Première représentation des Abencérages
Spectacles. — Académie impériale de Musique. — Première représentation des Abencérages, opéra en trois actes, paroles de M. de Jouy, musique de M. Chérubini, ballets de M. Gardel.
Voltaire a tracé la poétique d’un opéra en faisant dire au mondain :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs
De cent plaisirs font un plaisir unique.
Le meilleur poème d’opéra est, à mon avis, celui qui, offrant d’abord le mérite d’un plan bien conçu et de scènes attachantes, donne encore au musicien, au chorégraphe et au peintre, les moyens de déployer toute la richesse de leur art. Ce principe posé, je ne crains pas de dire que les Abencérages sont un des meilleurs ouvrages lyriques.
La scène se passe à Grenade dans le moment où Muley Hassem, roi des Maures, est allé porter la guerre en Afrique. Florian a fait connaître la rivalité des Abencérages et des Zégris, les deux premières tribus de l’empire des Maures. Almanzor, fameux par ses exploits, est de la tribu des Abencérages ; il aime Noraïme, princesse du sang royal, dont Muley Hassem lui a accordé la main en récompense de ses services signalés. Tel est l’état des choses au lever de la toile. Alémar, visir, de la tribu des Zégris, et auquel Muley Hassem a confié le pouvoir en son absence, est jaloux du triomphe d’Almanzor ; il cherche les moyens de perdre ce héros. Cependant tout s’apprête pour ce grand hymen. Une trêve a même permis au vaillant Gonsalve, surnommé le Grand Capitaine, de venir, de la part de Ferdinand et d’Isabelle, féliciter la jeune princesse sur son union avec le soutien de Grenade. Le peuple témoigne par des jeux la joie que lui inspire cet heureux avènement, lorsque tout-à-coup, Octaïr, secrètement dévoué à Alémar, annonce la rupture de la trêve, et Gonsalve se retire avec sa suite. Le visir, fidèle à son projet, propose de surprendre l’ennemi cette nuit même dans son camp ; Almanzor répond du succès ; on lui remet alors l’étendard de l’empire. Une loi condamnait à mort le général sous le commandement duquel il tombait dans les mains de l’ennemi. Almanzor jure de vaincre et de rapporter l’étendard.
Au second acte, Noraïme, instruite de la victoire remportée par Almanzor, se livre au doux espoir de presser sur son cœur l’amant auquel elle doit être unie ; il va revenir couvert de nouveaux lauriers. Bientôt il paraît lui-même ; la honte est sur son front et le désespoir dans son cœur : il a vaincu, mais l’étendard sacré a disparu ; mandé au conseil des vieillards, accusé par Alémar, il va être condamné à périr, lorsque les Abencérages apportent, aux pieds des juges les armes et les drapeaux conquis sur les Espagnols ; le souvenir de ses exploits parle en sa faveur ; on lui laisse la vie ; il est condamné à l’exil, mais il mourra s’il reparaît dans Grenade sans le saint drapeau. L’écuyer d’Almanzor suspend alors sa bannière et son bouclier aux murs de la salle d’armes, et le héros dit un dernier adieu à ses amis.
Au troisième acte le théâtre représente une partie des fameux jardins de l’Alhambra. Noraïme, à la faveur des ombres de la nuit, s’échappe seule de son palais ; elle ne peut vivre sans Almanzor et veut le suivre dans son exil. Son amant brave la mort pour revoir celle qu’il aime, et sous les habits d’un esclave il ose rentrer dans Grenade ; il rencontre Noraïme au tombeau de sa mère ; ils veulent chercher un asile sur des bords étrangers, lorsqu’Alémar, qui avait secrètement fait suivre les pas d’Almanzor, paraît suivi des principaux Zégris. Le guerrier banni a osé reparaître dans Grenade, la loi ordonne sa mort ; il est renfermé dans la tour du Champ-Clos jusqu’au moment où il doit périr. Le théâtre change et représente le Champ-Clos. Dans le fond on aperçoit la tour dans laquelle Almanzor est renfermé : deux des principaux Zégris paraissent dans la carrière pour soutenir qu’Almanzor a mérité la mort ; les Abencérages veulent prendre sa défense ; mais il s’y oppose ; il n’a pu découvrir par quelle trahison l’étendard sacré a été enlevé ; le sort cache à ses yeux le coupable, il veut périr et adresse ses mots aux Abencérages :
Mes amis, ne me plaignez pas,
J’ai vécu pour la gloire ;
Qu’importe le trépas
Le lendemain de la victoire ?
