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Les Premières. L'Ancêtre

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Les Premières
Théâtre de Monte-Carlo. L’Ancêtre, drame lyrique en trois actes de M. Augé de Lassus, musique de M. Camille Saint-Saëns
(par dépêche)

Monte-Carlo, 24 février, 11 h 30.

Depuis que M. Raoul Gunsbourg en est le directeur, le théâtre de Monte-Carlo est devenu un lieu de pèlerinage, la Mecque de la musique française. L’an passé, Massenet y donna la primeur de Chérubin ; cette année, Camille Saint-Saëns lui a réservé celle de l’Ancêtre.

Il s’agit, dans les trois actes de M. Augé de Lassus, d’une affaire de vendetta. C’est en effet en Corse, sous Napoléon Ier, qu’évolue son drame. Deux familles, les Fabiani et les Piétra-Néra, se sont voué une haine mortelle.

L’ermite Raphaël veut les réconcilier et a convoqué les uns et les autres dans ce but. Tébaldo, jeune officier, un Piétra-Néra aime Margarita, une Fabiani. Margarita a une sœur, Vanina, qui aime aussi l’officier sans que celui-ci la paye de retour.

Pour signer la paix, on attend Nunciata, la grand’mère de Margarita, de Vanina et de Léandri. Or, l’ancêtre, l’aïeule dont-les Piétra-Néra ont tué le fils, refuse impitoyablement toute tentative de rapprochement, au grand dépit de l’ermite et des gens des deux tribus.

Cela n’empêche pas Tébaldo de retenir Margarita, et les deux amoureux de bâtir des rêves de bonheur. Mais l’ermite n’est pas très rassuré. Dès que Margarita est partie, il conseille à Tébaldo de veiller ; quant à lui, il revient cultiver ses abeilles.

Au deuxième acte, le drame se noue. On rapporte dans la cour de l’habitation de Nunciata un cadavre : c’est Léandri qui a été assassiné. L’Ancêtre élève seule la voix. Après avoir rendu un juste tribut d’éloges aux vertus de son petit-fils, elle lance le cri de vengeance : « Guerre eux Piétra-Néra. » C’est Vanina qui jure d’exécuter l’arrêt. Mais dès qu’elle a fait ce serment, le porcher Bursica, un vieux serviteur haineux, lui révèle le nom de l’assassin : c’est Tébaldo.

Le troisième acte débute par des scènes agrestes et reposantes. Les femmes bavardent avec enjouement. Tébaldo vient avouer à l’ermite que, traqué par Léandri, il l’a tué : il était en cas de légitime défense. Mais l’ermite lui conseille de fuir. Tébaldo veut d’abord revoir Margarita. Vanina, qui s’est mise à la poursuite du meurtrier malgré son amour pour Tébaldo, surprend ce dernier en train d’échanger des confidences avec Margarita. C’en est trop pour elle. Nunciata arrive sur ces entrefaites ; elle veut que Nunciata tire sur Tébaldo ; mais Vanina ne peut se résoudre à ce crime, malgré son serment. Elle laisse tomber son fusil. Nunciata le ramasse et, tandis que Vanina va faire un rempart de son corps à Tébaldo, l’Ancêtre vise et tire. Vanina tombe mortellement blessée ; et l’Ancêtre remonte dans la montagne ; elle marche, implacable, fatale, inflexible. Elle est l’âme antique, l’âme de pierre, au milieu de tous ces jeunes qui ne savent pas haïr. 

Ai-je besoin de faire remarquer l’analogie de ce poème avec Roméo et Juliette ? Tout y est : les Capulet, les Montaigu, et même frère Laurent. M. Augé de Lassus a heurté les événements les uns contre les autres, il les a précipités en trois actes, et il a fait de l’Ancêtre un drame dans la musique duquel un maître tel que Saint-Saëns a pu mettre en œuvre toutes les ressources de son impeccable technique.

