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Avant la première. La Montagne noire

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AVANT LA PREMIÈRE
LA MONTAGNE NOIRE

De quoi accouchera cette montagne ? MM. Bertrand et Gailhard en étaient l’autre jour enthousiasmés ; ils avaient monté la pièce de Mme Augusta Holmès dès le lendemain de la première d’Otello et, depuis le mois de novembre, on ne cessait pas de travailler. Même durant les premières semaines, tous les jours Mme Holmès emmenait chez elle les interprètes chacun à son tour, leur chantait elle-même leurs rôles, et les faisait répéter avec une infatigable ardeur. Tout le monde y mettait un zèle incroyable. L’éditeur de la partition, M. Maquet, un très aimable homme, qui sait qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, apportait chaque jour dans la poche gauche de son veston une pleine boîte, de bonbons où les dames venaient puiser à l’envi… Mlle Berthet surtout.

Que pensent aujourd’hui les directeurs de l’Opéra de la Montagne noire ? II serait peut-être indiscret de le leur demander, et je n’aurai garde de le taire. L’autre jour, le jour de la répétition générale, ou plutôt avant la répétition, je les ai trouvés dans leur cabinet directorial, accompagnés de Mlle Holmès. Tous, trois se renvoyaient à qui mieux mieux, et en des termes de courtoisie parfaite, le mérite de l’effort. M. Gailhard, malgré qu’il eût mal à l’oreille et qu’il en fût un peu sourd, s’était démené comme toujours à l’organisation de la mise en scène ; M. Bertrand, quoiqu’un mauvais mal d’yeux le forçât à porter des lunettes fumées, se préoccupait des mille détails de la représentation, et Mlle Holmès, dans un beau calme de femme sûre d’elle-même et d’artiste consciencieuse et brave, la figure placide et l’œil tranquille, me racontait que son poème avait été achevé en 1881, sa musique en 1883, qu’elle avait elle-même dessiné au fusain les décors que Jambon avait réalisés, et que même les costumes étaient le fruit de ses études et de son imagination.

Des décors, il y en a quatre, tous monténégrins celui du premier acte représente un château fort perché sur les cimes ; le deuxième, un village montagnard, des chaumières éparpillées sur le versant des monts ; le troisième, une gorge, avec une croix de fer plantée au milieu des verdures, et, au dernier acte, c’est un jardin parfumé où dansent des aimées vêtues de gazes légères, très légères, coiffées de lourdes tiares dorées et de turbans de soie cerise, dessinés par Bianchini.

Quant aux artistes, les directeurs et l’auteur en paraissaient ravis M. Alvarez, beau comme un tzigane, avec son rôle passionné d’amoureux tragique ; M. Renaud, dans le rôle du frère vertueux qui met la patrie et l’honneur au-dessus de l’amour et au-dessus de la vie ; Mlle Bréval en Carmen turque, perfide et traîtresse ; Mlle Héglon, avec ses cheveux blancs de mère héroïque, et Mlle Berthet, attendrissante et délicieuse Aricie, tout le monde, y compris le ballet, méritait des éloges, et chacun en recevait en effet. Mieux que des éloges même, puisque Mme Holmès embrassait ses interprètes comme du bon pain ! Reconnaissance d’âme artiste et tendre pour ceux qui lui donnèrent la joie de voir vivre et palpiter son rêve.

Et puis j’ai retourné la médaille et je m’en suis fait expliquer le revers. On n’attendait que les répétitions du Tannhäuser où Mlle Brèval chante pour donner à Mlle Héglon le rôle de Mlle Bréval ; celle-ci avait changé plusieurs fois d’interprétation : d’abord terriblement sauvage et passionnée, elle était arrivée, par nuances successives, à une moyenne de véhémence peut-être un peu timide ; Mlle Héglon comprenait la « coquine » bien plus cynique et plus perverse.

Les costumes de femmes aussi furent l’occasion de petits drames : trop simples et trop sévères d’abord, il fallut bien les embellir un peu : Mlle Berthet enlaidie par la bure grossière ! M. Gailhard ne le souffrit pas, et on refit des costumes nouveaux ; mais les danseuses du premier acte eurent beau pleurer sur les jupes longues et les manches disgracieuses, et les couronnes de sequins battant le front et crevant les yeux, on ne put vraiment sacrifier la couleur locale monténégrine à ces inconvénients légers.

Que dire encore, sans commettre d’indiscrétion, avant le jugement que mon camarade Darcours rendra demain sur La Montagne Noire ? Que cet opéra fut présenté à l’Opéra-Comique en 1886, et reçu à corrections par M. Carvalho, corrections que refusa l’intransigeante artiste ; qu’il attendit ainsi près de dix ans la rampe, et que, représenté en même temps que Pour la Couronne, on va dire que le sujet est parent de celui du drame de Coppée ; mais qu’à ceux qui lui reprocheraient cette parenté, Mme Holmès répondrait sans doute que l’idée de la Montagne Noire a dû arriver aux oreilles de l’académicien… ; que la répétition générale de l’autre soir, faite devant deux cents critiques attentifs mais expectants, impartiaux mais silencieux, glaça le sang dans les veines des artistes habitués au moins aux manifestations spontanées de la claque, et qu’ils se promettent une vraie revanche ce soir, devant, le grand public chaud et nerveux des premières.

On verra bien. On verra aussi Mme Augusta. Holmès, en petit chapeau montagnard posé crânement sur la tempe., le buste sanglé dans un veston viril, et un gilet de piqué blanc où pend la large ganse noire du binocle.

Jules Huret.

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Jules HURET

(1863 - 1915)

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