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La Montagne noire d’Holmès

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CHRONIQUE THÉÂTRALE

Opéra. — La Montagne noire, opéra, en 4 actes, paroles et musique de Mme Augusta

Holmès.

L’Opéra, qui n’est pas prodigue de « premières » nous a conviés, cette semaine, à l’audition d’une œuvre nouvelle : la Montagne noire. On sait que cet ouvrage a pour auteur Mme Augusta Holmès, qui en a écrit les paroles comme la musique. Et tout d’abord, il faut lui savoir gré d’avoir traité un sujet humain et pathétique, au lieu de ces données éthérées et mythiques où se complaisent aujourd’hui nos compositeurs presque tous voués au germanisme.

La Montagne noire, c’est le Monténégro, qu’on nous représente luttant contre son voisin et ennemi, le Turc. Au lever du rideau, nous entendons résonner le canon, et les Monténégrins reviennent bientôt, joyeux et vainqueurs. Parmi eux, deux héros ont combattu au premier rang, Mirko et Aslar. Des cris de joie accueillent leur retour ; et Mirko embrasse sa mère Dara, et Héléna sa fiancée, qui l’attendaient, la première avec la résolution farouche d’une vraie patriote prête à donner son fils pour le pays, la seconde avec l’inquiétude d’un cœur timide et tendre.

Cependant, les compagnons d’armes des deux jeunes gens, qui les ont vus s’avancer vers l’ennemi flanc contre flanc et la main dans la main, les pressent de prêter le serment de fraternité qui doit les lier à jamais l’un à l’autre, dans la paix comme dans la guerre, dans la vie comme dans la mort et qui oblige chacun d’eux à sauvegarder à tout prix l’honneur de l’autre.

Mirko et Aslar jurent, ils échangent leurs armes, et le prêtre les bénit. Ils seront frères désormais.

Tout à coup, des cris se font entendre. On a surpris une espionne, une femme turque, rôdant aux alentours ; et des soldats l’amènent devant les chefs. — À mort ! crie la foule. Mais Mirko intervient. Yamina, la fille de joie, est bien belle sous les bijoux et les sequins qui la parent. Il la sauve donc, moins par pitié que déjà par amour.

— Qu’elle vive donc, dit la mère de Mirko, et qu’elle soit notre esclave !

Soumise au service de Dara et de Mirko, l’étrangère exerce sur le jeune homme une fascination chaque jour plus grande. Héléna, qui sent son bonheur menacé, adjure Mirko de se souvenir du passé et cherche à réveiller en lui la mémoire de leurs jeunes amours. La douleur d’Héléna finit par attendrir le cœur de l’infidèle fiancé, et tous deux s’en vont, la main dans la main, à la chapelle voisine, renouveler devant la vierge, le serment de s’aimer toujours. Trêve d’un instant ! Yamina l’enchanteresse ressaisit aussitôt Mirko et le décide à abandonner les siens et même sa patrie. Le misérable suit lâchement l’étrangère. Héléna a vu leur fuite, et folle de douleur, elle dénonce son fiancé comme traître et déserteur. Aslar ne peut croire à l’infamie de son compagnon, et sort, disant à tous : « Je vais chercher mon frère ».

Il le retrouve, en effet, perdu dans un bois qui représente pour lui les Jardins d’Armide. Les fuyards ont fait halte un moment, et Yamina s’est endormie sur un banc de mousse. Aslar fait honte à Mirko de sa défection, et finit par le décider à revenir au pays. Mais l’amoureux ne veut pas partir sans donner un dernier baiser à celle qu’il va quitter. Yamina se réveille et l’enlace de ses bras. — « Pars ! dit alors Mirko à Aslar, pars sans moi : je ne puis plus te suivre ». Aslar se souvient du serment de fraternité qu’il a prêté : « Je dois, dit-il, sauvegarder ton honneur, même au prix de mon sang et même au prix du tien. » Il tire l’épée et provoque son frère d’armes. On se bat : Aslar tombe, frappé traîtreusement par Yamina. Mirko s’accuse de cette mort. « Misérable que je suis, s’écrie-t-il, j’ai tué mon frère. » Et comme les soldats monténégrins surviennent, il va se dénoncer. Mais Aslar, qui n’est qu’évanoui, se ranime, et, noblement, généreusement, il sauve l’honneur de son ami en proclamant qu’attaqué par les Turcs, il a été défendu et sauvé par Mirko. Et Mirko suit ses compagnons, qui emportent Aslar blessé. Mais Yamina ne renonce pas à la lutte : elle saura bien reprendre celui qu’on lui arrache.

