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Musique. L'Ancêtre

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MUSIQUE
(Par dépêche de notre envoyé spécial)
Théâtre de Monte-Carlo. L’Ancêtre, drame lyrique en, trois actes. Poème de M. Augé de Lassus, musique de M. Saint-Saëns.

Une œuvre nouvelle de M. Camille Saint-Saëns s’avère toujours un événement musical d’importance. Le compositeur qui, sur toutes les scènes du monde, partage avec M. Massenet une glorieuse dictature lyrique ne peut faire œuvre indifférente et ne, saurait écrire une page qui ne soit impatiemment attendue par tous les musiciens, passionnément commentée par tous les critiques. Il faut donc louer l’éclectique direction du Théâtre de Monte-Carlo (par qui nous furent révélés jadis les essais dramatiques de César Franck, et qui nous restituait hier le Roi de Lahore) de la magnificence avec laquelle elle nous présente la dernière partition de l’auteur des Barbares.

Trois adorables décors de M. Visconti (le second, surtout, a ravi, un Monténard ruisselant de soleil), des jeux de lumière réglés en perfection par le bayreuthien Kranich, des chœurs admirablement formés par MM. Moonen et Vialet, une interprétation vocale hors ligne, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, le vibrant orchestre de Jehin, – on voit que M. Raoul. Gunsbourg, à son ordinaire, n’a rien épargné.

Disons-le tout de suite, l’œuvre nouvelle, encore supérieure à Hélène, est conçue selon le même idéal artistique. Récemment, l’Evening-Post écrivait : « M. Saint-Saëns est beaucoup plus français de pensée et de style que tous les autres musiciens ses compatriotes. » Cette opinion américaine a son prix. Le compositeur de Parysalis personnifie, en effet, avec une inflexible logique, l’esprit français, affamé d’ordre et de clarté, instinctivement en défense contre les nuageuses abstractions germaniques ou cévenoles, de Wagner ou d’Indy, esprit misonéiste qui préférera toujours l’anecdotique livret de la Basoche au douloureux symbolisme du poète Henri Bataille.

Le tact, la mesure, sont les qualités maîtresses de M. Saint-Saëns : son panégyriste sans réserve, M. Baumann, l’a loué expressément, comme compositeur, d’avoir « discipliné les éléments d’amertume de Beethoven », et, comme pianiste, d’avoir apporté une « modération dans l’emportement, supérieure à la fougue des Liszt et des Rubinstein », – disons à ce propos que M. Saint-Saëns vient de se faire applaudir, jeudi, à Monte-Carlo, en interprétant le Concerto en mi-bémol de Beethoven, splendidement. Pour juger sainement des œuvres récentes de M. Saint-Saëns, il ne faut pas perdre de vue cette altitude combative de « champion national », qui va jusqu’à lui faire accentuer à la française les noms italiens, insistant sur la dernière syllabe de Pietra-Néra (p. 35, 43, etc. de la partition piano et chant éditée par Durand et fils). Cette préoccupation de défendre les qualités de notre race éclate, plus manifeste, encore qu’en ses précédents ouvrages, dans l’Ancêtre, significatif opéra composé sur un livret de M. Augé de Lassus, dont voici l’analyse fidèle.

Dans les âpres montagnes de Corse, le vieil ermite Raphaël s’afflige de voir deux familles rivales perpétuer, sous le premier Empire, les traditions sanglantes de la vendetta ; Montéguts et Capulets du maquis, les Pietra-Néra et les Fabiani s’entr’égorgent depuis trop longtemps et le dernier des Pietra-Néra, le vaillant Tébaldo, lieutenant de Napoléon, cédant aux supplications de l’ermite, consent à la trêve finale. Mais il a compté sans la vieille aveugle Nunciata, l’ancêtre des Fabiani. Celle-ci ne désarme pas et résiste à toutes les prières. Conduite par son petit-fils Léandri, elle renouvelle ses serments de haine inexpiable, dont se désespère sa fille Vanina qui, précisément, nourrit pour Tébaldo cet amour éperdu que les haines de race exaspèrent volontiers chez les Juliettes et les Roméos. Hélas ! ce n’est pas Vanina, mais sa sœur Margarita, douce comme Rozenn, que l’officier a distinguée dans la famille de ses ennemis. C’est pour elle qu’il demande au bon ermite de jouer le rôle du Frère Laurent en leur accordant une secrète bénédiction de fiançailles.

Mais la Mort passe ! Le jeune Léandri est tombé, mystérieusement frappé de deux balles au front. Nunciata, l’inflexible aïeule, n’a plus pour soutenir sa cause que Vanina. N’importe ! Sur le cadavre sanglant de son petit-fils, elle lui fait jurer vengeance et l’arme d’un fusil pour punir le meurtrier dont elle ignore le nom, et qui est précisément Tébaldo, enserré, dès son retour en Corse, dans les lacs des vendettas héréditaires, tel le frère de Colomba.

Poussée par la tragique « Ancêtre », Vanina tente de viser l’ennemi qu’elle adore, mais-elle laisse tomber son arme pendant que Tébaldo s’enfuit avec Margarita. L’aïeule, alors, ramasse le fusil trop lourd aux petites mains de l’amoureuse, « Que sa haine, à défaut de ses yeux, vise juste ! » Elle décharge son arme dans la direction de Tébaldo et envoie une balle dans le cœur de sa petite fille qui expire, heureuse, consolée par la joie d’avoir sauvé les jours de l’irrésistible officier. Et Nunciata, plus farouche que jamais, s’éloigne, emportant dans ses yeux sans regard des visions heureuses de victimes immolées aux mânes irrités de sa race. 

