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Revue musicale. Thaïs

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REVUE MUSICALE
Opéra : Thaïs, comédie lyrique en trois actes et sept tableaux, de M. L. Gallet, d’après le roman de M. Anatole France ; musique de M. Jules Massenet.

Cette fois, la série est-elle complète ? En avons-nous fini avec ces vierges folles de leur corps, ces courtisanes rachetées par l’amour, ces saintes de boudoir, ces héroïnes d’un mysticisme lascif, que M. Massenet a fait chanter tour à tour, en leur mettant simplement dans la bouche les mélodies les plus sensuelles qu’il pût trouver, sans faire entre elles aucune différence ? Thaïs va-t-elle être enfin le dernier produit de cette fausse religiosité musicale qui nous a déjà valu Salomé, Marie-Magdeleine, Ève, la Vierge, Manon même, Esclarmonde enfin ; car toutes les femmes de M. Massenet se ressemblent, et bien malin serait celui qui distinguerait ses héroïnes sacrées de ses héroïnes profanes, ses vierges de ses courtisanes, Marie-Magdeleine de Manon ? Nous l’aura-t-il assez souvent présentée, cette pécheresse qui se repent sous la parole divine, en subissant ou en inspirant l’amour, et quand Thaïs, se courbant sous les virulents reproches d’Athanaël, nous aura chanté de nouveau les molles et caressantes cantilènes que nous avons déjà entendues dans la bouche de Jean le Précurseur et de Salomé, de Marie-Magdeleine et de Jésus. M. Massenet voudrait-il bien changer enfin de sujet, modifier un peu son type idéal ? Esclarmonde, Manon, Thaïs : voilà peut-être assez longtemps que dure, sous ces différents noms, l’ensorcelante exhibition de Mlle Sibyl Sanderson.

Il n’y a presque pas de musique, a-t-on dit, dans Thaïs, et l’on voulait dire par là qu’il s’y trouvait fort peu de pages où l’auteur n’eût pas laissé galoper sa plume au hasard d’une inspiration trop facile, où il eût montré le souci de trouver, pour la voix ou pour l’orchestre, une mélodie, un accompagnement, un simple effet d’instrumentation, qui n’eût pas déjà couru le monde ? Or, cela était vrai ; mais il faut ajouter qu’il n’y a pas non plus de pièce dans Thaïs. Tout cela pour une bonne raison : quand M. Massenet s’est épris du récit de la conversion de la courtisane Thaïs, sous les reproches du cénobite Paphnuce, tel que M. Anatole France l’a présenté avec une ironie douce et de légères digressions philosophiques ou religieuses, il n’a vu là qu’une figure attirante à produire au grand jour de la rampe, et il a bien fallu donner à Thaïs un interlocuteur, qui se trouve être le moine qui la ramène à Dieu. Mais autour de ces deux héros, il n’y a rien que le vide, et les épisodes ajoutés tant bien que mal afin d’allonger un peu la sauce n’ont pas de consistance ; les personnages qui paraissent un instant et disparaissent au plus vite n’ont aucune importance, aucun relief et ce qu’on est convenu d’appeler la pièce, alors même qu’il n’y a comme ici nulle action, nulle série d’événements, repose uniquement sur la brusque évolution qui se fait dans le cœur d’Athanaël, en face de la courtisane qu’il s’est cru de force à convertir. En même temps qu’il la ramène au bien, il perd son âme et se sent pris d’une rage folle, à la fin, quand il la voit mourir en odeur de sainteté : que ne l’a-t-il possédée, que ne s’est-il damné avec elle au lieu de la sauver !

Ça, c’est de l’invention de M. Anatole France et l’on ne trouve rien de pareil dans la conversion de Thaïs telle que la relatent les Vies des Saints Pères des déserts. D’après la légende ou l’histoire, un solitaire du désert, s’étant senti désigné par Dieu pour arracher au péché la courtisane qui remplissait l’Égypte du bruit de ses débauches et de ses triomphes, l’alla trouver dans Alexandrie et fut tout surpris de voir qu’elle croyait en Dieu le Père, qu’elle avait comme la notion d’une vie éternelle où les justes seraient récompensés et les méchants punis. Il n’eut donc pas beaucoup de peine à lui faire entendre la parole divine ; il la décida à anéantir tous ses trésors, à fuir le monde, à se retirer dans un couvent où il l’enferma lui-même en lui recommandant de se tenir tournée vers l’Orient, de répéter souvent ces paroles : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi ! » Après avoir scellé l’ouverture du cachot où il avait mis la pénitente, Paphnuce s’en retourna tranquillement dans le désert et ne revint que trois ans plus tard, quand il jugea que la recluse avait suffisamment prié. Il lui ouvrit alors la porte en disant : « Allez, car Dieu vous a pardonné vos péchés. » Et sainte Thaïs, étant sortie de cellule, ne vécut plus que quinze jours, avant de mourir dans la paix du Seigneur. Quant à Paphnuce, on n’en entendit plus parler.

