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Le Pont des soupirs

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Mardi 9. — Je l’ai fait, le dernier et un peu tard, ce fameux voyage de Venise, organisé chaque soir en train de plaisir par le théâtre des Bouffes-Parisiens. J’ai entendu la sérénade exécutée en partie carrée, au pied du balcon de Catarina, par le doge Cornarino, son fidèle Baptiste, le très chevelu et très moustachu Fabiano-Fabiani et le blond et gentil page Amoroso. Les jambes me démangeaient en écoutant le boléro (pourquoi un bolero à Venise ?) chanté par Fabiano  à sa maîtresse et accompagné par deux horloges qui jouent des castagnettes. Je n’ai point visité les plombs, ni traversé le pont des Soupirs, bien que cette dernière promenade me fût solennellement promise par l’affiche ; mais j’ai vu mourir et ressusciter un doge infortuné auquel on veut faire expier les malheurs publics de la sérénissime République, sans lui tenir compte de ses malheurs domestiques. Et le théâtre, faisant largement les choses, m’a transporté sur la place de Saint-Marc prise d’assaut par les mascarades les plus originales et les plus bigarrées, et fait assister à son célèbre carnaval. Ç’a été le bouquet final de cette extravagance où la gaieté est jetée à pleines mains, et la nuit suivante j’ai rêvé polichinelle.

Cette parodie moyen âge, de la façon de MM. Hector Crémieux et Ludovic Halévy, est le spectacle le plus amusant auquel j’aie assisté depuis longtemps. Les auteurs, — et je leur en fais bien mon compliment, — ont évité un écueil vers lequel penchent invariablement ces sortes d’ouvrages : la trivialité. Ils ont donné à la plaisanterie ses coudées franches, sans sacrifier pour cela à la charge indécente et grossière. Les spectateurs ne sont pas obligés de cacher des rires en dessous dans le buisson de leurs favoris et de se donner des attitudes de rosière. C’est un progrès.

Offenbach est revenu au genre qui lui a porté bonheur jusqu’ici et qu’il ne sera plus tenté de délaisser à l’avenir. Sa nouvelle partition pétille de ces motifs faciles et facilement venus, chantants et dansants, que le vaudeville dispute à l’opéra, et que le bal enlève au vaudeville. Un grand musicien, — c’était Paër, je crois, — n’était jamais plus heureux que lorsqu’il entendait un de ces beaux airs râpé par l’orgue criard des rues. L’ambition de Paër peut suffire aux plus difficiles. Parmi les morceaux fort goûtés du Pont des Soupirs, je citerai la sérénade de l’introduction, le finale des enrhumés, les couplets du crieur Cascadetto, le boléro, l’air de Fiammetta la gondolière, et surtout un très joli et très difficile quatuor de soprani, tout cousu de variations, tout semé d’arabesques, et chanté avec un ensemble très satisfaisant par mesdemoiselles Tautin, Pfotzer, Tostée et Legris.

Mademoiselle Pfotzer, que je n’ai point entendue dans Fortunio, joue et chante un rôle épisodique. Organisation frêle, mais voix chaude et métallique ; avec cela, un bon sentiment musical. La voix et la verve de mademoiselle Tautin ne s’émoussent point, au contraire. « Ce sont diamants bruts incrustés dans du fer. » Mademoiselle Tostée joue avec intelligence son petit rôle de page. Quant à Bache, avec son masque de don Quichotte, ses bras en télégraphe, son corps en manche à balai et ses jambes de faucheux, c’est un dessin de Callot qui marche, qui gesticule et qui chante.

B. Jouvin.

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publication date : 23/06/24