Elle le reprend si bien qu’au dernier acte, nous retrouvons le jeune chef monténégrin dans une ville turque voisine de la frontière. Le palais est somptueux, Yamina en est la maîtresse ; et de belles esclaves, chantent et dansent pour distraire le chrétien renégat. Mais Mirko est triste : il se sent déchu et à jamais déshonoré. Arrive Aslar, qui, sous prétexte de partager la bonne ou mauvaise fortune de son frère, affecte de vouloir imiter sa lâcheté et ses débauches. L’épreuve réussit : Mirko se révolte contre l’abaissement du noble Aslar ; et celui-ci se réjouit de trouver ce ressort généreux chez le malheureux qu’il croyait perdu. — « Viens donc, dit-il : les nôtres entourent la place ; dans un instant, ils envahiront et chasseront le musulman. Viens combattre avec eux ! » Mais Mirko est trop lâche : il ne veut pas combattre. Et que lui importe ? puisque, pour un regard de Yamina, il livrerait ses frères et sa patrie ! — Tu peux mourir au moins, lui dit Aslar. Sur ces mots, il le poignarde et tombe auprès de lui, pendant que les Monténégrins chassent les Turcs et envahissent la place.

Ce poème est intéressant et pathétique. Il a, d’ailleurs, le mérite d’une simplicité et d’une clarté qui en rendent les péripéties aisées à suivre. Le principal défaut est que le quatrième acte y reprend presque entièrement et y reproduit le troisième. On dira aussi que c’est l’éternelle histoire du ténor pris entre deux femmes (quels succès, ces ténors !) ; mais Mme Augusta Holmès a su donner au vieux thème une certaine ampleur, en mettant en lutte des principes et de grands sentiments. Par elle-même, Héléna est une héroïne assez insignifiante ; mais elle est la personnification de la patrie ; et, par suite, c’est contre les grandes figures de l’honneur et du devoir que ce démon de Yamina entre en lutte, soit qu’elle ait en face d’elle Héléna, soit qu’elle se trouve en conflit avec le généreux Aslar.

Dans l’exécution, l’auteur laisse voir sa grande inexpérience, et de nombreuses critiques de détails pourraient être faites. À quoi bon ? Ceux de mes lecteurs qui iront entendre la Montagne noire n’auront pas de peine à faire ces critiques eux-mêmes ; et qu’importe aux autres ces détails de mise en œuvre ? Je noterai seulement un point qui m’a particulièrement choqué, parce qu’il est en désaccord avec le caractère donné au personnage. Pourquoi Yamina se révolte-t-elle avec tant de fierté et à plusieurs reprises contre l’esclavage qui lui est imposé ? « Être esclave !... » s’écrie-t-elle avec horreur. Rien pourtant ne doit moins la surprendre. Une fille de joie, surtout en Turquie, est tout naturellement esclave et ne connaît pas d’autre état.

Venons à la partition. Elle est intéressante partout, et vraiment belle dans beaucoup de ses parties. L’originalité de la facture n’est peut-être pas sa qualité dominante ; mais elle a des mérites précieux et trop rares aujourd’hui : la couleur dramatique, la chaleur de la passion, et surtout la forme mélodique. Par tous ces points, elle paraît presque remonter à l’époque, déjà presque lointaine, où les compositeurs cherchaient moins à nous étonner qu’à nous charmer et nous émouvoir, et elle se rattacherait volontiers à cette école du vrai drame lyrique dont Aida est l’un des derniers spécimens. Ce n’est pas moi qui reprocherai à Mme Augusta Holmès ce retour vers le passé ; car j’estime qu’il faut aller en arrière, lorsque ceux qui vont en avant sont dans une voie fausse, et que le véritable progrès ne peut être obtenu qu’à ce prix.

Le premier acte a de la grandeur dans son allure presque exclusivement martiale et religieuse. J’y noterai la belle prière du moine : Éternel, ô dieu des armées ; la scène de la fraternité, avec l’enquête du père Sava, s’adressant successivement aux guerriers, aux femmes, aux jeunes filles pour savoir si les postulants sont dignes d’admission, et avec le très beau serment des deux frères d’armes : Je jure devant Dieu de t’aimer comme un frère, dont le motif reviendra souvent dans l’opéra. Cet acte se termine par un chœur de buveurs, mêlé de danse, d’une mâle énergie et d’une couleur pittoresque.

Mais c’est l’acte qui suit, c’est le deuxième, qui offre à mon sens le point culminant de l’ouvrage. En notant d’une manière générale que les chœurs de Mme Holmès sont généralement très beaux, très larges et très francs, j’en vois ici plusieurs de fort remarquables : celui des guerriers d’abord, et surtout celui des femmes : Au travail, mes sœurs, au travail ! qui me paraît une page de premier ordre. Ajoutons-y les deux duos d’amour qui suivent et qui forment une opposition. Duo d’amour ? ce mot peut-il s’appliquer à la belle scène entre Héléna et Mirko, dans laquelle celui-ci marque, au début au moins, tant de froideur ? Mais quel charme et quelle belle ampleur mélodique dans la prière à la Vierge : Blanche Vierge, qui sous vos voiles ! — Le duo très passionné qui suit, quand Mirko se laisse ressaisir par l’influence d’Yamina est fort beau aussi et se termine très heureusement par la phrase de Mirko : Yamina, pardonne-moi !