Ne détournez pas vos regards,
Quel plus beau sort puis-je prétendre ?
Je meurs aux pieds de ces remparts
Que mon courage a su défendre.
Tout-à-coup Noraïme paraît suivie d’un guerrier dont la bannière est voilée, il veut rester inconnu et demande le combat contre le Zégris accusateur d’Almanzor : les champions s’attaquent d’abord avec la hache, bientôt ils jettent leurs boucliers et croisent le fer, mais ils abandonnent encore cette arme pour se servir du poignard ; enfin le guerrier inconnu saisit le Zégris et l’immole aux acclamations de tout un peuple. Dès lors Almanzor doit être sauvé. Alémar ose encore le poursuivre ; il représente qu’Almanzor n’en a pas moins perdu l’étendard de l’empire ; au nom de Grenade il le lui redemande : qu’en as-tu fait ? Il flotte sur sa tête, répond le vainqueur inconnu qui fait un signe. L’écuyer découvre sa bannière, ô surprise ! c’est l’étendard ; le guerrier lève ensuite sa visière, et l’on reconnaît Gonsalve, qui ne voulant pas devoir sa gloire à une trahison, déclare qu’Alémar lui-même a engagé Oclair à livrer le drapeau sacré aux Espagnols ; mais il rougirait d’une victoire achetée par sa perfidie. Almanzor est rendu à l’honneur et à la vie par la noblesse d’un ennemi généreux.
Cet ouvrage a obtenu le plus grand succès ; on conçoit tout ce que l’action offre de dramatique ; on a particulièrement remarqué la scène où les Abencérages présentent aux juges les trophées conquis sur les Espagnols, et celle où Gonsalve vient lui-même sauver les jours d’Almanzor : un pareil dévouement est bien dans les mœurs chevaleresques. Dans le Gonsalve de Cordoue de Florian, ce sont des chevaliers espagnols qui sauvent la reine de Grenade accusée par les Zégris ; ici c’est Gonsalve, le rival de gloire d’Almanzor, qui défend ses jours, et ce dévouement pour un héros son ennemi a quelque chose de plus touchant et de plus noble, puisqu’il n’est mu que par la générosité, et non par ce sentiment de galanterie et de dévouement pour les dames qui distinguaient les Espagnols et les Maures.
Le style de l’ouvrage répond à la conception ; je pourrais citer beaucoup de morceaux qui sauraient se passer même de la musique enchanteresse de Chérubini.
Je ne puis aujourd’hui faire connaître que le poème : la musique sera l’objet d’un second article ; une composition aussi belle mérite un examen plus détaillé. Ce que j’ai reconnu à la première représentation, c’est que M. Chérubini a saisi avec une rare intelligence les différentes situations de ce bel ouvrage, et qu’il a donné à chacune une expression qui lui est propre.
Je m’occuperai aussi dans mon second article des charmans ballets de M. Gardel, des décorations qui ont été exécutées sur des dessins de M. Isabey ; et je n’oublierai pas les acteurs qui ont coopéré au succès.
LL. MM. ont paru dans leur loge au commencement du spectacle, et ont honoré de leur présence jusqu’à la fin ; à leur vue le public a fait éclater les transports les plus vifs.
B.
Related persons
Related works
Les Abencérages ou L’Étendard de Grenade
Luigi CHERUBINI
/Étienne de JOUY
Permalink
publication date : 12/01/24