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Les pensionnaires de Rome

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LES PENSIONNAIRES DE ROME.

Le vote de l’Académie des Beaux-Arts expédie chaque année à la ville éternelle une cargaison de génies en herbe, que celle-ci doit lui renvoyer dans toute la plénitude et la maturité de leur talent ; il s’en faut toutefois que les chances soient également favorables à tous les jeunes vainqueurs pour atteindre le résultat désiré ; en effet, comment se passent les choses ? Le Directeur de l’Académie, à Rome, est presque toujours un peintre, dont les attributions s’étendent à la généralité des élèves, mais dont, par malheur, les connaissances sont loin de répondre à cette mission difficile. Pour tout ce qui est de la compétence de M. le Directeur, des envois à la métropole constatent les progrès des lauréats et maintiennent forcément chez ceux-ci l’amour de l’étude, en même temps qu’ils stimulent leur émulation. Quant aux musiciens, personne ne s’occupe de diriger ou de surveiller leurs travaux ; après le prononcé du jury, on exécute en séance solennelle l’ouverture et la scène qui ont remporté le grand prix. Le jeune homme part, reste trois ans à Rome, revient en France, et puis tout est dit ; aussi ce que les concurrens ambitionnent en entrant dans la lice, c’est l’honneur des triomphes, et par-dessus tout, le voyage dans la Péninsule, dont la munificence du gouvernement a promis de les défrayer, en leur mettant mille écus en poche ; pour le reste, ils ne s’en soucient ma foi guère : on est si plein de confiance à vingt ans ! l’avenir apparaît si brillant et si doré ! au bout du chemin on n’aperçoit jamais qu’honneurs, fortune ; et cependant, le dégoût et la misère s’y tiennent bien souvent postés ; la carrière est féconde en naufrages, les exemples ne manquent pas, tant et tant sont partis le cœur gonflé d’une vaniteuse espérance et s’en sont revenus Gros-Jean comme devant. Il est vrai, nous l’avons dit, la jeunesse est audacieuse et imprévoyante ; ne serait ce donc point, dans ce cas, à ses maîtres d’être sages et prudents pour elle ? 

Nous comprenons parfaitement que le séjour en Italie doive développer les facultés du peintre, du statuaire, du graveur et de l’architecte ; sur cette terre consacrée, ils ne peuvent faire un pas sans fouler un chef-d’œuvre, sans y découvrir un modèle ; depuis les ruines de l’Antiquité jusqu’aux merveilles du siècle de Léon X, tout porte à leur âme, excite leur imagination et présente à leurs regards la beauté la plus parfaite et la plus pure sous tous ses aspects et dans toutes ses formes. Mais le musicien, que va-t-il chercher à Rome ? Il y a bientôt un siècle que les chefs-d’œuvre qui fondèrent la réputation de l’École d’Italie sont ensevelis dans l’oubli le plus profond ; il n’en est point d’une page musicale comme d’une création plastique : celle-ci, tant qu’il y aura des yeux pour la voir et une intelligence pour la comprendre, resplendira d’une éternelle jeunesse ; celle-là, sitôt qu’on ne l’interprètera plus, cessera de vivre d’une vie réelle. Sans l’exécution, la musique n’est qu’une lettre morte. Est-ce pour étudier cette lettre, que l’élève franchit les Alpes ? Mais nos bibliothèques sont pour le moins aussi riches que le Vatican. Est-ce pour entendre les compositions des Palestrina, des Allegri, des Léo, des Pergolèse ? Mais, en six semaines, le Conservatoire de Paris exécute plus de musique classique que toutes les basiliques et les écoles de Rome en six mois. Courir les églises, les jardins et les palais, traîner leur ennui de la Farnésine à la Villa Borghèse ; pousser des excursions à Albano ou à Tivoli, courtiser les belles filles de la Romagne, s’engraisser de macaroni, danser la saltarella au son des pifferari. Telles sont à peu près les études musicales auxquelles se livres les pensionnaires de France à Rome ; trop heureux, lorsque cette vie de fainéantise et de molle oisiveté ne leur fait pas oublier ce qu’ils savent et perdre à jamais le goût du travail !

(La suite incessamment.)

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Edmond VIEL

(1812 - 1876)

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