Les Bayadères de Catel
Les bayadères sont des danseuses indigènes, et en même temps des religieuses attachées au culte de Brama. Leur office est d’inspirer la volupté par des danses que la sévérité de nos mœurs nous fait regarder comme indécentes et lascives. Les Orientaux ne sont pas si scrupuleux : ils aiment dans ces danses précisément ce que nous y blâmons ; les moyens leur semblent justifiés par la fin, et l’effet leur paraît trop beau pour en condamner la cause. Les peuples dont la religion s’accorde avec les sens, chez qui la volupté est une partie de la morale, peuvent fournir de bons sujets d’opéra.
Dans le cours de nos discordes civiles, il parut une bayadère au théâtre de la République. Ce théâtre était un peu grave pour un pareil personnage. L’auteur était une femme, et cette femme était l’actrice qui représentait la bayadère : elle était plus belle que toutes les bayadères de l’Inde ; elle n’en fut pas plus heureuse. Au lieu de s’en tenir à son récit et à ses grâces, on ne s’attacha qu’à sa secte : elle était très dévote à Schirven ; les dévots de Wistnou, qui se trouvaient en force au parterre ce jour-là, s’emportèrent contre l’actrice avec une sainte fureur ; et par dévotion déchirèrent la pièce.
Les Bayadères de l’Opéra ont eu un autre sort que la Bayadère de la République : les spectateurs se sont trouvés de la même religion que les actrices ; les actrices ont inspiré beaucoup de volupté aux spectateurs, et leurs services ont été libéralement payés en applaudissements. L’histoire des bayadères m’offrirait beaucoup de détails curieux que je n’irais pas chercheur bien loin : la dissertation de M. Jouy laisse peu de choses à désirer sur cet agréable objet, mais il faut aller au plus pressé ; et l’histoire de la première représentation de cet opéra, longtemps attendu, vaut mieux en ce moment qu’un traité complet sur les faits et gestes de tous les couvents de bayadères.
Un prince indien, dont la capitale est Bénarès, ville où les brames ont un fameux collège, se trouve dans une situation cruelle. Il est arrivé à l’époque ou la loi de Brama ordonne qu’il choisisse une épouse parmi ses femmes : le malheureux n’en aime aucune, son cœur est enflammé par une bayadère que la religion lui défend d’épouser. Je n’ai pas fait d’assez bonnes études au collège de Benarès pour savoir bien précisément si le rajah ou prince indien, qui se nomme Démaly, ne pouvant faire son épouse de la bayadère Laméa, n’aurait pas pu en faire sa concubine : cet article doit se trouver dans les constitutions religieuses du Gange. Je serais tenté de croire que Brama ne leur assignait que la fonction d’exciter les désirs, sans leur permettre de les satisfaire, puisque le rajah Démaly est si désespéré, et se fait tant prier pour choisir une épouse. En vain les chefs des brames, en vain ses ministres le pressent ; mais un chef des Marattes, nommé Olkar vient le tirer d’embarras : pendant que ses prêtres et ses ministres l’endorment au sein des plaisirs et des fêtes, Olkar surprend Bénarès, force le palais, met aux fers le rajah, s’empare de ses femmes, et par-là lui épargne l’embarras d’en choisir une. Tel est le premier acte, assez vide d’action, mais rempli de danses charmantes et de morceaux de musique fort agréables.
Dans le second, on voit le chef des Marattes occupé du soin de se rendre maître du fameux bandeau de Wistnou, qui, par sa richesse, vaut tous les trésors de l’Asie. Le rajah prisonnier a caché ce superbe joyau, et les plus terribles menaces ne peuvent l’engager à s’en dessaisir. Olkar croit ne pouvoir mieux faire que de s’adresser à la bayadère Laméa, qui a tant de crédit sur l’esprit du rajah : mais Laméa n’est pas seulement une bayadère, c’est une héroïne ; ce n’est pas seulement la volupté qu’elle inspire à son amant, c’est le courage. Elle a déjà rassemblé les sujets les plus fidèles de l’infortuné rajah : elle médite une révolution. La volupté a perdu Démaly ; il faut que la volupté perde Olkar. Laméa conspire avec ses compagnes contre le vainqueur ; et c’est cette conjuration qui assure le succès de l’opéra.
