Chronique musicale. Jean de Nivelle
Chronique musicale
L’histoire rapporte qu’au temps où les ducs de Bretagne, de Bourbon, d’Armagnac, etc., sous l’ironique prétexte de réclamer le soulagement des masses, s’étaient unis au comte de Charolais, Charles le Téméraire, et ligués avec lui contre Louis XI, le duc Jean II de Montmorency, fidèle défenseur de la couronne de France, somma son fils Jean de Nivelle de le suivre dans la campagne entreprise contre les nobles rebelles. Jean de Nivelle avait déjà pris la route de la Bourgogne : au reçu des ordres paternels, il s’empressa de poursuivre son chemin, et le duc, irrité, déshérita son fils et le maudit en le traitant de chien.
Cette épithète injurieuse ne devait point demeurer inaperçue à l’esprit gouailleur du peuple ; il s’en réjouit fort, et bientôt il ne fut plus question en France que de ce chien de Jean de Nivelle, qui s’en va quand on l’appelle : d’où il ressort, – malgré la chanson, – que ce fameux chien de Jean de Nivelle, loin d’appartenir à l’espèce canine, n’était autre qu’un simple tiède.
Or, il était écrit que le jeune duc ne devait en aucune occasion faire mentir le dicton populaire : c’est du moins ce que nous apprennent MM. Gondinet et Philippe Gille dans le poème de Jean de Nivelle, le nouvel opéra-comique, musique de M. Léo Delibes, qui vient d’obtenir un grand succès. Ayant fui le roi, ayant fui les séductions de la cour de France, Jean de Nivelle s’est réfugié sur les coteaux de l’Armançon, et là, déguisé en berger, il continue à vivre solitaire, évitant tous les plaisirs qui s’offrent à lui :
C’est alors que l’amour nous blesse,
Que ses regards sont les plus doux :
Cherchons-le quand il nous délaisse ;
Fuyons-le quand il vient à nous.
Tels sont ses principes qu’il expose en deux ingénieux couplets ; et voilà pourquoi, aux jolies Bourguignonnes qui veulent l’élire roi des vendanges, il oppose un refus formel ; pourquoi la belle Diane de Beautreillis, bien qu’elle ait été jusqu’à employer la magie, n’a pu parvenir à s’en faire aimer.
Mais si Jean de Nivelle s’enfuit toujours quand on l’appelle, en revanche il accourt lorsqu’on ne l’appelle pas : c’est ainsi que nous le voyons prendre la défense d’Arlette, la jeune et touchante paysanne, contre sa tante, la sorcière Simone ; aussi Arlette a-telle conçu pour cet étrange berger un amour auquel Jean doit être d’autant plus sensible qu’il reste muet et qu’elle le croit sans espoir.
Nous n’analyserons pas le livret de Jean de Nivelle, ni la multiplicité des incidents que les auteurs y ont introduits ; car il y a de tout dans cet opéra-comique, et l’on ne saurait dire exactement si c’est une pastorale ou une pièce historique, avec complications mélodramatiques à la Bouchardy, ou une féerie, ou un ancien opéra-comique, confinant même par endroits à l’opérette, car il s’y trouve un peu de tout cela. Bornons-nous à dire que Jean de Nivelle s’étant fait reconnaître pour le fils du duc de Montmorency, se met à la tête d’une compagnie de l’armée de Bourgogne, et combat aux côtés du comte de Charolais auquel il sauve la vie à la bataille de Montlhéry ; que, fidèle à ses principes, après avoir fui la cour de Bourgogne qui voulait le retenir, il abandonne également Louis XI, lorsqu’il apprend que ce dernier lui prépare une réception digne de l’enfant prodigue, et qu’enfin, par un nouveau trait de son étrange caractère (car cet homme-là a le génie de la contradiction), il renonce pour jamais aux grandeurs du monde, et reprend une existence paisible et pastorale en compagnie d’Arlette, dont il a soupçonné à tort la fidélité, et qu’il épouse, dans le seul but, assurément, de se donner à lui-même une dernière contradiction.