Mais n’oublions pas un air d’Yamina quia précédé ces deux duos, une longue scèneplutôt, où l’étrangère regrette sa patrie etraille la sauvagerie des mœurs monténégrines,morceau excellemment interprétépar Mlle Bréval, très mélodique d’ailleurs,et admirablement combiné avec les répliquesdu chœur des femmes, que l’auteur atraitées avec talent et avec science. — L’acte se termine enfin par de beaux ensemblesau retour d’Aslar et quand le peupleapprend la fuite honteuse de Mirko.

Le troisième acte commence par un duo : Tu m’appartiens, je suis ta proie, qui est encore l’une des meilleures choses de la partition, et où les mélodies se déroulent largement. La scène qui suit, entre Aslar et Mirko, est de la belle déclamation musicale.Notons-y la phrase de Mirko : Tu n’as jamais connu le désir qui terrasse. L’acte se termine bien ; mais il me semble que le compositeur aurait pu combiner plus largement ses trois voix, ayant trois personnages en scène. Nous avons ici moins un trio qu’une succession de duos, Yamina prenant tour à tour à partie Mirko qu’elle veut reprendre, puis Aslar qu’elle insulte, en l’appelant, en bonne musulmane : « Chien, filsde chien », tandis que celui à qui elle n’a pas affaire, est là dans un coin, ne sachant plus trop que faire de sa personne.

Il y a beaucoup de couleur et une grande puissance d’effet dans la première partie du dernier acte : c’est d’abord le chœur dansé (voix de femmes) : C’est ici le pays du rêve, d’une belle allure pittoresque ; et surtout la scène de l’orgie : O rêveur, nous voici, c’est l’heure du désir, où il ne se groupe encore que des voix féminines autour de celle de Mirko, dans laquelle la partie d’Yamina, caressante et enivrante, se détache très vigoureusement, et qui va s’animant dans un crescendo très saisissant.

J’ai dit le caractère général de cette musique.Peut-être faudrait-il y ajouter un trait qui étonnera et qui cependant me frappe : c’est la virilité. Oui, dans les ensembles, dans la façon dont les chœurs sont traités, il y a quelque chose de crâne et de viril. On a cherché des rapprochements avec la musique de M. Massenet : c’est aller trop loin d’un côté et pas assez de l’autre.Je ne vois pas ici l’originalité et l’élégance raffinées de M. Massenet ; mais j’y trouve une vigueur d’accentuation, une poigne que celui-ci ne connaît pas, et il me semble qu’à rapprocher les deux musiciens, le plus mâle des deux ne serait pas celui qu’on pense.

L’orchestration de l’œuvre n’est pas compliquée ; et peut-être en fera-t-on un grief à Mme Holmès, aujourd’hui qu’on nous a gâtés par une instrumentation si riche et si touffue. Mais si l’accompagnement n’offre rien d’étrange et d’inattendu, il enveloppe et souligne d’une façon intéressante et souvent très expressive la partie chantée.

Les honneurs de l’interprétation reviennent à Mlle Bréval, qui accentue vigoureusement le caractère impérieux et séduisant de Yamina, et déploie dans ce rôle les ressources d’une voix admirable. Près d’elle se place M. Alvarez (Mirko) dont l’organe puissant et sûr fait aussi un très bel effet et à qui je ne reprocherai qu’une certaine exagération dans la diction à surveiller et à modérer. — M. Renaud prête à Aslar les qualités de chaleur et d’énergie que nous lui connaissons. Il produit une très bonne impression ;mais il en ferait une meilleure encore si le rôle était mieux écrit pour sa voix.

Mlle Berthet (Héléna) est un peu sacrifiée ; mais elle dit fort bien la belle prière à la Vierge. Mlle Héglon donne un bel accent tragique à la mère de Mirko, une Monténégrine de la vieille roche. M. Gresse a aussi fait valoir le rôle du père Sava. Enfin, une bonne mention est due aux chœurs d’hommes et de femmes, qui, évoluant presque toujours séparément, se sont montrés fort remarquables.

Dans le divertissement, Mlle Torri n’a guère qu’à se monter : le public ne lui en demande pas davantage. — les pittoresques montagnes du Monténégro donnent lieu à de très beaux décors. Ai-je besoin de le dire ?

Jules GUILLEMOT.

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Composer, Pianist, Librettist

Augusta HOLMÈS

(1847 - 1903)

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