Laméa accepte la négociation dont Olkar veut la charger : elle voit le prince prisonnier, comme pour lui persuader de céder au vainqueur le bandeau de Wistnou, mais, en effet, pour ranimer son courage par l’espérance, et lui communiquer ses projets. La bayadère revient trouver Olkar, le trompe par un faux rapport, l’enivre de l’idée de posséder bientôt le précieux bandeau. Ce Maratte féroce est déjà à demi vaincu par la volupté qui l’assiège de toutes parts : les bayadères l’environnement, le pressent, et désarment en badinant ce fier guerrier. La même manœuvre s’exécute contre les soldats, qui font encore moins de résistance que leur chef : les bayadères leur ôtent leurs armes pièce à pièce, et s’en revêtissent en se jouant ; ainsi travesties, elles forment une danse militaire d’un genre nouveau. Ce mélange d’images voluptueuses et guerrières est plein de charmes ; et le sexe faible prêtant sa mollesse et ses grâces aux exercices du sexe fort, offre la plus piquante et la plus jolie des mascarades.
La bataille et la victoire des Bayadères sur les Marattes rappellent, il est vrai, le combat et le triomphe des Nymphes sur les Scythes, dans Cythère assiégée, opéra comique de M. Favart, représenté à Bruxelles en 1748, puis à l’Opéra Comique en 1754. L’idée de cette espèce de guerre amoureuse est même beaucoup plus ancienne puisque Favart, en société avec Fagan, fit représenter à la Foire, en 1738, la première ébauche de ce sujet en prose et en couplets. Dans ces derniers temps, cet opéra comique a été transporté au grand Opéra avec une musique de Gluck, et cependant avec peu de succès. L’opéra comique de Favart, plein d’esprit, d’allusions, d’équivoques galantes, est encore meilleur à lire qu’à voir représenter ; et pour le bien représenter, il faut une espèce de talent qui n’est point celui des danseuses de l’Opéra. Le spectacle des bayadères perdrait la moitié de son agrément si on y parlait ; les Nymphes de Favart flattent continuellement l’esprit de ceux qui en ont : les bayadères agissent sur tous ceux qui ont des yeux ; elles réveillent toutes les idées qui proviennent naturellement des sens. Cette scène, où la danse joue le principal rôle, n’en est donc pas moins neuve, même après Cythère assiégée ; délicieuse allégorie où l’on voit les Scythes, par l’ordre de Mars, venir assiéger Cythère, la principale forteresse de l’infidèle Vénus, mais où il n’y a pour toute garnison que cinq ou six Nymphes. Après quelques sorties et quelques combats singuliers, qui forment des scènes plaisantes, les Scythes sont faits prisonniers, enchaînés avec des fleurs, et conduits en triomphe par les Nymphes. Ces scènes sont des beautés de comédie plus ingénieuses que sensuelles ; les beautés des Bayadères appartiennent à la pantomime, à la danse, à la musique, et dépendent d’un grand ensemble : elles produisent plus de sensations que d’idées, et occupent singulièrement les yeux et les oreilles, au grand soulagement de l’esprit et du cœur.
Pendant que les Marattes rendent les armes aux bayadères, les partisans de Démaly prennent les armes, délivrent leur prince, fondent sur les Marattes désarmés, les mettent en fuite ; et cette seconde révolution termine le second acte, qui seul vaut un opéra tout entier, et suffi pour couvrir les défauts du premier, et surtout du troisième.
