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Théâtres. Opéra. Herculanum

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THÉÂTRES
Opéra. — Première représentation d'Herculanum, — musique de Félicien David, — poème de Méry, de celui-ci, de celui-là, de cet autre, de vous et – peut-être – de moi ! — Divertissement de M. Mazilier. —Décors de MM. Thierry, Cambon et Desplechin.—Une histoire de Dix ans. — MM. Gabriel, de Mirecourt et la Fin du monde. — Le bois et l'auberge de Chatou. — Un duo d'amour entre la poire et le fromage. — Un dernier amour, M. Perrin et le Théâtre-Lyrique. — Un troisième baptême. — Herculanum. — La pièce. — Les jeunes compositeurs de l'école française. — Charles Gounod. — Félicien David. — Analyse d'Herculanum. — L'exécution. — Roger. — Obin. — Madame Borghi-Mamo. — Madame Gueymard-Lauters. — Emma Livry. — M. Mazilier. — Les rats de l'Opéra. — Pline le Jeune. — Où il n'est question ni des Rêves d'amour,—ni de la Fée Carabosse, — ni d'Un beau mariage.

L'histoire de la partition de Félicien David est, sur bien des points, celle d'Alaciel, cette promise si souvent compromise du roi de Garbe, qui devait passer par tant de mains avant de tomber dans la bonne. Je demande la permission de tracer ici quelques épisodes du voyage très accidenté de la pauvre enfant, depuis le jour où elle quitta le clavecin paternel pour se fiancer à l'orchestre de l'un de nos théâtres parisiens. — Que de naufrages l'ont jetée à la côte ! que de collaborateurs l'ont houspillée ! Heureusement pour elle et pour nous devaient surnager ses mélodies, comme la cassette aux diamants du conte. — Si je sais vous dire en prose intelligible ce que La Fontaine nous a narré en vers immortels, cette préface à l'opéra d'Herculanum aura, je l'espère, son utilité et peut-être son enseignement. 

Il peut y avoir dix ans de cela. MM. Gabriel et de Mirecourt vinrent un jour proposer à Félicien David d'écrire quelques morceaux de musique dans un mélodrame destiné ou reçu à la Porte-Saint-Martin, et ayant pour titre : La fin du monde. L'auteur du Désert et de Christophe Colomb demanda à réfléchir avant d'accepter ou de refuser la singulière collaboration qui lui était offerte. Les temps étaient durs ; le titre de l’ouvrage était bien fait pour enflammer d'avance l'imagination d'un grand paysagiste musical ; et, d'ailleurs, Beethoven et Weber n'avaient pas dédaigné, en pareille circonstance, d'écrire des ouvertures, des chœurs, des fragments symphoniques pour les mélodrames d'Egmont, des Ruines de Babylone et de Preciosa : Félicien David n'hésita pas davantage ; en attendant que ses collaborateurs lui donnassent connaissance du manuscrit, il se mit avec ardeur à la besogne et composa une ouverture, une marche et le tableau final du Jugement dernier. 

La Fin du monde était un beau titre d'ouvrage ; malheureusement, ce n'était qu'un titre. Voilà donc Félicien David fort désolé et fort empêché, ayant sur les bras la vallée de Josaphat avec tous ses accessoires, des anges, des trompettes, des élus, des damnés. Pour sortir d'embarras, il s'en alla frapper à la porte d'un de ses meilleurs amis, M. Alexis Azevedo, un ancien confrère en journalisme, de qui je tiens ces détails, et qui m'a autorisé à le nommer. Après avoir conté sa mésaventure : — « Qu'y a-t-il à faire? » demanda à son ami le musicien. — « Mais il y a à faire un poème pour ta musique ; c'est ce qui presse le plus ; et je ne vois guère que Méry qui puisse te tirer d'affaire. Viens me prendre après la Bourse ; nous irons le relancer ensemble à Chatou. » 

