Indiscrétions théâtrales. Avant La Montagne noire
INDISCRÉTIONS THÉÂTRALES
OPÉRA
AVANT LA MONTAGNE NOIRE
Il est déjà bien difficile à un compositeur de parvenir à se faire jouer à l’Opéra ; mais la tâche est doublement ardue pour une femme ; mademoiselle Augusta Holmès en sait quelque chose. « Les femmes, les femmes, il n’y a que ça ! » assure Meilhac. Pas en musique pourtant, ou il semble qu’on veuille les détourner de cet art, en si parfait accord avec leur sexe. Pourquoi cette sorte d’ostracisme artistique ? Nous ne nous chargeons point de l’expliquer, bien que nous en puissions dire long à cet égard. Et cependant, s’il est une musicienne digne de faire cesser ces préventions, c’est assurément mademoiselle Holmès, qui a donné tant de preuves de sa valeur : Lucrèce, les Argonautes, Ludus pro Patria, Irlande, Pologne, Au Pays bleu, l’Ode triomphale, l’Hymne à la paix attestent de l’élévation et de la fécondité de son talent. Mais, jusqu’ici, elle n’avait pas abordé le genre dramatique, l’arche sainte ! Outre qu’à ce sujet elle a des idées préconçues qui ne s’accordent guère avec la façon de voir accoutumée.
Élève de César Franck, admiratrice de, Wagner et de Beethoven, elle ne s’est nullement inféodée à aucun de ses dieux. Elle ne s’inquiète ni de musique savante ni de systèmes spéciaux de composition. Ce qu’elle aime par-dessus tout, ce qu’elle s’efforce de réaliser, c’est la musique sincère, la musique qui vibre au cœur de l’artiste doué et s’en échappe, en jaillit sous l’effet de l’émotion qui l’anime, suprême expression des sensations qu’il éprouve, de l’enthousiasme qui l’inspire.
C’est ainsi que nous avons entendu mademoiselle Holmes faire du Werther de Massenet le plus bel et le plus juste éloge que nous connaissons. Comme on parlait de certaines pages de l’ouvrage, qu’en on vantait l’ingéniosité, l’habileté, mademoiselle Holmès dit simplement : « Ce n’est pas pour cela que c’est beau : c’est beau parce que c’est sincère. » Le mot nous frappa, et nous ne l’avons point oublié.
Ainsi, elle a composé sincèrement la Montagne-Noire, dont elle a écrit non-seulement la musique, mais encore le poème. Elle n’a d’ailleurs, presque jamais composé sur des poésies autres que les siennes, et, quand elle l’a fait par hasard, ce n’a été que pour quelques courtes pièces. Ses grandes œuvres sont entièrement d’elle. Son procédé de travail est simple. D’abord, son poème. Elle affectionne les sujets mythologiques, héroïques et lyriques.
La Montagne-Noire est héroïque et lyrique. Elle met en scène une coutume de la vie des Monténégrins au moyen âge. Le poème a été achevé en 1881, voici près de quatorze ans ! Deux années plus tard, la partition était finie, et, en 1885, l’orchestration se trouvait achevée. Alors mademoiselle Holmes s’occupa de se faire jouer. Ses démarches, commencées en 1886, n’auront leur résultat que le vendredi 8 février 1895. Neuf années d’attente ! Ô douceur de l’art musical !
La Montagne-Noire fut d’abord présentée à M. Carvalho, en 1886. Il ne demandait qu’à la monter, à condition que mademoiselle Holmès en supprimât certains développements, en retranchât certains chœurs qui eussent déborde du cadre de la salle Favart. Elle reprit donc sa partition et la porta à la Monnaie, à Bruxelles, où MM. Dupont et Lapissida la reçurent d’emblée. C’était en 1887. Quelques mois après, la Monnaie changea de direction, et mademoiselle Holmès en retira son ouvrage.
Tels furent les premiers déboires. Les années suivantes, l’artiste produisit l’Ode triomphale, l’Hymne à la Paix, Au Pays bleu. Nous arrivons à 1893, époque à laquelle M. Bertrand prit la direction de l’Opéra, avec M. Colonne comme directeur artistique.
M. Colonne, quoi qu’on en dise, a fait autant que Pasdeloup pour la musique française. Entré à l’opéra avec un programme des plus remarquables, il eût fait encore davantage s’il y fut resté. Mademoiselle Holmès était au mieux avec l’éminent chef d’orchestre, à qui elle devait le succès de Au Pays bleu. Elle obtint de lui qu’il déciderait M. Bertrand à entendre sa Montagne-Noire. L’audition eut lieu chez Pleyel, dans d’excellentes conditions, avec les chœurs du Conservatoire. Mademoiselle Holmès tenait le piano et chantait le rôle de Yamina, que créera mademoiselle Bréval ; c’étaient mesdames Baldi et Levasseur qui chantaient Dara et Heléna (mesdames Héglon et Berthet à l’Opèra.), et MM. Cougoul, Stamler et Dubut qui tenaient Mirko, Aslar et Sava (MM. Alvarès, Renaud et Gresse).
La Montagne-Noire fut reçue. Mais mademoiselle Holmès trouva un adversaire en M. Campo-Casso, qui n’admet pas les femmes compositeurs ; puis M. Colonne donna sa démission ; puis M. Campo-Casso céda sa place à M. Pedro Gailhard, dont les sentiments à l’égard des musiciennes n’étaient pas connus. C’était trop ! Mademoiselle Holmès céda au découragement ; une néphrite se déclara. Alors, au milieu de ses souffrances, elle reçut de M. Bertrand une lettre où il lui disait : « Si la crainte de n’être pas joué est pour quelque chose dans votre état, rassurez-vous. Je m’engage à commencer les études de votre ouvrage en septembre prochain. » Huit jours après, mademoiselle Holmès était debout ; le lendemain, elle entrait à l’Opéra, par la porte du boulevard Haussmann ! Elle n’en est, pour ainsi dire, plus sortie ! Une fois sa distribution arrêtée, elle a commencé par faire connaître à ses interprètes leurs rôles sans la musique, afin qu’ils s’identifient complètement avec leurs personnages. Après quoi, M. Mangin a fait les études. Puis on a répété les ensembles avec l’auteur et M. Gailhard.
Rien ne saurait donner une idée de la fermeté, de la volonté de mademoiselle Holmès. « Cette femme-là ? disait un jour familièrement M. Gailhard, elle est pire qu’un musicien : c’est un homme ! » Elle a tout fait elle-même, y compris ses décors dont elle a fourni les dessins (de remarquables fusains) à M. Jambon. Les moindres détails de mise en scène ont été réglés par elle. Hier encore, au moment d’entrer en scène, mademoiselle Bréval lui demandait : « Enfin, dans ma scène avec Mirko, qu’est-ce que je lui embrasse ? — Mais cette sorte d’aumusse qu’il a sur l’épaule droite. — Ah ! bien ! » fit mademoiselle Bréval, en poussant un soupir de soulagement. Et de rire !
Car les répétitions n’ont nullement été revêches, au contraire. Tout le monde s’y est évertué à aplanir les difficultés ; on a appris la Montagne-Noire « sur du velours ». Et, puisque cette Montagne-Noire est, là-bas, dans les Balkans, une montagne de gloire, puisse-t-elle l’être aussi sur la scène de l’Opéra. Mademoiselle Holmès l’aura bien gagné.
THÉODORE MASSIAC
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publication date : 31/10/23