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L'Ancêtre au Théâtre de Monte-Carlo

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C’est au théâtre de Monte-Carlo que nous eûmes la joie d’applaudir ce délicieux Jongleur de Notre-Dame qui a pris une si belle place dans l’œuvre de Massenet. C’est le théâtre de Monte-Carlo qui nous donna, l’an dernier, ce Chérubin, où Mlle Mary Garden fit, avant Aphrodite, une si brillante création. C’est encore le théâtre de Monte-Carlo qui représenta, il y deux ans, Hélène, de M. Saint-Saëns. Et M. Saint-Saëns nous a coûté qu’après Hélène, il s’était promis de ne plus rien écrire pour la scène. Mais le théâtre de Monte-Carlo ne réunit-il pas toutes les conditions capables de tenter un musicien ? N’y-a-t-il pas là un admirable orchestre que dirige en maître Léon Jehin ; un directeur unique, Raoul Gunsbourg, qui a l’habitude d’accomplir des miracles, se dévouant avec passion aux œuvres qu’on lui confie, les étudiant dans leurs moindres détails avant de les mettre en scène, sachant réaliser toute la pensée, et même les arrière-pensées des auteurs ? « N’a-t-il pas la coquetterie – le maître Saint-Saëns l’a dit, et tout le monde le reconnaît avec lui – de réunir les artistes les meilleurs et les mieux destinés, par leur autorité et leur talent, à faire comprendre, à faire sentir tout ce qu’ont rêvé les compositeurs ? » Et la foi de Gunsbourg passe en l’âme de chacun d’eux… Et l’on a ainsi à Monte-Carlo, au point de vue de la mise en scène, comme à celui de l’exécution orchestrale et chorale, des jouissances incomparables bien faites pour tenter un auteur. Aussi M. Saint-Saëns se laissa-t-il facilement tenter. Et voilà comment, sous les auspices de l’intelligent mécène qui s’appelle le prince de Monaco, nous venons d’avoir, après l’éclatant succès de Mademoiselle de Belle-Isle, de MM. Paul Milliet et Samara, la première représentation de l’Ancêtre.

L’illustre compositeur de Samson et Dalila avait demandé à son collaborateur de Phryné – un exquis petit chef-d’œuvre absolument digne de toujours demeurer au répertoire de l’Opéra-Comique – un poème qu’il lui avait lu jadis, la Vendetta. M. Augé de Lassus avait assisté, en Corse, à un vocero, cette cérémonie grandiose et sauvage, où, sur le cadavre d’une victime de vendetta, le chef de famille jure la vengeance et la fait jurer à tous les siens. Il avait trouvé cela si émouvant, qu’il avait eu l’idée d’en faire l’épisode principal, le point culminant d’une action dramatique. Et autour d’un vocero sous le premier Empire furent construits les trois actes de l’Ancêtre : un drame d’action rapide, très poignant, dont la simplicité et la sobriété font une vraie tragédie. C’est du théâtre pur, très intense.

Comme les Montaigu et les Capulet de la légende célèbre, les Fabiani et les Pietra-Nera, sont en Corse, deux maisons ennemies, que le Père Raphaël – c’est, à Florence, le frère Laurent – s’est mis en tête de réconcilier. Les Pietra-Nera ont désormais pour chef le jeune Tebaldo, officier de la grande armée, qui aime la douce Margarita, pupille des Fabiani, et qui, de tout cœur, abdiquerait la haine familiale. Mais les Fabiani obéissent à l’aïeule farouche, Nunciata, – c’est l’ancêtre presque aveugle, – que rien ne touche. — « Ne veux-tu pas jurer la paix et l’oubli ? » lui demanda le bon ermite. — « Non ! » répond durement la vieille à l’âme de roche, dont la petite fille, Vanina, aime aussi sans oser l’avouer le bel officier de l’Empereur. Et voilà, bientôt, qu’on entend un chant de lamentation plaintive et qu’on rapporte un cadavre ; celui de son frère Léandri, frappé par un Pietra-Nera. Vanina prête le serment de la vendetta, sans se douter que le meurtrier (il n’a tué que pour se défendre) n’est autre que Tebaldo. Aussi, quand elle saura tout et malgré la peine qu’elle éprouve en le voyant s’enfuir avec Margarita sa rivale, le fusil lui échappa-t-il des mains – ramassé par l’inexorable Nunciata. L’ancêtre tire sur Tebaldo, c’est sa petite-fille qu’elle tue, c’est Vanina, heureuse de mourir pour celui qu’elle aimait.

Tel est le « fait divers » contemporain dont, délaissant cette fois les sujets antiques et historiques, M. Saint-Saëns a fait une œuvre vivante, essentiellement dramatique, avec l’art admirable, la constante ingéniosité et la sobriété de moyens, qui, parmi tant d’autres qualités suprêmes, suffiraient à le désigner entre tous. Le maître a écrit sur ce drame une musique claire, séduisante, ardente, passionnée, tout imprégnée de poésie, de jeunesse et de lumière, dont nul inutile élément n’entrave jamais la direction précise, et où se rencontrent à tout instant, sous une juste déclamation, de merveilleuses inventions harmoniques et orchestrales telle la fraîcheur de l’épisode du lever du jour et la méditation du Père Raphaël, déplorant la méchanceté des hommes et donnant l’essor à ses « petites sœurs » les abeilles bourdonnantes ! Que de caractère dans les lamentations du dernier acte, suivies de la puissante scène de la conjuration ! Puis, c’est Margarita cueillant des fleurs, c’est le mélodique duo d’amour, le trio du mariage béni par le bon ermite, le dénouement si tragique en sa brièveté voulue !

Est-il besoin d’ajouter que l’œuvre nouvelle de M. Camille Saint-Saëns a été représentée avec une rare perfection ? On ne saurait assez dire combien Mme Litvinne – l’incomparable artiste qu’il est vraiment honteux de ne pas voir à notre Académie nationale de musique – fut une Ancêtre noble, douloureuse et passionnée. Quelle tristesse poignante elle a mise au refrain en forme de litanie : « Ils l’ont tué ! » et quels superbes accents elle a donnés au terrible vocero du second acte ! 

Un autre interprète de tout premier ordre : M. Renaud, hier le merveilleux Wolfram du Tannhauser, le spirituel Richelieu de Mademoiselle de Belle-Isle et le magnifique Scindia du Roi de Lahore, faisait apprécier une fois de plus sous les traits du Père Raphaël, le charme du chanteur et la science du comédien. Tebaldo, c’était M. Rousselière, à la voix plus belle et plus vibrante que jamais. La jolie Mlle Farrar, aux yeux de velours et aux dents de nacre, égrène de la plus délicieuse façon les vocalises qui rappellent le duo d’amour de Tebaldo et de Margarita.

C’est à une nouvelle venue à Monte-Carlo, Mlle Charbonnel, qui arrive de Nantes après s’être fait applaudir avec succès aux Arènes de Béziers, qu’était confié le personnage de Vanina ; on a chaleureusement applaudi ses belles notes de contralto. Et M. Lequien s’est acquitté avec beaucoup d’ardeur et de conviction d’un bout de rôle utile à l’action. Celle-ci s’encadre dans de ravissants décors peints d’après nature par M. Visconti : véritables chefs d’œuvre de couleur et de lumière.

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