C'est dans le bois de Chatou qu'eut lieu la première séance de collaboration entre les auteurs futurs de la future Herculanum. Ils n'étaient que quatre alors : Félicien David, Méry, Alexis Azevedo et Eugène de Mirecourt. Patience ! la foi dans le succès doit enfanter le miracle de la multiplication des collaborateurs. En attendant, les quatre associés se mirent à piocher leur sujet au fond des solitudes des environs de Paris, semblables aux premiers chrétiens qui se cachaient pour célébrer leurs mystères. Ce fut sans doute cette analogie qui donna à Méry l'idée de ses deux principaux personnages d'Hélios et de Lilia ; car Méry, développant le titre sur lequel le musicien avait écrit avide, imagina sur-le-champ son couple chrétien, traversant un monde incrédule et débauché, et confessant l'amour et le vrai Dieu sur les ruines de l'univers. L'ouvrage, modifié par cette création de deux êtres passionnés qui allaient répandre un intérêt humain et dramatique sur un sujet terrible, dut changer de nom et s'appeler : Un dernier amour. Les vers du duo du quatrième acte, tel qu'il existe aujourd'hui, furent improvisés par Méry, à l'issue de cette promenade, sur le coin d'une table d'auberge, entre la poire et le fromage d'un dîner frugal. — « Voilà notre opéra qui est fait ! » dit Méry en passant au musicien le canevas de la situation capitale de l'ouvrage. — « Pas encore, » reprit Azevedo en souriant ; « mais avec un poète auquel de pareils tours de force d'improvisation coûtent si peu, David n'attendra pas longtemps son poème. » 

Dans une autre circonstance, le musicien paya son poète de la même monnaie. On en était à la scène de séduction, dans laquelle le philtre préparé et versé par Locuste doit achever l'œuvre de la beauté d'Olympia et fixer aux genoux de la reine le fiancé un peu oublieux de Lilia. « Il faudrait ici, fit le compositeur en s’adressant à Méry, des couplets pleins d'abandon voluptueux sur ce rhythme, par exemple. » Et, posant les mains sur le clavier, sans chercher, sans hésiter, il se mit à chanter une simple cantilène en exécutant un accompagnement en trémolo. — « C'est cela, c'est cela ! » s'écria Méry avec sa furia marseillaise. « Ne cherchez plus : vous tenez votre mélodie ! » Et Félicien David, auquel on avait passé une plume, fixa à la hâte sur le papier une des plus belles inspirations de son opéra, la romance que Roger chanté au premier et au deuxième acte : 

Je veux t'aimer toujours dans l'air que tu respires, 
Déesse de la volupté ! 
Mes astres sont tes yeux, mes rayons tes sourires, 
Mon soleil sera ta beauté ! 

L'opéra est terminé, écrit tout entier de la main de Méry. Maintenant, il s'agit de le présenter à un théâtre et de le faire agréer par un directeur ; voilà ou commencèrent les difficultés sérieuses. En ce temps-là, M. Perrin, menant de front deux entreprises rivales, avait accepté la succession Seveste. Un ami lui parla du Dernier amour ; il voulut l'entendre ; il sortit enthousiasmé de cette audition, reçut l'ouvrage, le distribua aux artistes du Théâtre-Lyrique, et fit exécuter les Maquettes pour les décorations. David croyait toucher au but de ses efforts ; il en était plus éloigné que jamais. Un jour, le directeur, le prenant à part, lui démontra amicalement que les ressources d'exécution dont disposait le théâtre ne répondaient pas à la magnificence de l'œuvre, et qu'en risquer la représentation avec des éléments de succès insuffisants, c'était compromettre les intérêts de l'administration sans compensation pour la gloire du musicien. Le pauvre David, très peu convaincu, malgré la beauté du raisonnement, mit sa partition sous son bras, étouffa un gros soupir, et reprit le chemin de Pontoise, où il cultive un modeste jardin de louage. C'est là que, ne sachant ni importuner ni mendier, il attend, depuis dix ans, que les directeurs ruinés par les marchands de notes en vieux, se souviennent qu'il existe aux portes de Paris un véritable, un grand artiste ! Là qu'il se dit en arrosant ses fleurs ou en plantant ses choux. : « Allons ! tout n'est pas désespéré, puisque je puis vivre ici modestement et honorablement. On me laisse vieillir, c'est vrai ; mais l'art est immortel, et ce matin encore, j'ai ajouté une page à mon opéra. Tandis que les rossignols chantent d'un côté, moi j'écris de l'autre ; et l'on ne nous accusera pas du moins de monter des cabales pour entraver mutuellement nos succès. Il se peut qu'un jour où l'autre, un directeur dans l'embarras songe au Dernier amour et m'écrive un mot par mon voisin le télégraphe électrique. Alors, je serai joué— en revenant de Pontoise ! » 