Maintenant, si vous voulez connaître en deux mots quelles scènes se déroulent à nos yeux sur le théâtre de l’Opéra, sans nous procurer jamais une impression nouvelle, en ressassant une centième fois ce thème de la conversion, du rachat d’une courtisane sous la parole enflammée de celui qui l’aime ou qu’elle aime, écoutez : je vais vous les résumer le plus brièvement possible. Eh quoi, dès le lever du rideau, Paphnuce – auquel on a donné le nom mieux sonnant d’Athanaël – n’est plus le sévère et rude cénobite du roman de M. France ? Il arrive de la ville et parle aussitôt d’y retourner, comme s’il était attiré déjà par cette vie de péchés à laquelle il voudrait mettre un terme. Et le fait est que le songe capiteux qui lui fait voir Thaïs dansant toute nue sur la scène d’Alexandrie, n’est pas pour ramener le calme en son âme. Vite, il reprend le chemin de la ville et s’en va trouver un de ses anciens condisciples aux écoles d’Alexandrie, le sybarite Nicias qui, lui, ne se contente pas de voir Thaïs en rêve, oh non ! Ce gai camarade accueille en riant les sombres confidences d’Athanaël, tandis que de belles esclaves, Crobyle et Myrtale, parent le solitaire de bijoux, de luxueuses tuniques d’Asie ; il rougirait lui-même, à ce qu’il paraît, de se présenter vêtu d’un simple cilice chez l’accueillante Thaïs. Et Nicias, et Crobyle, et Myrtale s’amusent et le raillent de ses velléités de coquetterie : ont-ils si grand tort ?

Mais voici Thaïs qui rentre chez elle après avoir passé la nuit chez Nicias, à souper avec des histrions, des philosophes, des danseuses : « Ah ! je suis fatiguée à mourir !... » dit-elle en une phrase qu’on a corrigée au plus vite, afin d’en atténuer le sens. Mais elle ne se repose pas longtemps ; à peine a-t-elle fini de consulter son miroir : « Rassure-moi, dis moi que je suis toujours belle ! » qu’Athanaël surgit de derrière une tenture. Il se sent tout d’abord captivé par l’irrésistible enjôleuse, mais il a le bon esprit d’appeler le Seigneur à son aide, et Thaïs qui se croyait sûre de triompher, grâce à Vénus, disparaît subitement aux yeux du moine ; un nuage opportun l’enveloppe et la cache. Il reprend alors l’avantage et décide la courtisane à se convertir, à brûler ses richesses mal acquises, à fuir Nicias, à se rendre au couvent que dirige Albine, la fille des Césars. Fort bien ; mais à peine est-il retourné lui-même au désert qu’il se sent en proie aux plus cruels désirs de la chair. Il se tord sur son lit tandis que des rêves fous lui montrent Thaïs triomphante au milieu d’un sabbat effroyable, une nouvelle tentation de Saint-Antoine, à ce qu’on disait d’avance. Il se réveille tout à coup quand il entend, toujours en rêve, les prières des Saintes Filles agenouillées autour de Thaïs qui va mourir ; il se précipite vers le couvent et arrive à temps pour recueillir le dernier soupir de la pécheresse rachetée par le repentir. Tels Fernand et des Grieux en face de Léonore et de Manon.

Ce poème, extrêmement monotone, où l’on ne trouvait à exprimer que les calmes oraisons des cénobites du désert et les légères railleries de Nicias et de ses esclaves en plus des amoureux appels de la courtisane et des sévères admonestations du moine ou des extases séraphiques de la sainte et du déchaînement bestial d’Athanaël, ce poème, dis-je, n’offrait, il me semble, qu’un seul intérêt pour le musicien désireux d’y mettre autre chose que des accents tendres et lascifs. C’était d’essayer de rendre, au moyen des instruments, la sourde passion qui gronde dans le cœur du moine en face de Thaïs, le trouble qui commence à s’emparer de lui, le désaccord qui va grandissant entre les appétits sensuels qui le tourmentent et les calmes paroles de paix, de charité, de rédemption qu’il fait entendre. Et je reconnais que la tâche était difficile. Encore aurait-il mieux valu tenter un effort dans ce sens, n’y dût-on pas réussir, plutôt que de se traîner dans toutes les banalités de la musique courante et de nous resservir tant de pages violentes, gaies ou voluptueuses, que nous avons cent fois entendues : M. Massenet, par une grâce d’état, serait-il donc seul à ne pas s’en souvenir ?

