Mlle de Launay à la Bastille de Gail
OPÉRA-COMIQUE IMPÉRIAL
Première représentation de Mlle de Launay à la Bastille.
Mlle de Launay était fille d’un peintre qui vérifiait le proverbe sur la fortune des gens de son état. Restée orpheline en bas âge et dans la plus extrême misère ; elle fut élevée au prieuré de Saint-Louis à Rouen, par les soins bienfaisans de la supérieure. La mort de cette généreuse dame fit tomber Mlle de Launay dans son indigence : ce fut pour elle une fortune d’être admise comme femme de chambre chez la duchesse du Maine ; elle n’était point propre à cet emploi ; elle déplaisait beaucoup à la duchesse, qui savait encore moins distinguer le mérite d’une femme d’esprit, que Mlle de Launay ne savait remplir les devoirs d’une femme de chambre. Une occasion singulière fit sortir cette femme de chambre de son obscurité, et lui assura un rang distingué parmi les beaux esprits dans un temps où l’esprit était si commun dans les personnes de son sexe.
Une jeune demoiselle fort jolie nommée Tétard, par le conseil d’une mère intriguante, s’avisa de contrefaire la possédée ; ce qui attira chez elle beaucoup de monde. Les amateurs trouvèrent que le diable était de bon goût, et auraient bien voulu être à sa place. Je ne me rappelle pas quelle fut la fin de cette aventure, et quel fut l’homme qui succéda au diable dans la possession de Mlle Tétard, mais dénouement fut très heureux pour Mlle de Launay, et opéra un changement considérable dans sa situation. Elle s’avisa d’écrire à M. de Fontenelle une lettre sur cet événement ; et Fontenelle, l’homme de France qui avait le plus d’esprit, jugea qu’il fallait avoir le diable au corps pour écrire une pareille lettre. Je l’ai vue imprimée quelque part ; elle me parut si ingénieuse, que Fontenelle lui-même, à mon avis, n’en eût pas fait une meilleure, et c’est assurément faire de la lettre le plus grand éloge possible. Mad. la duchesse du Maine, très étonnée du talent de sa femme de chambre qu’elle n’eût jamais soupçonné, ne l’employa plus qu’à des fonctions spirituelles, à faire des vers, des couplets, des plans de fête ; elle fut estimée des gens de lettres, particulièrement de Fontenelle et de Chaulieu. La duchesse lui accorda sa confiance, et c’est à ce titre sans doute qu’elle fut comprise dans la disgrâce de la princesse et enfermée avec elle à la Bastille par ordre du Régent. Je ne sais si Mlle de Launay entra pour quelque chose dans les prodigieuses dépenses que la duchesse et ses femmes firent en lavemens ; ces dépenses furent telles, qu’elles attirèrent l’attention du cardinal Dubois : ce ministre en parut scandalisé ; mais le Régent, toujours aimable et bon juge dans ses sévérités politiques, dit plaisamment au cardinal : « Mon ami, elles n’ont que ce plaisir là, il faut le leur laisser. » On se doute bien qu’on n’a point parlé de ce plaisir-là dans les amusemens de Mlle de Launay à la Bastille ; elle en a, sinon de plus piquans, du moins de plus doux et de plus nobles. Elle écrit à un certain M. Demenil, jeune amant fort bien fait ; elle a même le plaisir de le voir, grâce au gouverneur de la Bastille, qui a la bonté d’être l’agent de la correspondance, et d’introduire le galant. Ce gouverneur de la Bastille n’en est pas moins amoureux, pour son compte, de Mlle de Launay, quoiqu’il approche de la soixantaine. Un vieillard amoureux, au théâtre comme dans le monde, est reputé imbécile ; celui-ci, je suis fâché de le dire, a tous les caractères d’un Cassandre : il prétend avoir des droits à l’amitié ; il a de plus grands droits encore à la pitié. Le rôle est pitoyable, et Gavaudan fait là un début très brillant dans les Cassandres : il y a été fort applaudi ; on lui a même fait répéter un couplet d’une complainte langoureuse qu’on ne manquera pas dans doute de chanter avec succès dans les rues de Paris. Ce bis a éprouvé quelques contradictions, mais si légère, que si Gavaudan eût été un peu plus effronté, il eût répété impitoyablement tous les couplets de cette complainte qui ne finit pas.
La tendresse de l’amoureux gouverneur est mise à la fin à une forte épreuve. Après avoir fait sa déclaration, il était convenu avec sa belle qu’elle l’appellerait si elle avait une réponse favorable à lui faire. Elle l’appelle, en effet ; et que trouve-t-il en arrivant ? Le galant Dumenil tête à tête avec Mlle de Launay. Il avait trouvé la porte de sa chambre ouverte ; il était entré, et n’avait pas voulu sortir ; et c’était pour se débarrasser de cet amant qu’elle avait appelé le gouverneur. Le vieil amoureux voit bien, quoi qu’on puisse lui dire, qu’il faut céder la place au jeune ; il s’en venge en faisant obtenir aux deux amans la liberté d’aller faire l’amour plus commodément. Mlle de Launay, ravie des nobles sentimens du gouverneur, ne veut pas se laisser vaincre en générosité, et, par un effort héroïque, elle renonce au jeune pour prendre le vieux. Elle épouse M. de Monrouge, et ne fait pas un mauvais mariage ; il est noble, riche, considéré, crédule, complaisant, et amoureux comme un Céladon.
Geoffroy
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publication date : 21/09/23