C'est ainsi que, toujours résigné, mais chaque jour un peu plus triste, le musicien attendit quatre ou cinq ans encore la réalisation de ses modestes espérances. Ce fut l'an dernier seulement que M. Alphonse Royer, après avoir souhaité un bon voyage à la Magicienne, la voyant rentrer au port plus tôt qu'il n'avait espéré, eut l'idée de monter à l'Opéra un ouvrage du compositeur oriental du Désert, et fit appeler Ali-David et ses quarante collaborateurs. Il n'eut rien à objecter à la pièce du Dernier Amour, sinon qu'il fallait, de toute nécessité, en changer le sujet, en rendant à Dieu ce qui appartenait à l'apocalypse, et à notre première scène lyrique ce qui était dans le goût du public français, assez peu partisan du genre de l’Oratorio, témoin le succès d'estime du Moïse de Rossini. C'est ainsi que l'engloutissement d'Herculanum fut substitué à la fin du monde. Je ne sais si M. Alphonse Rover ne s'est pas exagéré les inconvénients du sujet qu'il proscrivait ; tout ce que je puis dire, c'est que le public a perdu au changement, outre un décor superbe, un admirable paysage musical dans lequel figuraient tous les épisodes de la grande revue de l'humanité au fond de la vallée de Josaphat : l'appel des trompettes, la résurrection des morts, les cris et les blasphèmes des réprouvés engloutis dans les noirs abîmes, et les cantiques et les actions de grâces des élus, s'élevant sur l'aile des archanges vers les plaines lumineuses de l'éternité. Ce dénouement était à lui seul un drame musical ; il eût attesté la valeur du musicien et suffi au succès de curiosité de l'ouvrage ; et ce qui est une perte assurément, c'est que Félicien David n'avait plus à l'écrire. 

Le sujet d'Herculanum est la lutte de l'idée chrétienne contre le principe païen, le triomphe de la société nouvelle et divine sur une civilisation vieillie, épuisée par ses débauches et décriée par ses superstitions. Le Vésuve, qui engloutit à la fin du premier siècle plusieurs villes couchées à ses pieds, se trouve donc appelé par les auteurs à un rôle providentiel, celui de fléau divin, en ensevelissant, au milieu de leurs orgies et au fond de leurs palais abominables, les bourreaux des chrétiens. Herculanum et Pompeïa sont ainsi transformées en Sodome et en Gomorrhe de l'Occident. Voici le drame imaginé pour donner un corps à ce thème légendaire. 

Hélios, prince d'une nation vaincue et conquise par les Romains, a embrassé avec ferveur le christianisme ; il est sur le point d'épouser Lilia, une jeune fille qui a abjuré, comme son fiancé, la superstition païenne. Surpris tous deux au fond des retraites où ils se cachent pour sacrifier au vrai Dieu, ils sont traînés par une populace en délire jusque dans le palais où se célèbrent les fêtes du couronnement d'Olympia, qui est venue, du fond de l'Orient, demander à l'empereur l'investiture de son trône. En échange d'une souveraineté absolue en Asie, la reine et son frère Nicanor se sont engagés à combattre, par la séduction et par les supplices, la propagande chrétienne. Cette propagande, continuant son vaste travail souterrain dans les couches inférieures du paganisme fini, faisait ressembler la société et la religion officielles d'alors à une rivière prise. La glace est polie, resplendissant à la surface, et ne présente à l'œil rassuré aucune solution de continuité dans un horizon lointain. Tant que dure l'hiver d'une civilisation endormie, il n'y a aucun péril à redouter ; mais vienne un rayon de foi qui embrase le monde, et il suffira de la pression du pied d'un enfant pour que ce sol factice, aux facettes miroitantes, et dont chaque partie est si étroitement liée, s'abîme avec un fracas épouvantable dans un gouffre sans fond. 

