords analogues à ceux que Berlioz a combinés avec les flûtes et les trombones pour l’Hostias de son Requiem ; où les chants religieux de l’orgue éclatent inopinément, — dans le désert, — lorsque Athanaël voit luire au ciel l’étoile du pardon. Mais, le ballet mis à part, écoutez dans cet acte un air haletant d’Athanaël, quand il confesse au sage Palémon les tentations qu’il endure, écoutez aussi les brèves litanies des saintes filles agenouillées autour du lit de Thaïs, écoutez surtout le suprême dialogue d’amour entre la mourante et le moine qui commence sur une reprise du doux motif de la « méditation religieuse » et finit par une poussée de son terrible. Au moment où le rideau tombe, à quoi bon ménager les chanteurs ?

Telle est la conclusion de cette comédie lyrique, ainsi que les auteurs ont dénommé leur nouvel ouvrage ; et, si ce fut une surprise, presque une déception, pour le public, ce n’en fut pas une pour les directeurs qui savaient bien monter une partition de demi-caractère et n’espéraient pas y trouver les grandes envolées qu’ils admiraient dans le Cid et dans le Mage. Aussi bien les interprètes n’ont-ils rien à se reprocher. Mlle Sanderson est fort jolie et chante agréablement quand elle n’abuse pas des éclats de rire sur les notes aiguës ; M. Delmas a toujours sa belle prestance et sa belle voix ; M. Alvarez fait un élégant Nicias ; Mmes Marcy et Héglon sont deux esclaves des plus avenantes ; Mlle Mauri brille dans le ballet fantastique ; enfin Mlle Mante III représente fort bien, de dos, Thaïs dansant sur le théâtre d’’Alexandrie… Un peu de patience, à présent ; nous n’attendrons pas longtemps la Navarraise et Griselidis.

ADOLPHE JULLIEN

Related persons

Journalist

Adolphe JULLIEN

(1845 - 1932)

Composer, Pianist

Jules MASSENET

(1842 - 1912)

Related works

Thaïs

Jules MASSENET

/

Louis GALLET

Permalink