L’illustration musicale de cet émouvant fait-divers a été systématiquement composée par M. Saint-Saëns selon les traditions lyriques du plus pur art latin, sans la moindre concession à un idéal étranger. Tandis que l’école moderne encourt souvent le reproche de mettre ses livrets en musique sous forme d’éternels récitatifs savamment harmonisés, l’auteur de l’Ancêtre restitue délibérément au récit le rôle assigné par Gluck ; il l’écrit sans autre accompagnement qu’un accord marquant le temps fort, et le considère, sans plus, comme la phrase aux inflexions rituelles unissant deux morceaux d’écriture différents, conçus dans un caractère strictement traditionnaliste. Ces morceaux, élaborés par un fidèle observateur de la religion du bel canto, s’attestent dignes des plus-célèbres monuments classiques dont s’enorgueillissait l’Art lyrique vocal de 1840, ressuscité par une volonté précise que ne troubleront jamais les charmes dangereux de l’atonalité ni les déliquescences en vogue des appogiatures sans résolution.

La preuve que le leitmotiv n’est pas d’invention wagnérienne, c’est que M. Saint-Saëns n’hésite pas à l’employer, soit sous la forme de thèmes conducteurs, soit sous les espèces de rappels de phrase, la solide armature d’allusions et de commentaires sonores et le retour adroit de formules nettement représentatives donnant de l’unité à la trame de l’Ancêtre. Il convient de signaler les « intentions » les plus importantes.

Le court prélude, incisif et nerveux, énonce les deux thèmes qui commandent l’œuvre entière, celui de Nunciata, succession ascendante et descendante de renversements sur le bourdonnement de la dominante, et celui de la Vendetta, âpre fusée qui impose la stridence de la sensible sur l’accord parfait mineur de tonique. Puis, ce sont les trilles contemplatifs et les courts arpèges qui accompagnent les méditations de l’ermite Raphaël. Une large phrase exprime ensuite cette pensée du solitaire : « En un sourire de clémence que s’achève et nous dise adieu ce jour renaissant, ô mon Dieu, qui-dans un sourire commence. » Cette phrase reviendra à l’orchestre à la fin du premier acte, pour souligner les inquiétudes du médiateur éconduit et elle clôturera la partition avec une tragique ironie lorsque, vers la fin de cette sanglante journée, la Mort aura, donné sa réponse au vœu ingénu de l’ermite, impitoyablement.

Tébaldo est accompagné d’un solide motif de trompette qui ne laisse subsister aucun doute sur la vocation militaire de ce sympathique ténor, dont les récits guerriers sont soulignés par une curieuse « Marseillaise » à trois temps, qui s’étend même sous une réplique soucieuse de l’Ermite (p. 25). Quant au désir de réconciliation des deux familles rivales, il se traduit par une phrase écrite en tierces et en sixtes si caressantes qu’il faut toute la sauvagerie corse de l’Ancêtre pour résister à leurs insinuantes douceurs.

On connaît la discrétion savante de l’orchestration chère à M. Saint-Saëns, la prédominance du quatuor, la légèreté solide des fonds sur lesquels se détachent en vigueur les moindres effets d’instrumentation : un appel de cuivres pianissimo sous les paroles de Raphaël, une touche de clarinette basse soulignent ses anxiétés, « Enfant, prends garde… ». Parfois, dans le silence de l’orchestre, s’élève la douleur isolée de la voix humaine, clamant un Requiem beau de nudité morne, ou les plaintes de l’Aïeule devant le cadavre de son fils assassiné. 

J’ai dit la parfaite discipline des choristes exécutant avec un goût impeccable des ensembles rappelant un peu la manière de Gounod, soit l’invocation du premier acte, « Toi qui donnas ton fils… », qui s’apparente à Gallia, soit le chœur des Fillettes à la Fontaine, embaumé d’un fugace souvenir de Mireille, et qui se déroule, syllabique, sur les rythmes légers qu’aimaient les suivantes de la Reine de Saba.

L’interprétation a dépassé les espérances de ceux mêmes qui connaissent M. Raoul Gunsbourg et ses splendeurs coutumières. M. Renaud, ermite émacié, détaille d’une voix enchanteresse, les mérites de « ses sœurs les abeilles » avec l’onction d’un saint François d’Assise, et sa diction nette domine sans effort l’orchestre de M. Jehin aux amples sonorités. Tébaldo, c’est M. Rousselière, charmant de crânerie juvénile dans son uniforme bleu du premier Empire, et plus en voix que jamais ; c’est son meilleur rôle. M. Lequien donne une fière allure au belliqueux porcher, que précèdent invariablement deux triolets héroïques.

Un frisson d’admiration courut dans la salle à l’apparition de l’Ancêtre aveugle (Mme Litvinne), conduite par son fils, transposition sublime du groupe d’Œdipe et d’Antigone ; on a couvert de bravos son Allégro meyerbeerien « Ma haine, c’est la balle… », d’un effet sûr ; je lui préfère le Vocero qu’elle égrène avec une émotion poignante, disant les louanges de son enfant-mort, comme Brünnhilde celles de Siegfried. Mlle Charbonnel, qui vient de Nantes, possède une voix généreuse, et Mlle Farrar est délicieuse dans le rôle de Margarita, la jolie Corse énamourée, auquel elle donne un relief des plus intéressants. On a beaucoup applaudi, au troisième, acte, la fantasque arabesque de trilles et de vocalises contrepointée sur une réminiscence orchestrale du duo d’amour par cette artiste chercheuse, qui se renouvelle à chaque création, au lieu de diluer tous ses personnages – grisette du quartier latin ou bohémienne de grand’ route – dans la même affadissante douceur. 

Henry Gauthier Villard

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