Inutile, je crois, de dire qu'Hélios et Lilia sont jeunes et beaux. La reine et son frère, qui s'en sont aperçu, se partagent la tâche intéressée de ramener aux réalités du paganisme deux enfants égarés par des rêves mystiques. Olympia se met tout de suite à l'œuvre et y réussit du premier coup, grâce à sa beauté et au philtre amoureux qu'elle fait boire au beau garçon dont elle s'est éprise. Il n'en est pas ainsi de Lilia. Séparée, par les soldats de Nicanor, de ses frères avec lesquels elle priait au fond du vallon d'Ottayano, elle est au pouvoir du proconsul. Celui-ci s'y prend, pour la séduire, à peu près comme fait Bertram, au troisième acte de Robert-le-Diable, pour obtenir le silence d'Alice. Vous n'ignorez pas qu'Alice a surpris le secret de l'instrumentation des démons qui soufflent dans des porte-voix en carton pour produire des harmonies infernales ; et le diable pense que la jeune fille pourrai t bien avoir l'idée de revendre ce secret à quelque rival de M. Meyerbeer. La situation dans l'un et l'autre ouvrage offre donc quelque apparente analogie ; la croix qui sauve Alice, préserve Lilia ; mais la similitude dure peu. Nicanor a entouré de ses deux bras la fiancée d'Hélios ; il l'entraîne, elle ne résiste plus ; le tonnerre gronde, l'éclair déchire la nue ; c'est alors que le payen, bravant la divinité qui le menace, dit à Lilia, dans un transport de rage et de luxure : « Ton Dieu n'existe pas! » et tombe à l'instant foudroyé. Satan sort du gouffre au fond duquel a roulé Nicanor et s'écrie : 

Me voilà libre enfin ! et du fond de l'abîme, 
Moi, prisonnier de Dieu, je puis enfin sortir ! 
. . . Que l'homme, écrasé sous le poids de ma haine, 
Comprenne à ses douleurs que j'ai rompu ma chaîne. 

Et maintenant le proconsul, c'est moi ! 

La scène change et représente les jardins du palais d'Olympia. Tout un peuple en liesse y célèbre les fiançailles de la reine avec le bel Hélios. Quand on a suffisamment vidé les coupes, chanté et ballé, le chrétien qui a renié sa foi et sa maîtresse, s'éveille, quoique un peu tard, de ce sommeil de l'ivresse où l'a plongé le haschich des Orientaux. Le remords d'Hélios et la jalousie de Lilia remplissent le finale de ce troisième acte. Quant au cinquième, il tient tout entier entre la scène du repentir et du pardon des deux amants et le tableau de la destruction d'Herculanum. 

L’Herculanum de Félicien David à l'Opéra, le Faust de Gounod en préparation au Théâtre-Lyrique, sont deux tentatives de rénovation musicale d'une égale importance toutes deux, indépendamment du succès qui doit accueillir des œuvres où la conscience et la foi artistique s'allient au talent le plus élevé. Il ne faut pas se dissimuler, d'ailleurs, que les hommes de transition qui ont rempli jusqu'ici, parfois avec un grand éclat, l'intérim de Rossini, ont fourni leur carrière, donné toute la mesure de leur valeur, fait entendre tout ce qu'ils avaient dans le cerveau et dans le cœur d’originalité de seconde main, et qu’ils ne sauraient plus que décroître. J’accorde que leur déclin puisse avoir encore la splendeur du plus admirable coucher de soleil ; tant mieux ! c'est un magnifique spectacle, et, pour mon compte, je me promets de n'en rien perdre. Mais quoiqu'on dise et quoi qu'on fasse, il faut renoncer à le prolonger. Josué, bien qu'on ait retrouvé ses trompettes, n'a pas laissé de postérité, que je sache, ni légué son secret à personne. L'or des plus chauds crépuscules ne fait que masquer la nuit noire, et l'art, comme la nature, a besoin, pour se réveiller et se sentir vivre, de tourner ses regards vers le jour et le soleil levant ; ce soleil dût-il pâle, ce jour fût-il sombre.