Jean de Nivelle n’est pas le premier ouvrage que M. Delibes donne à l’Opéra-Comique : il y a six ans, il avait déjà fait représenter le Roi l’a dit, en collaboration, comme aujourd’hui, avec M. Gondinet. Ce genre est d’ailleurs celui qui convient le mieux à la franchise et à la finesse de son talent : dans les opérettes par lesquelles il a débuté, l’on trouve déjà une veine mélodique, une verve et même une personnalité que l’on chercherait en vain chez beaucoup de musiciens en vogue. Depuis, M. Delibes, comprenant tout le profit qu’il y avait pour lui à suivre la route nouvellement tracée par la jeune école française, y est entré résolument l’un des premiers, et c’est à cette direction définitive de son talent qu’est due la composition de ses deux excellents ballets, Coppellia et Sylvia, deux œuvres de premier mérite, magnifiques compositions symphoniques, qui ne se sont jamais trouvées déplacées au milieu des œuvres les plus classiques, et les plus sévères.
Le nouvel opéra-comique marque encore un progrès dans la manière du compositeur. Ce progrès, nous le constaterons en étudiant les morceaux scéniques ou dramatiques que renferme la partition de Jean de Nivelle : dans chacun d’eux, M. Delibes a su placer une mélodie expressive, d’une bonne venue, en rapport avec chaque situation. Dès le premier acte, le duo entre Arlette et Simone, terminé en trio par l’intervention de Jean, et le duo, qui renferme la charmante phrase : « J’ai donné mon cœur aux étoiles, » viennent à l’appui de cette opinion. Au second acte, le duo entre Arlette et Diane renferme un effet vocal d’une grande puissance dramatique, et le duo d’amour qui précède le dénoûment, bien que manquant de simplicité dans la contexture harmonique, a beaucoup de chaleur et de mouvement.
Mais où M. Delibes excelle, aujourd’hui comme auparavant, c’est dans l’art de la mélodie vocale, toujours si chère au goût français. Jean de Nivelle est, à cet égard, une œuvre fort remarquable. À chaque page de la partition, l’on découvre des couplets charmants, des mélodies adorables. Dès le début, le public est sous le charme de la ballade de la mandragore, dans laquelle d’anciens procédés ont été rajeunis par une instrumentation fort ingénieuse ; toute la fin de la ballade, reprise en chœur, est d’une délicatesse exquise. L’air d’Arlette : « On croit à tout lorsque l’on aime ! » a cette sensibilité qui donne tant de charme aux romances de Monsigny et de Grétry. Citons encore les couplets du comte de Charolais : « Prenez garde au joli berger, » les strophes chantées par Simone au second acte, et, dans le final de ce même acte, la superbe phrase du comte offrant son amitié au sire Jean de Nivelle.
Nous aurions grand tort de passer sous silence l’excellent trio bouffe si bien mimé par MM. Grivot, Gourdon et Maris ; quant au chant de guerre qui termine le second acte, il est d’une allure superbe et eût encore doublé d’effet avec un développement plus simple et mieux accusé. Enfin, au troisième acte, outre plusieurs scènes dramatiques bien traitées, nous signalerons le brillant chœur de soldats, entrecoupé à chaque couplet par les strophes plaintives de Simone, la marche française exécutée par l’orchestre, et deux magnifiques mélodies, chantées avec grand succès l’une par M. Taskin, qui remplit le rôle du comte de Charolais, et l’autre par M. Talazac, à qui la création du rôle de Jean de Nivelle fait le plus grand honneur.
L’Opéra-Comique tient, avec le nouvel ouvrage de M. Léo Delibes, un double succès de musique et d’interprétation. Aux artistes dont nous avons parlé il faut, en effet, ajouter Mlle Bilbaut-Vauchelet et Mme Engally, qui, l’une par le charme de son talent, d’où la jeunesse n’exclut ni le savoir, ni l’expérience ; l’autre, par la puissance et l’étrangeté de sa diction, ont droit à tous les éloges.
Le théâtre si éminemment national d’Auber et de Boïeldieu avait grand besoin de retrouver un succès qu’il semblait avoir à jamais perdu ; mais ce succès ne nous étonne pas, et nous espérons qu’il ouvrira les yeux aux directeurs des autres théâtres lyriques et qu’il les convaincra que ce n’est pas toujours en regardant en arrière que l’on réussit le mieux.
Julien Tiersot.
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/Edmond GONDINET Philippe GILLE
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publication date : 05/02/24