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Semaine théâtrale. Misères d’un prix de Rome

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SEMAINE THÉÂTRALE. […]

Pour lancer son livre des Misères d’un prix de Rome, notre cher et spirituel confrère Albéric Second a bien voulu attendre que les concurrents au grand prix de composition musicale fussent entrés en loges. Peut-être, après l’avoir lu, eussent-ils refusé de se laisser enfermer à double tour par l’honorable M. Pingard dans les cellules du Palais-Mazarin. 

La lecture en est pourtant charmante et joyeuse, telle enfin qu’on devait l’attendre de cet esprit tout en belle humeur et en verve cordiale. Mais, sous ces dehors humoristiques, on sent bien à chaque instant le sérieux du sujet, et l’on peut dire que tous les éléments du problème y sont au moins touchés en passant. 

Notre confrère laisse à d’autres le côté polémique, comme aussi la note passionnée, amère. Il n’a voulu que nous donner une sorte de roman comique, ou quelque chose encore comme des scènes de la vie de Bohème, avec un musicien lauréat pour héros : l’enseignement est au fond, le plaisir est dans la forme. 

D’ailleurs, M. le Commissaire impérial près le théâtre de L’Odéon a pris soin d’antidater son prix de Rome de quelque trente ou quarante ans. Certaines critiques ne sont plus que rétrospectives ; pour d’autres, au contraire, l’actualité n’est que trop restée entière. Au lecteur de distinguer en quelle occasion il doit fredonner : « En ce-temps là, c’était encore comme ça, » ou bien : « En ce temps-là, c’était déjà comme ça. » 

On trouvera ci-après trois fragments, largement découpés dans le livre. N’était-ce pas le meilleur et le plus sincère compliment que nous pussions en faire ? 

Et que de choses encore à citer si la place n’était mesurée ! Que de saynettes bien vivantes et bien plaisantes !... - La présentation à Chérubini, – ou encore le début du jeune pianiste dans les salons de son professeur : il était arrivé superbement habillé, comme un petit homme ; et vite le maître lui ôte son frac, lui jette sur le dos une blouse, lui met à la main une toupie, et le présente ainsi, comme un enfant surpris à l’improviste au milieu de ses naïfs ébats. Histoire de faire un peu de mise en scène ! 

L’entrée à Rome, la description de la Villa-Médicis et du Café Grec, nous ont d’abord présentés sous les espèces les plus riantes ; puis l’absurdité du séjour de nos jeunes musiciens à Rome ne tarde pas à surgir d’elle-même, à se déduire de vingt circonstances. 

C’est surtout à son retour à Paris que la passion de l’ancien grand-prix commence à se caractériser. Sûr de son génie, il témoigne un dédain sommaire à tout ce qu’il entend, et récolte une ample moisson d’antipathies. Il admire le nombre merveilleux des confrères qui se poussent sur le pavé de la capitale, tous comme lui orgueilleux et piteux, crevant aussi littéralement de génie. Surpris de ne pas voir les directeurs et les éditeurs venir à lui, il se décide à aller à eux, et ce chapitre est amusant entre tous. Quant à sa visite au directeur de la Société des Concerts elle est tout à fait mémorable. 

« Monsieur, dis-je à cet éminent musicien, j’ai composé une symphonie orientale, avec chœurs, et je serais fier qu’elle fût exécutée par l’orchestre dont vous êtes le chef glorieux. – Rien de plus facile, me répondit-il ; Monsieur est Allemand ? - Non, Monsieur. – Monsieur est Italien ? - Non, Monsieur. – Alors Monsieur est Russe ? - Non, Monsieur. – Monsieur est donc Belge ? - Non, Monsieur. – Dans ce cas, Monsieur est Espagnol ? – Non. – Anglais ? – Non. – Hollandais ? – Non. – Où donc avez-vous vu le jour ? - À Paris, rue Montmartre, à deux pas du marché Saint-Joseph. »

Le directeur de la Société des concerts se leva, il pinça ses lèvres et me dit avec un dédain qu’il ne cherchait pas même à dissimuler : « Monsieur, retenez bien ceci : On ne me persuadera jamais qu’un homme né à Paris, rue Montmartre, à deux pas du marché Saint-Joseph, soit capable de composer une symphonie. Il est défendu au peuple français d’instrumenter autre chose que des valses, des galops ou des quadrilles. J’ai bien l’honneur de vous saluer ». 

Ce ne serait pas assez de dire que cette page est toujours pleine d’actualité ; je crains bien que le préjugé qu’elle met en scène ne soit encore tout plein d’avenir. 

Dans l’analyse qu’Orphée Godiveau nous donne de sa symphonie du Chameau, M. Albéric Second esquisse une bien jolie parodie du jargon technique dont certains critiques musiciens affectent d’affubler leurs jugements. Pour ma part, quand j’ai commencé à faire de la critique musicale, j’avoue que j’avais donné dans cette pédante et puérile manie : je m’en suis guéri à mesure que mes études musicales sont devenues plus sérieuses. 

Les critiques ont aussi leur paquet dans les récriminations douloureuses d’Orphée Godiveau ; mais bientôt on nous le montre abordant à son tour la critique musicale et s’y faisant remarquer par une partialité féroce et la subordination absolue de ses jugements à ses intérêts personnels. 

La comédie se poursuit de point en point ; mais nous ne suivrons pas le héros dans ses dernières déconvenues jusqu’au jour où il manqua de pain, – lui, le fils d’un boulanger ! – jusqu’à sa retraite désespérée à Royan, où il joue des quadrilles pour les baigneurs et gagne sa vie à donner des leçons à douze sous le cachet, affublé de lunettes bleues et d’une houppelande informe, afin d’inspirer plus de confiance aux pensionnats de demoiselles et aux familles. 

La peinture semble un peu chargée quand on songe à Hérold, à Halévy, à Ambroise Thomas, à Berlioz, à Gounod, à Maillart, à Victor Massé et à une dizaine d’autres prix de Rome qui se sont fait une position plus ou moins enviable dans notre monde musical ; mais la liste des sacrifiés, des échoués, des victimes est assez grande encore pour légitimer hélas ! et le titre et le sujet de ce livre si curieux et si attachant, mi-partie de cœur et d’esprit, de mélancolie et d’humour.

GUSTAVE BERTRAND

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