David et Gounod sont deux grands symphonistes qui, tôt ou tard, doivent s'acclimater au théâtre ; ils n'ont besoin d'y acquérir que la chose qui s'apprend : le métier, et ils y apporteront ce qui consacre et fait durer les œuvres d’art : un style individuel.

Savant coloriste musical, Félicien David s'est préoccupé de trouver des tons différents pour peindre Hélios et Lilia, Olympia et Nicanor, Satan et le prophète Magnus. Les couplets des fiancés chrétiens, au premier acte : Dans une retraite profonde, etc. ; le chœur d'introduction du second acte : Seuls dans la nuit, etc. L'élan de Lilia, au milieu de l'orgie du troisième acte : Je crois au Dieu que tout le ciel révère ! tranchent vigoureusement avec la belle marche païenne du défilé ; le brindisi et le finale du premier acte, ainsi qu'avec le troisième acte tout entier, dans lequel les rhvthmes de l'Orient s'allient à la sensualité italienne. Je ne suis pas de ceux qui veulent obliger la musique à exprimer des idées ; mais je crois que la gamme tout entière des sentiments et des passions est de son domaine, et qu'il lui est donné de faire parler deux langues différentes à Lilia, la vierge chrétienne, à Olympia, la courtisane couronnée. 

Je crois avoir senti aussi vivement que personne les beautés de la partition de Félicien David ; mais une audition unique me paraît insuffisante pour en parler en détail et avec quelque autorité. Le talent du musicien, tourné de préférence vers la rêverie, est de ceux qui attirent et qui charment, et non de ceux qui frappent et qui étonnent. Il ne faut lui demander ni la vivacité, ni la fougue, ni l'éclat extérieur et criard. Le bruit l'offusque, l'activité l'oppresse, l'allegro lui fait peur. Laissez-le s'endormir en murmurant un bel andante ; faites une pause avec lui pour mieux l'écouter ; buvez, à l'exemple d'Hélios, le haschich de ses mélodies originales ; à ce prix seulement, vous pouvez le comprendre et lui appartenir tout entier. 

Ce que je dis du tempérament du musicien, il ne faudrait pas l'appliquer trop rigoureusement au style de son opéra. En consentant à écrire pour le théâtre, Félicien David a compris la nécessité de sacrifier le détail à l'ensemble, d'accuser plus fortement le contour mélodique en vue de l'optique de la scène, de rejeter la nuance pour la couleur, et d'enfermer la mélodie dans ces rhvthmes vivants qui agissent sur la foule, indépendamment de la valeur musicale des idées auxquelles ils servent de moule. Toute la partie païenne d'Herculanum a le relief, le mouvement et la vie qui en rendent l'intelligence facile et l'effet prompt. Je citerai, parmi les morceaux destinés à la popularité, les couplets de madame Borghi-Mamo au 1er acte : 

Bois ce vin que l'amour donne 
En automne. 
Chaque goutte, au teint vermeil, 
Est un feu qui nous embrase, 
Une extase, 
Un sourire du soleil. 

Il faut prédire le même succès de théâtre et de salon aux strophes que chante Olympia au milieu du divertissement du troisième acte : 

Viens, ô blonde déesse, 
Sourire à notre ivresse ! 

La bacchanale de ce même acte est un des beaux morceaux de l'Opéra nouveau. Mais la plus grande page d'Herculanum, selon moi, est le finale du premier acte, qui commence avec la prose de l'Apocalypse, récitée par le prophète Magnus, et qui finit avec la strette : Rions de ce prophète. Ce morceau prouverait à lui seul que David a le sentiment des grands effets scéniques. 