Ce n’est pas que ce troisième acte ne soit rempli d’héroïsme, mais d’un héroïsme un peu froid. La bayadère, après avoir employé tous ses charmes au rétablissement de Démaly sur le trône, refuse de partager ce trône avec lui, et ne consent à l’épouser que dans l’idée que le lit nuptial doit être pour elle un bûcher. Démaly, moins pour éprouver sa générosité que pour lui donner un droit à la couronne, feint d’avoir été blessé mortellement dans un combat qu’il vient de livrer aux Marattes ; de son côté, le grand brame déclare que le salut de Démaly est fort incertain, s’il meurt sans avoir la qualité de mari. Il faut donc une femme à ce prince mourant, pour le bien de son âme ; mais comme en ce pays toute veuve accompagne son mari dans l’autre monde, les femmes de Démaly se sentent peu capables de cet excès de fidélité : aucune ne se présente pour lui donner la main dans ce fatal voyage. Laméa seule se dévoue avec une ardeur héroïque ; mais au moment où elle va mourir avec son cher Démaly, une toile se lève ; elle le voit très vivant sur le trône : au lieu de la mort qu’elle attendait, les honneurs et les plaisirs l’attendent dans l’union la plus fortunée, digne prix de son amour et de son courage.
Ce rôle de Laméa est sublime : cette bayadère, comme il n’y en a point, est une grande princesse tragique, et presqu’une héroïne de Corneille, du moins par l’exaltation des sentiments. Rien n’est plus propre à développer les talents de madame Branchu comme actrice, et je ne suis pas surpris que sous ce rapport elle ait été très flattée du rôle. La cantatrice ne doit pas être moins contente ; car elle a de beaux airs à chanter : ces airs sont semés de traits de chant, qui ne lui présentent des difficultés que pour lui préparer des triomphes. Aussi madame Branchu, soit comme actrice, soit comme cantatrice, ne laisse rien à désirer, et n’a plus elle-même d’autres vœux à former, si ce n’est que tant de gloire soit durable, et qu’elle ait assez de force pour la soutenir longtemps.
Le rajah Démaly est un assez mince héros à côté de sa bayadère : son rôle est bien moins fatiguant ; on le détrône et on le rétablit presque sans qu’il y mette quelque chose du sien. La tendresse est le fond de son rôle, et ce qu’il a de meilleur, c’est un air tendre qu’il chante fort tendrement, avec une voix douce et mélodieuse. La musique est en général agréable et variée, bien adaptée au sujet ; plus souvent de beaux airs, de beaux morceaux d’ensemble ; quelquefois du bruit, du vague, des réminiscences. On doit pardonner à M. Catel de s’être mis lui-même à contribution, et d’avoir reproduit à peu près, dans les Bayadères, son pas des Scythes dans Sémiramis : si le public a droit de faire répéter un morceau de musique qui lui plait, pourquoi l’auteur de ce morceau n’aurait-il pas aussi le même privilège ?
Derivis joue le rôle d’Olkar avec beaucoup de noblesse et d’énergie ; il a un bel air à chanter, Je suis maître, je suis vainqueur ; etc., et il l’a rendu avec la chaleur et l’expression convenables.
La danse a une très grande part au succès. On convient que M. Gardel ne s’est jamais montré plus grand peintre, que jamais il n’a paru plus savant et plus admirable dans l’ordonnance de ses groupes. Il n’y a presque point de pas seuls dans ses ballets ; mais on y voit continuellement de beaux ensembles formant tableau. Pourquoi l’aimable épouse de l’enchanteur n’a-t-elle pu présider à l’exécution de cette magie ? elle en eût rendu l’effet plus puissant et plus sûr. Pour adoucir nos regrets, il fallait tout le charme de MlleChevigny, tout le talent de Mlles Millière, Bigottini, Delille, etc. Le divertissement du dernier acte est de la composition de M. Milon : il a paru trop court, trop peu fourni de danses ; on s’attendait à y voir figurer les demoiselles Saulnier : leur présence rendrait la fête plus complète.
Je ne dois pas oublier les machines et les décorations, parties essentiellement d’un opéra. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de celles des Bayadères, c’est de dire qu’on y a trouvé encore de quoi admirer, après tant de merveilles, tant de gloires, tant de ciels, tant de paradis, qui depuis quelque temps se sont succédés sur ce théâtre, et semblaient avoir épuisé l’admiration.
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publication date : 15/09/23