Séance publique de l'Institut
La distribution des grands prix de l’Académie des Beaux-Arts avait réuni, comme de coutume, une foule nombreuse, samedi dernier, dans l’enceinte des séances publiques de l’Institut. […] Il nous reste à inscrire dans notre Chronique les noms des lauréats du concours de composition musicale. Dans cette section, le premier grand prix a été remporté par M. Léonce Cohen, élève de M. Le Borne, et le second par M. Poise, élève de MM. Adolphe Adam et Zimmermann. Ce n’est qu’à la séance de distribution des prix que le public peut juger du mérite de la cantate du jeune compositeur couronné le premier. Quant aux cantates de ses rivaux, MM. les académiciens sont seuls à même de les apprécier, car les musiciens n’ont pas, comme les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, l’avantage d’une exposition publique qui leur permet de se comparer entre eux, et de recueillir en même temps sur la valeur particulière de l’opinion. Celle-ci ne fait, il est vrai, que sanctionner ordinairement le jugement de l’illustre aréopage ; il est bien rare qu’elle soit en désaccord avec lui ; mais cette sanction même ajoute un grand poids à la décision académique, lequel a fait défaut jusqu’à ce jour aux compositeurs lauréats. C’est une lacune sur laquelle nous ne cesserons de rappeler l’attention de l’Académie, tant qu’elle n’y aura pas remédié. – Suivant l’usage, la séance de la distribution des grands prix a commencé par une ouverture composée par un pensionnaire de l’Académie de France à Rome. L’ouverture exécutée samedi dernier est de M. Duprato. Le fond et la forme de ce morceau sont peut-être un peu légers pour une séance aussi solennelle ; mais on y a remarqué de l’élégance et de la grâce dans l’andante, et de la vivacité, une facture aisée dans l’allegro. Ajoutons que la partie du rapport sur les envois des pensionnaires, concernant M. Duprato, mentionne avec éloges une symphonie de ce jeune compositeur, dans laquelle l’Académie constate de notables progrès. – L’exécution de la cantate qui a remporté le premier grand prix de composition musicale a, comme d’habitude, terminé la séance. Le sujet de cette cantate était le Retour de Virginie. Disons, en passant, qu’elle avait été choisie, elle soixante-dix-septième, entre quatre-vingt-cinq pièces de vers envoyées cette année au concours spécialement ouvert par l’Académie pour la scène lyrique à mettre en musique. L’auteur est M. Rollet. En empruntant à l’immortel roman de Bernardin de Saint-Pierre cet épisode si touchant, il a certainement offert aux concurrents un des cadres les plus heureux sur lesquels leur imagination pût s’exercer. Les trois scènes dont la cantate se compose sont bien enchaînées, et renferment des contrastes propres à mettre en relief le talent du musicien. D’abord, l’introduction doit faire entendre des « airs lointains de danses de nègres, mariés aux chants des oiseaux, qui célèbrent la fin du jour. » Ce morceau tout symphonique est la partie de son travail dans laquelle M. L. Cohen nous semble avoir le mieux réussi : les motifs y ont de la fraîcheur et sont bien dessinés, l’instrumentation en est colorée et simple tout à la fois, le développement est clair et dans d’exactes proportions. À la première scène, Paul, assis près du rivage, regarde l’endroit où Virginie s’en est allée loin de lui ; son cœur plein de tristesse l’appelle en gémissant des maux que l’absence fait souffrir. Il y a de la distinction dans la mélodie de l’andante, que M. L. Cohen a écrit pour l’air de Paul ; mais l’allegro de cet air manque de cette qualité, et ce défaut de distinction n’est racheté ni par l’originalité de la pensée, ni par la nouveauté du rythme, ni par un effet musical quelconque qui puisse remplacer, comme il arrive souvent, l’expression vraie d’une situation. L’âme de Paul passe de la douleur à l’espérance, et presque à la joie, lorsque Marguerite vient apprendre à son fils que Virginie arrive à bord du Saint-Géran, et lui fait voir la lettre qui annonce cette heureuse nouvelle. Le duo qui remplit cette scène, tout en contenant quelques bonnes parties, ne nous semble pas avoir été traitée par M. L. Cohen avec assez de concision ; quoique les sentiments à exprimer là fussent tous dans une nuance plus douce, le compositeur pouvait, croyons-nous, y apporter plus de variété qu’il ne l’a fait. Tandis que Paul et Marguerite se livrent ensemble à la riante pensée du retour de Virginie, le missionnaire des Pamplemousses vient à eux, et, entendant les lointains grondements de la tempête naissante, les invite à prier Dieu avec lui. De là un trio vocal fort bien écrit par le jeune compositeur, où l’on remarque, dans la seconde partie, d’excellentes intentions d’orchestre, quand les instruments, venant progressivement se joindre aux voix, imitent les effets de l’orage qui s’apprête, devient de plus en plus menaçant, et éclate enfin. Aux éclats du tonnerre se mêle bientôt le bruit du canon : c’est le canon du Saint-Géran qui tonne en signe de détresse, et ce signal fait frissonner le cœur de Paul. Le compositeur a su ramener ici avec bonheur, ou plutôt avec talent, à la suite d’un crescendo bien conduit, le trio de la prière, accompagné d’une orchestration puissante et d’une bonne sonorité. Ce passage, ainsi que l’introduction instrumentale que nous avions signalée, a droit à des éloges, et méritait réellement les applaudissements qu’il a obtenus. Ces éloges, nous nous plaisons d’autant plus à les accorder à M. L. Cohen, qu’il nous reste encore, à notre grand regret, une critique à lui adresser. Il ne paraît pas avoir du tout senti le côté pathétique de la situation finale où aboutissent ces différentes scènes. Le poète cependant l’avait nettement tracée. Du moment que les flots ont rejeté sur la grève un cadavre, lequel n’est autre que celui de Virginie ; dès que Marguerite l’a reconnue, et s’est écriée : Virginie ! hélas ! morte ! Paul, déchiré de douleur, ne peut et ne doit plus dire que ces mots : Morte !!… Virginie !!… Au lieu de cela, M. L. Cohen, sans doute afin de finir d’une manière qu’il a crue plus musicale, a fait chanter à Paul, sur les paroles que le poète n’avait mises que dans la bouche de Marguerite, un cantabile qui n’est pas précisément dépourvu d’expression, mais dont l’expression est bien froide relativement à ce qu’éprouve en ce moment le malheureux amant de l’infortunée Virginie. – Quoiqu’il en soit de nos remarques, la cantate de M. L. Cohen atteste de bonnes études, un talent bien préparé à mûrir sous le ciel de l’Italie ; et l’ouvrage de l’élève fait assurément honneur au maître, à M. Le Borne, dont le nom, comme professeur, a été maintes fois prononcé depuis bientôt quinze ans dans ces séances annuelles de l’Institut.
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publication date : 13/09/23