Le premier tableau se tient volontairement – nous disent les amis de l’auteur – dans une demi-teinte où l’on distinguera, si l’on écoute avec attention, un dessin calme et reposant de l’orchestre, le chant psalmodié par les cénobites pendant qu’ils prennent leur frugal repas, des dessins d’orchestre assez fins durant le songe où Athanaël voit Thaïs se montrant au peuple sur le théâtre d’Alexandrie, enfin un effet d’éloignement assez heureux lorsque, les violons ayant soutenu un ut à l’aigu qui doit peindre l’immensité du désert, les cénobites répondent par de courtes prières à la voix d’Athanaël qui se perd de plus en plus dans le lointain. Mais ceci n’est qu’un prologue. Arrivons au tableau où Athanaël va trouver Nicias et se rencontre une première fois avec Thaïs : c’est le meilleur, à mon sens, celui où l’auteur a trouvé le plus de jolis effets, sans qu’ils soient tous d’une nouveauté parfaite. Ainsi le prélude d’orchestre, qui doit peindre l’animation de la ville d’Alexandrie, est vraiment curieux avec ces appels de cuivres sur un dessin obstiné des cordes qui fait penser, de loin, à la chevauchée des Valkyries ; ainsi l’air d’Athanaël : Voilà donc la terrible cité, où reparaissent ces mêmes effets d’orchestre, est d’une belle venue. On peut passer rapidement sur l’entretien de Nicias avec Athanaël, sur le quatuor qu’ils chantent avec les esclaves Crobyle et Myrtale ; mais l’espèce de nocturne, ou, si, vous aimez mieux, la cantilène alternée que soupirent avec une nuance d’ironie Thaïs et Nicias à la veille de se séparer : C’est Thaïs l’idole fragile… est vraiment traité d’une façon délicate, et la strophe : Qui te fait si sévère ? que Thaïs adresse à Athanaël sur un ton à la fois engageant et railleur est joliment accompagnée par la flûte ; il faut savoir s’en contenter.

Ici se joue, rideau baissé, un grand intermède symphonique où réparait le thème de la danse de Thaïs à Alexandrie et, quand la tenture s’ouvre, après un motif qui accompagnait, à l’acte précédent, l’entrée de Thaïs et de ses amis venant souper chez Nicias, nous voyons la danseuse en face de son miroir qu’elle interroge avec peur. Ce morceau-là, par exemple, avec ses longues tenues des cordes, avec cette phrase ascendante et précipitée de la voix, porte bien la signature de l’auteur, car elle vient directement de Manon ; mais j’y signalerai une courte mélopée de la flûte qui doit exprimer le culte de la courtisane pour Vénus, car elle reparaîtra plus tard quand Thaïs appellera instinctivement la déesse à son aide afin de séduire Athanaël. C’est une grande et longue page que ce duo de Thaïs et d’Athanaël, mais il ne renferme absolument rien qui sorte de l’ordinaire. Ensuite arrive un nouveau morceau d’orchestre, une « méditation » pour violon solo et harpe, avec des voix aussi derrière le rideau, cantilène assez banale qui peint la conversion définitive de Thaïs sous la parole enflammée d’Athanaël, et quand la pièce reprend son cours, après un petit motif de danse orientale qui nous avertit que Nicias s’amuse avec des filles et des amis dans une maison voisine, on assiste ou plutôt on devrait assister à l’embrasement, à la destruction de toutes les richesses de Thaïs. Celle-ci voudrait cependant arracher au courroux du moine une précieuse statuette d’Eros, que Nicias lui a donnée et chante à cet effet une romance, un cantabile dont les paroles sont presque ridicules et la musique insignifiante… Au nom de Nicias, le moine, déjà mordu par la jalousie, s’empare de la statuette et la brise à ses pieds.

Le troisième et dernier acte ne comprend vraiment que deux scènes : celle du rêve d’Athanaël qui donne prétexte à un ballet interminable avec valses et galops des plus modernes, et celle de la mort de Thaïs, qui amène entre les deux principaux personnages un duo dans lequel reparaît le motif de la « méditation religieuse », un morceau exactement semblable, et comme situation scénique et comme plan musical, au duo final de Manon. Mlle Sanderson el M. Delmas le chantent d’ailleurs avec une belle ardeur et terminent ainsi, par de grands éclats de voix, une soirée dont ils ont lieu d’être contents, la première s’y étant montrée adorablement jolie, et le second ayant fait du sévère cénobite un moine élégant et musqué. L’une abuse bien un peu des notes piquées pour simuler les éclats de rire, et l’autre pousse uniformément la voix plus que de raison ; mais le public les applaudit surtout quand ils tombent chacun dans leur péché mignon ; comment ne recommenceraient-ils pas ?

Ah ! j’oubliais de vous dire que le poème de Thaïs est écrit en vers sans rime, en « poésie mélique », a dit M. Gevaërt, en vers blancs, aurait-on dit naguère. Et gardez-vous aussi de croire que ce soit un opéra : c’est une « comédie lyrique », à ce que disent les auteurs, sans autrement justifier cette appellation bien inattendue. Enfin, poème mélique ou poème en vers blancs, comédie lyrique ou opéra, Thaïs n’en est pas moins une œuvre fort médiocre à tous égards. Du coup, voilà le Mage presque réhabilité.

Adolphe Jullien

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