Ce finale, que je place en première ligne et hors de page, sera goûté aux représentations suivantes comme il mérite de l'être. Il n'a pas obtenu, il ne pouvait pas obtenir le succès d'enthousiasme qui a accueilli le duo final. Ici tout porte, la situation, la passion, la mélodie, la voix humaine. Il faut être un grand artiste pour composer un beau finale ; il faut attendre et saisir l'inspiration au passage pour écrire la strette : 

Ah! malgré moi, j'oublie 
Et sa honte et mes pleurs. 

Mais le public, qui applaudit et se passionne, renchérit encore sur l'opinion d'Alceste ; il trouve que le temps et même le talent ne font rien à l'affaire. Il veut être remué, et il n'a pas tort. Il veut qu'on le touche, n'importe à quel prix. Traitez, tant qu'il vous plaira, la musique de Verdi de vin à quatre sous : il s'enivrera de ce vin-là, puisque vous vous obstinez à lui verser la savante décoction de vos tisanes assoupissantes. 

L'exécution d'Herculanum est très soignée. Roger joue et chante le rôle d'Hélios avec une grande intelligence. Je voudrais pourtant qu'il mît plus de sobriété en disant, au premier acte, les couplets : Je veux aimer toujours. Il est bien mieux dans le sentiment de la situation lors qu'il redit la romance au deuxième acte. Dans cette interprétation à mezza voce, Roger a trouvé la note du cœur et l'accent vrai du morceau. — Le rôle de Nicanor est sacrifié aux trois autres. Le duo de la séduction, qui ne m'a pas semblé heureux, n'ajoute rien à son peu d'importance vocale. Ne pouvant y donner sa mesure comme chanteur, Obin l'a joué en comédien. — Les deux rôles d'Olympia et de Lilia, loin de se nuire, se font valoir mutuellement, selon moi. Madame Borghi-Mamo déploie dans le premier toutes ses qualités de virtuose italienne. Les morceaux qu'on a fait bisser, dans la soirée, sont ceux qu'elle chante. — Quant à madame Gueymard-Lauters, rien n'est beau, rien n'est pur, rien n'est facile, rien n'est éclatant comme son soprano attaquant, dans la gamme des séraphins, le Credo du troisième acte : 

Je crois au Dieu que tout le ciel révère, 
Au Dieu qui tient l'infini dans sa main ! 
Je crois au sang versé sur le Calvaire, 
Où l'homme-Dieu sauva le genre humain ! 
À l'Esprit-Saint, l'inspirateur de l'âme, 
Flambeau divin du passé ténébreux 
Qui fit planer douze langues de flamme 
Sur le Cénacle où priaient douze Hébreux ! 

Mademoiselle Emma Livry m'a paru un progrès dans le divertissement d'Herculanum. Elle n'a pas encore la grâce ; mais elle a la légèreté, la netteté, la vigueur. Elle sait, et l'on s'en aperçoit beaucoup trop ; il faut maintenant qu'elle sache oublier. Mais ne pourrait-on me supprimer le ballet de M. Mazillier et le piétinement des rats de l'Opéra qui m'empêchent, par instants, d'entendre les airs de danse de Félicien David ? — un chef-d'œuvre ! 

Le décor final, effet de nuit, est très beau ; la destruction d’Herculanum n'est pourtant pas ce que j'aurais rêvé. Les feux rouges ont été vulgarisés par tous les bals publics. Le récit de M. Fiorentino sauvé miraculeusement par deux laquais m'a plu davantage. Mais tout cela ne vaut pas les deux lettres écrites par Pline-le-Jeune à son ami Tacite, bien que le neveu du grand naturaliste joue sur les mots et cherche des effets de style, en racontant la mort de son oncle. 

Voilà un article démesurément long, et je n'ai pas accompli le tiers de ma tâche. Le lecteur, dont je viens de mettre la patience à une rude épreuve, ne sera nullement fâché de me voir ajourner à samedi le compte rendu des Rêves d'amour, de la Fée Carabosse et de la nouvelle comédie de MM. Émile Augier et Edouard Foussier : Un beau mariage. 

B. Jouvin.

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publication date : 23/06/24