S’il fallait étiqueter la partition de l’Ancêtre, je dirais qu’elle procède de cet art auquel nous devons la Navarraise, qui est elle-même issue du succès de Cavalleria rusticana. Il ne s’agit pas là de poser des caractères, de les synthétiser par de la musique, d’analyser leurs passions, leurs sentiments. C’est l’action qui est tout en ; pareille occurrence ; on est ébloui par la rapide succession des faits. La musique suit ce mouvement ; elle ne développe pas, elle souligne, elle aquarelle de sonorités les péripéties du livret, si j’ose employer cette expression.

Aussi, en pareil cas, est-il difficile de citer des pages qu’on puisse détacher d’une œuvre ainsi conçue. Je signalerai cependant l’ouverture bâtie sur les leitmotivs principaux du drame lyrique, la jolie, page symphonique des abeilles, qui ouvre et clôt le premier acte, la belle écriture des chœurs, le duo de Tébaldo et de Margarita et le sens très théâtral de la scène de Nunciata. Au surplus, M. Saint-Saëns respecte dans sa partition la coupe ancienne en airs, en duos ; il écrit des ensembles.

La musique du deuxième acte commente l’action de très près ; il y faut remarquer l’allure sombre de la scène où on apporte le corps de Léandri et la noble élévation des phrases où Nunciata énumère les vertus de son petit-fils mort. Au troisième acte, la fraîcheur printanière de la chanson de Margarita, le trio de Raphaël, de Margarita et de Tébaldo, et le quatuor très chantant de Margarita, Tébaldo, Nunciata et Vanina, sont les coins qu’il faut mettre en vue.

Ces trois actes ont chacun leur couleur très déterminée, et ce n’est pas là un mince éloge. Mais ce qui est vraiment prestigieux, c’est l’écriture musicale de M. Saint-Saëns, c’est l’emploi judicieux qu’il fait des timbres orchestraux, ce sont les combinaisons orchestrales qu’il applique. M. Saint-Saëns n’innove pas, mais il sait avec un à-propos étonnant se servir de la langue musicale existante.

Cette partition de l’Ancêtre, d’une forme impeccable, a été impeccablement présentée par M. Raoul Gunsbourg, l’avisé directeur du théâtre de Monte-Carlo. La mise en scène est d’une rare perfection. Les décors de M. Visconti, d’un pittoresque achevé, les costumes très exacts, de multiples détails observés avec soin, ont fait l’étonnement des connaisseurs et du public.

L’orchestre, dirigé par M. Léon Jehin avec une autorité remarquable, a joué cette difficile partition sans une défaillance ; les chœurs ont été excellents.

Les interprètes vocaux n’ont pas peu contribué au succès. Mme Litvinne a été magnifique de tenue dans Nunciata, et sa voix si pure, si bien posée, était plus impeccable que jamais. Nous, avons le droit d’envier à l’Opéra de Berlin une cantatrice aussi achevée que Mlle Farrar dans le rôle de Margarita. La contralto, Mlle. Charbonnel (Vanina), possède un organe très sonore. Mais la palme relent à Renaud (l’ermite Raphaël) ; le réputé baryton de l’Opéra est à la fois un chanteur superbe et un comédien hors de pair. M. Rousselière, ténor, a fait sonner sans compter les notes élevées de sa voix dans le rôle de Tébaldo. M. Lequien s’est acquitté avec talent du rôle de Bursica.

Le prince de Monaco avait tenu à honneur de venir présider cette belle soirée d’art qui fut en même temps une fête de bienfaisance en faveur des pauvres de la Colonie française. La Marseillaise et l’Hymne monégasque, par lesquels avait débuté la représentation, n’ont été que le prélude des applaudissements qui ont accueilli la nouvelle œuvre de M. Camille Saint-Saëns. 

Ellès

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Camille SAINT-SAËNS

(1835 - 1921)

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